Exploration de l’histoire japonaise

L’élaboration de la première constitution du Japon : droits du peuple et inspirations occidentales

Histoire

Après avoir renversé le shogunat, le nouveau gouvernement de Meiji est vite confronté à la question des droits du peuple, au défi de l’instauration d’une assemblée nationale et d’une constitution. Dans cet article, nous allons décrire les différentes étapes et les manœuvres politiques qui, en deux décennies, ont accompagné l’élaboration de la constitution japonaise et permis qu’elle voie le jour en 1889.

Les premières aspirations pour une constitution japonaise

Dans les années 1860, nous sommes peu avant la chute du shogunat Tokugawa. Les travaux menés en Occident, par Nishi Amane notamment, et l’apport d’ouvrages étrangers amorcent puis conditionnent les débats portant sur les constitutions occidentales et sur le gouvernement constitutionnel au Japon. Sakamoto Ryôma propose un plan en huit points. Dans ce texte crucial, il détaille sa vision pour une nouvelle gouvernance post-shogunat, prévoyant la création d’une chambre haute, d’une chambre basse, ainsi qu’une nouvelle constitution.

« Pour un nouveau gouvernement », proposition en huit points dans la version manuscrite de Sakamoto Ryôma. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale)
« Pour un nouveau gouvernement », proposition en huit points dans la version manuscrite de Sakamoto Ryôma. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale)

En juin 1868, la guerre civile de Boshin fait rage, le nouveau gouvernement Meiji affronte encore les forces du shogunat quand est publié le « Mémoire sur la Constitution » (Seitaisho), document qui confère le pouvoir au Dajôkan. Ce Grand Conseil d’État est composé de sept départements, chargés chacun d’une juridiction différente, il a été pensé sur le modèle de la séparation des pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif que l’on retrouve dans la Constitution américaine.

Le gouvernement s’empare du pouvoir en 1871, les domaines féodaux sont alors abolis pour être remplacés par des préfectures. Le Dajôkan est divisé en trois conseils avec des ministères et des administrations rattachées. C’est le Conseil central qui détient le pouvoir suprême (l’équivalent de l’actuel cabinet). Le Grand ministre (dajô daijin) est à la tête de cet organe, il est épaulé par les ministres de Gauche, de Droite et de grands conseillers. Le Conseil de Gauche est un organe consultatif ayant pour fonction d’aider à l’élaboration des textes législatifs, ses membres sont nommés par le gouvernement. Le Conseil central le consulte pour obtenir des avis d’experts lors de la préparation d’importants textes de lois. Enfin, les ministres, vice-ministres et directeurs administratifs se réunissent au sein du Conseil de Droite pour délibérer et débattre des affaires politiques.

En 1874, les huit grands conseillers qui ont soutenu une proposition visant à lancer une expédition militaire en Corée doivent quitter le gouvernement. L’expédition n’a pas lieu, mais ces hommes, et notamment Itagaki Taisuke, forment alors une société appelée Aikoku Kôtô (Parti public des patriotes). Dans leur pétition au gouvernement, ils en appellent à la création d’une assemblée nationale.

De retour dans sa ville natale de Tosa (dans la préfecture de Kôchi), Itagaki fonde l’association politique Risshisha (Société d’Entraide). Il continue de défendre la nécessité d’une assemblée nationale et lance un mouvement en faveur des droits du peuple. À sa suite, plusieurs autres associations locales sont créées, Itagaki les fédère en 1875 à Osaka au sein d’un nouveau groupe appelé Aikokusha (Société des Patriotes).

Sous le système Dajôkan, c’est le ministre de l’intérieur Ôkubo Toshimichi qui tient les rênes et dirige le Japon. Stupéfait par la montée du Mouvement des droits du peuple, Ôkubo propose à Itagaki et Kido Takayoshi de venir négocier avec lui à Osaka. Kido est une figure politique majeure de l’ancienne province de Chôshû (préfecture de Yamaguchi), il avait démissionné en protestation contre l’expédition punitive à Taïwan.

À l’issue de cette réunion, Ôkubo accepte d’introduire progressivement un parlementarisme fondé sur une constitution. En avril 1875, un édit impérial visant à établir un gouvernement constitutionnel est publié et de nouveaux organes sont formés. C’est ainsi que naissent le Genrôin, qui est une sorte de sénat dont les membres sont nommés, mais aussi le Daishin’in, qui s’apparente à une cour suprême, ainsi qu’une Chambre où se réunissent les dirigeants de chaque préfecture. Le Genrôin est un organe de délibération législative, sa mission est de retravailler le premier projet de constitution du Japon rédigé par le gouvernement en 1876.

