Quand gourmandise rime avec plaisir

Kudô Shiori, maître du tofu : répandre les charmes d’un aliment exceptionnel

Gastronomie

Le tofu peut servir d’ingrédient dans des recettes ultra-simples, mais sa texture délicate cache une fascinante profondeur. Kudô Shiori raconte ici comment son amour de toujours pour le tofu l’a conduite à devenir maître du tofu, et parle de son travail pour rallier les autres à sa cause.

Kudô Shiori KUDŌ Shiori

Entrepreneure et spécialiste du tofu. Ses études universitaires de communication interculturelle l’ont convaincue de la place importante du tofu dans la culture alimentaire. Participe à la planification, au parrainage et à la couverture médiatique d’événements visant à faire connaître le tofu dans le monde entier. Gère Mametomi, une marque de colifichets axés sur le tofu. Elle a publié « Recettes quotidiennes de tofu » (Mainichi tofu recipes, 2020).

Le tofu au menu des trois repas quotidiens

Le tofu. La première impression est pour la langue, moelleux et élégant ; le palais est envahi par la douceur subtile du soja. Selon la préparation, Il peut même avoir la texture de la viande ou du fromage. Et pourtant, trois ingrédients seulement entrent dans sa composition : soja, eau et nidari (un coagulant naturel). Des procédés de production comme le pressage et le séchage peuvent modifier de bien des façons le goût et la texture. Les graines de soja sont naturellement riches en protéines et pauvres en calories, d’où le surnom de « viande des champs » que lui attribue la langue japonaise. Il constitue un aliment de base pour des gens de tous âges. Kudô Shiori, qui aime tellement le tofu que ses proches l’appelle Mame-chan (« Petite graine »), se sert de la nourriture pour tisser des liens internationaux.

Shiori est fan de tofu depuis son enfance ; elle le préférait même au riz. Pendant ses études universitaires, elle achetait tous ses goûters d’après les cours dans une boutique de tofu plutôt que dans une épicerie. Restée jusqu’aujourd’hui une fan invétérée du tofu, elle proclame que ce mets entre dans ses repas sous une forme ou une autre au moins mille fois par an, rien que ça !

Pour Shiori, le plaisir qu’apporte le tofu tient à sa discrétion dans les plats et à la multiplicité de ses usages. Les graines de soja, qui en constituent l’ingrédient principal, sont riches en protéines, et les sucres naturels qu’elles contiennent contribuent à renforcer les saveurs. Le tofu peut être utilisé dans des plats occidentaux comme les pâtes, cuit tel quel ou réduit en crème. C’est une denrée précieuse, qui s’adapte à tout et donne d’excellents résultats quelle que soit la façon dont on la prépare et on la sert.

Kudô Shiori (Photo : Hashino Yukinori, Nippon.com)
Kudô Shiori (Photo : Hashino Yukinori, Nippon.com)

Une passerelle entre les nations et les croyances

Shiori, qui a étudié la communication interculturelle à l’université, a jadis envisagé une carrière de professeur de japonais à l’étranger. Elle a passé son certificat de maître du tofu en 2013, au début de ses études supérieures, parce qu’elle pensait que les connaissances acquises à cette occasion pourraient l’aider dans son projet de tisser des liens internationaux.

Lorsqu’elle était à l’université, il lui arrivait de servir d’assistante auprès de ses professeurs pendant les cours de langue japonaise. Après les cours, elle allait déjeuner avec ses étudiants internationaux, qu’elle invitait même parfois chez elle. Elle s’est aperçue que beaucoup d’entre eux s’imposaient des restrictions alimentaires dictées par des considérations religieuses ou suivaient un régime végan pour des raisons personnelles. Le tofu, considéré comme un aliment halal, est aussi végan. Au Japon, on l’apprécie pour sa beauté et ses vertus nutritionnelles, mais dans la perspective globale de la culture alimentaire, c’est un ingrédient que tout le monde peut consommer, sans considération de nationalité ou de religion.

Les consommateurs japonais éprouvent un grand sentiment de familiarité vis-à-vis du tofu, mais nombre des étudiants de toutes nationalités qui allaient en acheter restaient cloués sur place lorsqu’ils entendaient des mots comme momen, kinugoshi ou oboro. Shiori était ravie de leur donner une explication : le tofu momen (coton), leur disait-elle, était ferme, alors que le tofu kinugoshi (soyeux) était mou, et que l’oboro — parfois appelé yose — était un tofu fraîchement préparé qu’on pouvait manger tel quel ou utiliser dans une soupe.

