Ôtake Hidehiro, le photographe du monde sauvage

Tracer son chemin vers la photographie : les expériences mémorables d’Ôtake Hidehiro

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Dans ce deuxième article rétrospectif sur sa carrière, le photographe Ôtake Hidehiro décrit la façon dont il a pu travailler aux côtés de son « idole », le naturaliste Jim Brandenburg, ainsi que sa rencontre avec le célèbre explorateur Will Steger. Son parcours n’a toutefois pas été des plus aisés. Et au moment où il voulait tout abandonner...

(Voir la première partie : À la poursuite du loup de ses rêves : la première aventure du photographe Ôtake Hidehiro)

Mon idole me refuse poliment

Ma lettre au photographe naturaliste américain Jim Brandenburg, exprimant mon souhait d’être pris sous son aile en tant qu’assistant, ne lui était en réalité jamais parvenue ! M’étant rendu dans son studio près de la ville d’Ely, dans l’État du Minnesota, afin de le rencontrer, je tentais de mon mieux de lui transmettre oralement mon envie de travailler à ses côtés. Rapidement, mon discours a été interrompu par l’émotion. Jim m’a alors rassuré, me disant de ne pas m’inquiéter de sa réaction : « Vos larmes montrent simplement que vous parlez du fond du cœur. »

Mon idole a toutefois poliment refusé mon offre. Jim Brandenburg déclarait ne pas avoir besoin d’un assistant. Mais en voyant ma sincérité, il m’a concédé un compromis : « Il est important d’explorer la nature en solitaire. Fournir du travail de bonne qualité prend du temps. Puisque vous êtes là, je vous propose de photographier. » C’est ainsi que Jim m’a laissé rester avec lui, dans sa propriété, pendant les deux mois et demi qu’il me restait. Je pouvais donc photographier aux côtés de mon idole. Ce dernier me proposait même de superviser mon travail ! S’il n’étai pas possible de devenir son assistant, mon voyage s’était tout de même déroulé de la meilleure des façons.

Une chouette lapone nourrissant ses petits. Cette photographie a remporté le Grand prix 2018 du Nikkei National Geographic dans la catégorie « photos de la nature » (2015).
Une chouette lapone nourrissant ses petits. Cette photographie a remporté le Grand prix 2018 du Nikkei National Geographic dans la catégorie « photos de la nature » (2015).

Tout voyage commence par une étape

Pendant mon séjour en ces lieux, Jim m’a présenté à Will Steger, considéré comme le plus grand explorateur américain en vie. De 1989 à 1990, celui-ci a mené une équipe internationale d’explorateurs d’élite. Composée de membres de six pays différents, ils ont été les premiers à réussir à traverser l’Antarctique à l’aide de traîneaux à chiens.

Quand nous nous sommes rencontrés, Will avait déjà laissé ce type d’expédition derrière lui. Il avait construit son établissement, haut de cinq étages, dans les bois près d’Ely. Le Centre Steger de la vie sauvage lui servait de base pour l’éducation environnementale et pour la défense du monde naturel.

Mon séjour se poursuivait dans le Minnesota au sein du hangar à bateaux de Will, situé près du lac. J’aidais à rénover les cadres des fenêtres, tout en photographiant la vie naturelle environnante. Mes aventures et mes expériences avec cet explorateur de stature historique ont ébranlé beaucoup de mes idées préconçues.

À gauche, le Centre Steger de la vie sauvage se tient dans la forêt profonde (2000). À droite, le hangar à bateaux au bord du lac (1999).
À gauche, le Centre Steger de la vie sauvage se tient dans la forêt profonde (2000). À droite, le hangar à bateaux au bord du lac (1999).

« J’aime votre regard »

Passer des jours entiers à converser visuellement avec le monde naturel me donnait l’impression de renaître. C’était toujours l’époque de la pellicule, et il était donc impossible de savoir à quoi un cliché ressemblerait avant son développement. On pouvait être très déprimé par le résultat obtenu au laboratoire, et les photographies étaient parfois très différentes de ce que l’on avait imaginé…

Juste avant de retourner au Japon, Jim me donna enfin son avis sur mon travail. Il choisit quelques-unes des photos qu’il aimait, disant : « Celles-là, je les aime bien. Tu as un bon regard. » N’en croyant pas mes oreilles, je lui répondais : « Ça ne peut pas être vrai ! S’il vous plaît, soyez honnête avec moi. ». Mais il insistait : « La technique s’acquière avec de la pratique, mais le plus important, c’est ce que vous essayez de voir, ce qu’il y a dans votre cœur. La plupart des gens regardent automatiquement les fleurs où la vie sauvage, mais vous vous concentrez sur d’autres choses, comme la rosée du matin, la silhouette de la forêt, toutes ces différentes couleurs… J’aime votre regard. »

À ce moment précis, et malgré mon impression de manquer d’habileté technique, Jim m’a fait prendre conscience que j’allais dans la bonne direction...