Au premier conseil des dirigeants préfectoraux présidé par Kido, le débat est houleux, on s’affronte pour savoir si les assemblées locales doivent être élues ou nommées par le gouvernement. Elles seront finalement nommées.

Pour une démocratie parlementaire de type britannique

En 1876, le gouvernement réprime par la force les révoltes répétées de samouraïs. L’année suivante, Saigô Takamori prend la tête de la rébellion de Satsuma. Cette menace pourtant sérieuse est réprimée à son tour. Vaincre le gouvernement par la force s’avère trop ardu. Pour faire converger les efforts dans une autre direction, l’idée s’impose de le faire tomber par la parole, le Mouvement pour la liberté et les droits du peuple se bat pour que soit instituée une assemblée nationale.

Après la mort de Ôkubo, assassiné par des samouraïs mécontents en 1878, Ôkuma Shigenobu de la province de Bizen (préfecture de Saga) et Itô Hirobumi de Chôshû s’affirment comme les nouveaux maîtres de l’échiquier politique. Ôkuma se sent proche du mouvement en faveur des droits du peuple, il prône l’instauration rapide d’une assemblée nationale.

L’homme d’État Ôkuma Shigenobu était favorable à une constitution de type britannique. (Jiji)
L’homme d’État Ôkuma Shigenobu était favorable à une constitution de type britannique. (Jiji)

En mars 1881, dans un avis écrit au ministre de la Gauche, le prince Arisugawa, Ôkuma prône l’élaboration et la promulgation d’une constitution avant la fin de l’année 1882. Pour lui, le Japon doit se doter d’une assemblée nationale et devenir une démocratie parlementaire de type britannique.

Le très conservateur Iwakura Tomomi, alors ministre de la droite, dédaigne cette suggestion et Itô se rallie à lui. Ensemble, ils approchent Kuroda Kiyotaka qui dirige le Bureau de colonisation de Hokkaidô. Comme Kuroda est dans une situation délicate car les partisans des droits du peuple lui reprochent d’avoir tenté de vendre les biens et les projets du bureau pour un montant symbolique à Godai Tomoatsu, originaire comme lui de l’ancienne province de Satsuma (préfecture de Kagoshima), Itô arrive à convaincre Kuroda de rejoindre leur coalition en arguant que Ôkuma travaille de concert avec le mouvement des droits du peuple pour saper sa carrière.

La faction Sat-Chô (Satsuma et Chôshu) gagne une bataille décisive le 11 octobre 1881, lors d’une réunion en présence de l’empereur Meiji, ils obtiennent que Ôkuma soit démis de ses fonctions de grand conseiller pour son implication présumée dans des attaques contre le gouvernement. Dans le même temps, ils font paraître un décret impérial promettant au peuple une assemblée nationale pour 1890.

Cette prise de pouvoir historique est connue sous le nom de « Incident politique de Meiji 14 » (1881). La sortie de Ôkuma et de ses partisans laisse le champ libre à la faction Sat-Chô, Itô reprend les rênes du pouvoir.

Itô Hirobumi, l’homme d’État le plus puissant du Japon à partir de 1881. (Jiji)
Itô Hirobumi, l’homme d’État le plus puissant du Japon à partir de 1881. (Jiji)

Le système français versus le régime impérial

Le Mouvement pour la liberté et les droits du peuple connaît alors un pic d’activité sans précédent, afin de mener à bien leur constitution, ils multiplient les propositions qu’ils relayent au public par le biais de la presse.

Or ces projets de constitution n’émanent pas d’instances publiques, ils viennent d’organisations privées telles que la Kôjunsha (dont l’intellectuel Fukuzawa Yukichi fait partie), la Risshisha, ou sont même portés par de simples personnalités comme Ueki Emori ou Chiba Takusaburô.

Influencé par le modèle français, le projet de constitution de Ueki est particulièrement radical. Il prône l’instauration d’un système monocaméral et incorpore le droit à la résistance ou à la révolution au cas où les dirigeants ou le gouvernement sont en faute. La plupart des autres projets de constitution d’initiative privée préfèrent le modèle britannique, sa monarchie constitutionnelle et ses deux organes législatifs.

Entre-temps, le Genrôin a aussi travaillé de son côté au projet officiel. Cette mouture portée par le gouvernement est achevée en 1880, mais elle sera mise de côté car Iwakura, les conservateurs et la cour impériale s’y opposent. À l’époque, le pouvoir est entre les mains des membres du gouvernement qui estiment qu’il est trop tôt pour que le Japon se dote d’une constitution et que le régime impérial direct est plus adapté. Pourtant sur ce point Itô partage les idées de son rival Ôkuma, ils défendent tous deux le modèle de la monarchie constitutionnelle et d’un système bicaméral.