Tôfu kinugoshi, dans l'emballage blanc à gauche, et yuba (peau de tôfu), dans l'emballage noir à droite
Du tofu kinugoshi, dans l’emballage blanc à gauche, et du yuba (peau de tofu), dans l’emballage noir à droite (© Kudô Shiori, avec la collaboration de Tôfu-tsukasa Mishimaya)

La galaxie tofu

Quand Shiori a demandé à ses étudiants étrangers sous quelles formes ils consommaient le tofu chez eux, elle a reçu toutes sortes de réponses. La plupart ne le mangeaient jamais frais, mais plutôt frit ou sauté, conformément aux habitudes culinaires de bien des cultures. Au Japon, en revanche, il existe de nombreux plats à base de tofu dont la préparation est très sommaire, par exemple le hiyayakko (tofu froid assaisonné de sauce au soja, de gingembre et d’oignons nouveaux) ou le yudôfu (morceaux de tofu dans un bouillon chaud de viande et de légumes). C’était une nouveauté pour bien des étudiants, qui semblaient surpris que cet aliment puisse être bon à manger sans beaucoup de préparation. Certains ont établi un lien entre cette simplicité et l’amour des Japonais pour le sashimi.

Tôfu agrémenté de fleurs comestibles sur un marché biologique de Chiang Mai, en Thaïlande. (© Kudō Shiori)
Tofu agrémenté de fleurs comestibles sur un marché biologique de Chiang Mai, en Thaïlande. (© Kudô Shiori)

Les voyages de Shiori l’ont aidée à approfondir sa compréhension de ces différences. En Europe, elle a constaté que les variétés dures de tofu étaient fréquemment utilisées pour préparer des sautés. En Thaïlande, on trouvait sur les marchés des gâteaux jaunes de tofu léger au safran. Lorsqu’elle s’est rendue à Hawaï pour aider au lancement d’une boutique d’abura-age (tofu frit), elle s’aperçut très vite que les consommateurs ne pouvaient plus s’en passer, pas plus que de l’inari-zushi (riz à sushi empaqueté dans des sachets d’abura-age), tant ces deux mets sont délicieux.

Un met appelé Tochio abura age, qui rencontre un certain succès à Hawaï. (© Kudō Shiori)
Un met appelé Tochio abura age, qui rencontre un certain succès à Hawaï. (© Kudô Shiori)

Diffuser la connaissance du tofu

Une fois obtenu son certificat de maître du tofu, Shiori a été assaillie de questions à propos de cet aliment, surtout à partir du moment où elle a commencé à organiser des dégustations et autres événements. Âgée de 22 ans à l’époque, elle n’a pas tardé à être courtisée par les émissions de variétés en tant que « plus jeune maître de tofu du Japon ». Elle dit qu’elle faisait très attention aux mots qu’elle employait, car les téléspectateurs allaient la croire sur parole et choisir leur tofu en conséquence.

Shiori a ouvert un compte Instagram et publié une série d’articles en vue de faire circuler l’information, notamment sur les événements. Depuis 2018, elle est en outre active, sous le nom commercial Ôrai (un jeu de mots sur la prononciation japonaise de l’expression « all right »), dans la planification d’événements, l’élaboration de menus, la mise en relation et la coordination, la collecte d’informations et la conception de projets en vue de faire passer le mot au Japon et ailleurs.

Au nombre de ses anciennes activités figurent l’exposition d’affiches au nom des boutiques de tofu fournissant leur lait de soja à des boulangeries spécifiques, la vente de tofu haut de gamme lors d’événements publics et la distribution de hiyayakko lors d’expositions dédiées à des céramistes. Shiori a le sentiment que le travail en coopération avec des gens provenant d’autres domaines et secteurs d’activités, tels que l’art et la musique, peut ouvrir un nouvel éventail de possibilités.

Atelier de fabrication de tôfu destiné à la population locale à Chiang Mai, Thaïlande, en février 2017.(© Kudō Shiori)
Atelier de fabrication de tofu destiné à la population locale à Chiang Mai, Thaïlande, en février 2017. (© Kudô Shiori)

En lui demandant pourquoi elle investit tant d’énergie dans l’éveil du public et la publicité, elle répond : « Les boutiques privées de tofu ne font pas de publicité à la télévision ou à la radio, ni ne placent d’encarts dans les journaux. » Les artisans du tofu sont en général des travailleurs opiniâtres, patients, calmes et isolés. Ils ont souvent du mal à faire la promotion de leur travail dans le monde extérieur.

Dans ses cours, Shiori enseigne aux gens comment choisir, utiliser et fabriquer le tofu. C’est parce qu’elle voulait offrir au plus grand nombre d’individus possible une opportunité de mieux connaître cet aliment qu’elle a entrepris d’organiser des événements dans des foyers collectifs et des centres de soins et qu’elle a demandé au propriétaire d’une boutique de tofu de donner un cours dans la résidence universitaire internationale pour enseigner à quelque 60 étudiants les procédés de fabrication. Son objectif principal était tout simplement d’ouvrir les esprits. Elle se disait que si les consommateurs étaient mieux informés à propos du tofu, cela pourrait élargir le spectre de leur alimentation. Mais elle se rendait bien compte que cela aiderait aussi les boutiques de tofu à survivre.

La disparition des boutiques de tofu

En 2020, le ministère des Affaires intérieures et des Communications a publié une étude sur les ménages (foyers de deux personnes et plus) d’où il ressortait que, de tous les produits à base de graines de soja, c’est le tofu qui avait la préférence des consommateurs japonais. Les ménages dépensaient par an en moyenne 5 309 yens (40 euros) pour le tofu, soit 655 de plus que pour le nattô (un produit à base de graines de soja fermentées), qui arrivait en second. La consommation continue de progresser à mesure que les gens prennent conscience de l’importance de la salubrité de l’alimentation, et le nombre moyen des achats a augmenté de 4,6 paquets au cours des 20 dernières années, pour atteindre le chiffre de 81,4.