Le sol de la forêt après la pluie (2011)
Le sol de la forêt après la pluie (2011)

Un cycle de travail et de voyage

Mon séjour de trois mois en Amérique du Nord prenait fin, et il était temps pour moi de dire au revoir à Jim. Néanmoins, ma poursuite du loup de mes rêves ne faisait que commencer. De retour au Japon, je commençais à travailler à mi-temps afin de me faire des économies. Mon objectif était de gagner suffisamment pour pouvoir repartir à Ely, puis de retourner au Japon une fois à court d’argent, avant de retravailler pour repartir et ainsi de suite.

Ce cycle s’est perpétué pendant trois ans.

Durant mes séjours à Ely, je logeais dans une petite cabine sur les terres de Will. Elle avait été bâtie par l’explorateur britannique Geoff Somers, un des membres de l’expédition trans-antarctique. Tout en poursuivant mon travail, j’aidais au coupage du bois de chauffage et aux autres tâches domestiques.

La cabine de la propriété de Will Steger, lieu de repos et base pour photographier la nature environnante (2001).
La cabine de la propriété de Will Steger, lieu de repos et base pour photographier la nature environnante (2001).

Le temps d’abandonner ?

Ma recherche des loups sauvages dans les bois d’Ely se poursuivait. Je me renseignais auprès des biologistes et du Département des Ressources Naturelles de la région, mais personne ne parvenait à me fournir d’information concrète. Je ne me laissais pas décourager.

D’après une rumeur, il existait un marais où les élans aimaient se promener. J’attendais donc en ces lieux dès l’aube, à l’affut du moindre signe de présence de leurs prédateurs. En suivant les sentiers laissés par les animaux, je manquais de marcher sur un bébé faon ! Le nouveau-né ne montrait aucun signe de peur, faisant de son mieux pour se fondre dans les broussailles, son seul moyen de se protéger dans ces bois peuplés de loups. En automne, les écureuils rouges récoltaient les pommes de pin, et les nuits m’offraient l’expérience éblouissante de mes premières lueurs des cieux du nord. Toutes ces expériences étaient merveilleuses, mais mes photos de loups restaient hors de portée. Je trouvais parfois des empreintes et des crottes, mais jamais les canidés qui les avaient laissées. Les loups sont des créatures insaisissables et prudentes, dotés d’un véritable talent pour échapper aux yeux des hommes.

Une aurore boréale éblouissante, au-dessus d’une hutte de castor recouverte par la neige (2011).
Une aurore boréale éblouissante, au-dessus d’une hutte de castor recouverte par la neige (2011).

Nombre de mes photos montraient simplement des arbres tombés. Je ne parvenais pas à prendre les photos qui m’intéressaient, ce qui affectait ma santé mentale. La fin de l’année 2001 fut pour moi l’objet d’une profonde remise en question. La vie d’artiste, c’est en quelque sorte comme de marcher sur une fine corde au-dessus d’un profond ravin. C’est excitant au début, quand l’enthousiasme vous porte, mais lorsque celui se tarit un peu, et que l’on commence à regarder le gouffre béant sous ses pieds, on est terrifié. Je réalisais que je n’avais tout simplement pas le talent. C’était dur à accepter, mais pour pouvoir faire quelque chose de ma vie, il me fallait abandonner l’idée d’être photographe.

Un élan dans les brumes du matin (2000)
Un élan dans les brumes du matin (2000)

Une rencontre fatidique dans un café

Je cherchais d’autres métiers dans lesquels faire carrière.

Un travail m’avait été offert par une société de production éditoriale qui s’occupait d’une variété de magazines. C’était une position à temps partiel, mais je restais tous les jours, jusqu’à tard dans la nuit. L’intitulé de mon travail était « assistant d’édition », mais on m’a également proposé de prendre des photos, puisque j’avais déjà mon propre matériel.

Les images qu’ils me demandaient de prendre ne m’était pas familières. Ils avaient principalement besoin de photographies de personnes, de boutiques, et même de nourriture, ce qui nécessitait des techniques spéciales avec des flashs et des filtres. J’ai fini par imiter les autres photographes, et j’étudiais leurs techniques avec acharnement. Après une année passée ainsi, mon travail avait enfin atteint pour moi une qualité satisfaisante, me permettant de devenir indépendant. C’est à cette même période que je commençais à fréquenter le café Heikinritsu. Cet endroit découvert et photographié dans le cadre de mes activités d’assistant éditorial allait véritablement changer ma vie.