Maintenir le pouvoir de l’empereur : la version allemande

Le gouvernement s’était engagé à instaurer une assemblée nationale avant la fin 1890 et à promulguer une constitution qui servirait de base à l’ensemble du système constitutionnel. Itô se rend en Europe en 1882. Son voyage, qui dure plus d’un an, l’emmène dans de nombreux pays, en Allemagne, en Autriche, en Grande-Bretagne, en Russie, en France et en Italie. Il rencontre et converse avec des universitaires comme Rudolf von Gneist, Albert Mosse ou Lorenz von Stein, il s’entretient également avec le dirigeant allemand Otto von Bismarck et Lord Granville, homme d’État britannique .

Il comprend alors qu’une constitution de type prusso-allemande garantissant un pouvoir impérial fort conviendrait mieux au Japon.

À son retour au Japon en 1884, Itô crée le Bureau d’enquête sur les institutions. Cet organisme a pour mission d’étudier et de former les textes législatifs ainsi que les organes politiques nécessaires à l’établissement d’un gouvernement constitutionnel. Itô en prend la tête et s’entoure de collaborateurs comme Inoue Kowashi, Itô Miyoji et Kaneko Kentarô. Ils travaillent ensemble à la question de la nomination des fonctionnaires, de l’organisation du système administratif régional et du cabinet, ainsi qu’au problème de la loi sur la pairie.

Cette dernière loi permet de modifier les conditions d’accès à la pairie. Anciennement réservée aux daimyô (seigneurs) et aux kuge (aristocratie de cour), peuvent maintenant y prétendre les hauts fonctionnaires du gouvernement ou toute personne ayant contribué à la Restauration de Meiji. Itô est en train de jeter les bases à la constitution d’une Chambre des pairs à côté de la Chambre des représentants qui serait elle, élue par le peuple.

Achèvement et promulgation

Tous les éléments d’un système constitutionnel étant en place, Itô et son équipe s’attèlent en 1886 à la rédaction de la constitution. Installés à Azumaya, une auberge traditionnelle située dans le quartier de Kanazawa, à Yokohama et aidés du juriste allemand Hermann Roesler venu leur apporter conseil, ils examinent les différents projets.

Un jour cependant, le sac qui contient leurs ébauches de constitution disparaît. Ce vol provoque stupeur et consternation. Ils craignent par-dessus tout que le groupe de défense des droits du peuple ne prenne connaissance de leur projet. Mais le voleur qui ne s’intéresse qu’aux objets de valeur, s’est débarrassé du sac et de ses documents en les jetant dans un champ voisin.

L’incident les pousse à s’installer dans la villa d’Itô sur l’île de Natsushima, au large de Kanazawa. Là, les quatre hommes peuvent débattre à bâtons rompus, les débats frisent parfois l’invective mais le projet de constitution de Natsushima est achevé en août 1887.

Les délibérations auront été nombreuses au sein du Conseil privé, organe consultatif de l’empereur Meiji nouvellement créé. Mais la Constitution de l’Empire du Japon, aujourd’hui communément appelée Constitution de Meiji, est finalement promulguée le 11 février 1889.

Après quelques retouches, le projet de constitution de Natsushima est achevé en mars 1888. Sur la couverture on distingue la signature de Itô Hirobumi qui, lors des réunions du Conseil privé, aurait annoté le texte au crayon en indiquant les modifications à y apporter. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale)
Après quelques retouches, le projet de constitution de Natsushima est achevé en mars 1888. Sur la couverture on distingue la signature de Itô Hirobumi qui, lors des réunions du Conseil privé, aurait annoté le texte au crayon en indiquant les modifications à y apporter. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale)

Une copie de l’original de la Constitution de Meiji (Kyôdô)
Une copie de l’original de la Constitution de Meiji (Kyôdô)

Conférée au peuple par l’empereur, cette constitution a pour fondement la souveraineté impériale (tennô taiken). L’empereur peut déclarer la guerre, faire la paix, conclure des traités, nommer et révoquer les fonctionnaires, il commande également l’armée et la marine. Le premier article de la Constitution stipule que « l’Empire du Japon sera régi et gouverné par une lignée d’empereurs ininterrompue pour les siècles des siècles. », tandis que le troisième précise « l’Empereur est sacré et inviolable ».

Cette constitution de Meiji est-elle donc un geste antidémocratique pour asseoir le pouvoir dictatorial de l’empereur? Je ne le pense pas et je m’en expliquerai dans un prochain article.

(Photo de titre : le Conseil privé. Fondé en 1888 pour discuter de la Constitution, ce conseil était pendant ’ère Meiji composé d’hommes d’État et de hauts fonctionnaires, l’empereur assistait aux délibérations. « Une réunion du Conseil privé » [Sûmitsuin kaigi no zu] de Yôshû Chikanobu. Avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète.)

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