Toutefois, alors même que la consommation progresse, les petites boutiques de tofu sont sur le déclin. L’Association nationale des producteurs de tofu constate qu’un sommet a été atteint en 1960, avec 51 600 boutiques de tofu. En 2019, ce nombre était tombé à 5 713. Aux environs de l’année 1962, les grands fabricants japonais et les coopératives de vente spécialisées se sont mis en quête d’un renforcement du contrôle et de l’efficacité en matière d’hygiène. Ils ont alors modernisé leurs installations et commencé à distribuer leur production via les supermarchés et les épiceries de quartier. Les petits magasins spécialisés se sont trouvés confrontés à de sérieuses difficultés à mesure du vieillissement de leur clientèle et de la baisse des prix pratiqués par leurs concurrents.

« Peut-être la disparition des petites boutiques de tofu est-elle inéluctable », admet Shiori. « Mais je crois qu’elles contribuent à la consolidation de la culture alimentaire du Japon, via les liens qu’elles entretiennent avec les collectivités locales et le rôle qu’elles jouent en donnant des cours à l’école primaire sur le tofu et les graines de soja. » Si le nombre des fermetures s’élève à 500 par an, celui des ouvertures de nouvelles boutiques est estimé à 100. Shiori pense que la meilleure chance de survie réside dans la prise de conscience de leur valeur, de sorte que la population en vienne à apprécier la vie dans les collectivités dotées de ces boutiques spécialisées et à vouloir agir pour contribuer à leur préservation.

Aider les gens à découvrir le tofu

Les amateurs de tofu prêtent moins d’attention aux marques et aux variétés d’ingrédients que ceux de produits de luxe comme le café ou le fromage. Selon Shiori, la raison en est tout simplement que les consommateurs n’ont pas l’occasion de découvrir un tofu qui soit incontestablement délicieux.

Il existe en outre une grande diversité de genres de tofu, selon qu’il provienne de l’une ou l’autre des quelque 400 variétés de graines de soja cultivées au Japon. Les genres diffèrent aussi selon les régions que recouvrent le territoire japonais, depuis l’îel de Hokkaidô au nord jusqu’à celle d’Okinawa au sud. Pour parler de ce phénomène, Shiori emploie l’expression jûnin tôiro (dix fabricants, dix genres de tofu), qui parodie un proverbe japonais sur la diversité humaine. À Kyoto, les gourmets accordent leur préférence au tofu soyeux qui se marie parfaitement avec le bouillon dashi et les plats qui l’accompagnent, alors qu’à Tokyo ils apprécient le tofu qui met en évidence la douceur des graines. Dans la région enneigée du Hokuriku, le tofu qu’on utilise est tellement ferme que même une ligature avec une ficelle ne parvient pas à l’entamer.

Des graines de soja de différentes variétés (© Kudō Shiori)
Des graines de soja de différentes variétés (© Kudô Shiori)

Les voyageurs qui fouillent dans les rayons des épiceries et des boutiques spécialisées peuvent être surpris par les caractéristiques proprement spécifiques des variétés locales de tofu. S’ils trouvent alors un paquet de tofu de qualité exceptionnelle dans une boutique de tofu, il ne fait pas de doute qu’ils en deviendront de fervents adeptes, même s’il coûte 100 yens de plus où que la boutique n’est pas vraiment sur leur chemin. L’interaction avec ces boutiques locales peut aussi aider les gens à tirer un meilleur parti de leurs achats, remarque Shiori. Un jour, un commerçant lui a recommandé de laisser son tofu reposer 10 à 15 minutes à température ambiante. Cela a fait ressortir l’umami et l’arôme naturels, et la saveur s’en est trouvée enrichie.

« Aujourd’hui, avec la pandémie de Covid-19, les gens ont l’occasion de réévaluer sans arrière-pensée ce qu’ils avaient l’habitude de manger, et de s’interroger plus profondément à ce sujet. Je pense que, si les gens se rendent compte à quel point le tofu est délicieux, cela apportera un supplément d’âme à leur vie. Nous mangeons trois fois par jour, et l’attachement à la nourriture peut donc être une grande source de joie », dit Shiori. Peut-être cela demandera-t-il un effort, mais ce ne sera pas en vain si l’opportunité d’apprécier le tofu est offerte à davantage de gens.

Du tofu oboro (© Kudô Shiori, avec la collaboration de Tôfu-tsukasa Mishimaya)
Du tofu oboro (© Kudô Shiori, avec la collaboration de Tôfu-tsukasa Mishimaya)

(Texte et interview de Kudô Shiori par Doi Emiko, de Nippon.com. Photo de titre : Kudô Shiori tenant dans ses mains du tofu oboro, avec la collaboration de Tôfu-tsukasa Mishimaya. Photo de Nippon.com)

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