L’intérieur du café Heikinritsu (2021)
L’intérieur du café Heikinritsu (2021)

Le nom de cette boutique est tiré du nom japonais de la célèbre composition de Bach, « Clavier bien tempéré ». C’était donc, tout naturellement, un café ayant pour thème la musique classique. Conquis par l’atmosphère calme et par le goût du café torréfié au charbon, servi dans des tasses élégantes, je devenais rapidement un habitué des lieux. Lors d’une soirée en 2003, le propriétaire me questionnait sur ma vie et finit par découvrir l’histoire de mes aventures photographiques et de mes allers-retours au Minnesota. « Montre-moi ! », s’est-il exclamé. La fois suivante, nous avons regardé ensemble un de mes albums. Il m’a alors dit : « Tes photos sont bonnes. Est-ce que tu voudrais bien les exposer ici ? ».

Un cypripède royal, la fleur de l’état du Minnesota (2000)
Un cypripède royal, la fleur de l’état du Minnesota (2000)

Il faut que je l’avoue : quelque part, au fond de mon âme, une partie de moi n’avait jamais abandonné mon rêve. Quand cette chance de pouvoir enfin exposer mon travail est arrivé, il m’a fallu la saisir. J’ai envoyé des prospectus aux départements éditoriaux de plusieurs magazines différents dans l’espoir d’avoir le plus de visibilité possible. L’exposition d’un photographe inconnu dans un endroit dont ils n’avaient probablement jamais entendu parler n’avait que peu de chances de retenir leur attention.

Toutefois, une personne travaillant dans cette industrie s’est intéressée à mes photos : l’éditeur du magazine « Un monde de merveilles » (Takusan no fushigi).

Un coucher de soleil au lac Supérieur. La glace fraîche de la nuit s’empile sur la rive (2018).
Un coucher de soleil au lac Supérieur. La glace fraîche de la nuit s’empile sur la rive (2018).

« Retournez-vite sur le terrain »

Cette personne m’a envoyé un e-mail, et nous nous sommes arrangés pour nous voir quelques jours plus tard au café Heikinritsu. L’attitude de cet éditeur vétéran était très calme, mais ses mots m’ont bouleversé. « Je ne suis qu’à deux années de la retraite, mais j’ai l’impression d’avoir finalement trouvé ce que je cherchais… Est-ce que ça vous dirait de publier un livre avec nous ? »

« Un monde de merveilles » est une série de livres illustrés publiés mensuellement depuis 1985 dans un format magazine. La parution cible essentiellement les écoliers, mais elle compte également un grand nombre de fans adultes. J’étais moi-même l’un d’entre eux, et j’avais découvert la publication parce que de nombreux photographes que je respectais, notamment Hoshino Michio et Imamori Mitsuhiko, avaient travaillé pour elle.

Cette offre était un véritable cadeau du ciel. J’avais cependant toujours cette impression que mon travail n’était pas assez bon. En rentrant chez moi, de nouvelles idées germaient dans mon esprit. J’ai fini par décider de réarranger mes photos des paysages et de la vie sauvage du nord par saison. Bien que n’ayant jamais vu un seul loup, j’avais le sentiment de pouvoir montrer leur côté insaisissable par mes expériences.

Un écureuil roux léchant de la sève d’érable (2018).
Un écureuil roux léchant de la sève d’érable (2018).

Au moment de présenter mon premier manuscrit, mon cœur semblait prêt à bondir de ma poitrine. J’étais terrifié à l’idée que l’éditeur puisse être déçu. Il l’a parcouru sur-le-champ avant de déclarer : « C’est comme je le pensais. Monsieur Ôtake, vous êtes naturellement doué pour les livres jeunesse. Votre manuscrit est bon, et vous allez continuer à vous améliorer. »

Je ne peux exprimer à quel point il était encourageant pour moi qu’un éditeur vétéran, qui avait travaillé avec des auteurs célèbres de publications pour enfants tels que Horiuchi Seiichi, Anno Mitsumasa et Ishii Momoko, me donne son approbation. Nous avons intitulé ce premier livre « Dans les Northwoods » (Northwoods no mori de).

L’éditeur m’a alors informé qu’il sortirait en septembre 2005. « Maintenant, je vous en prie… Retournez vite sur le terrain. Je sais que vous pouvez le faire, monsieur Ôtake. »

(À suivre...)

« Dans les Northwoods » (Northwoods no mori de), la parution de septembre 2005 de la revue « Un monde de merveilles » (Takusan no fushigi). Le livre est aujourd’hui disponible dans une édition spéciale reliée.
« Dans les Northwoods » (Northwoods no mori de), la parution de septembre 2005 de la revue « Un monde de merveilles » (Takusan no fushigi). Le livre est aujourd’hui disponible dans une édition spéciale reliée.

(Photo de titre : un bébé faon rencontré sur le chemin en 2000. Son seul moyen d’échapper aux loups dans la forêt est de ne pas bouger. Toutes les photos sont d’Ôtake Hidehiro)

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