Qui sont les dieux du Japon ?

Contes reptiliens : les serpents dans la mythologie et le folklore japonais

Culture Tradition

Du dévoreur d’hommes Yamata no Orochi aux divinités serpents, ce reptile occupe depuis l’Antiquité une place importante dans la culture et les croyances japonaises. Une spécialiste de la mythologie japonaise explore comment le serpent a été tour à tour vénéré et redouté à travers les âges.

Hirafuji Kikuko HIRAFUJI Kikuko

Professeur d’études shintô à l’université Kokugakuin, spécialiste de mythologie. Née en 1972. Elle préside le centre de recherche en culture japonaise de l’université Kokugakuin. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages se rapportant à la mythologie et aux divinités.

Au Japon comme ailleurs, les serpents sont des figures omniprésentes dans les mythes : créatures menaçantes, divinités protectrices ou puissants symboles de transformation et de renaissance. La plus ancienne trace de leur dimension spirituelle au Japon se trouve dans leur représentation sur des poteries de la période préhistorique Jômon.

Pour Hirafuji Kikuko, professeure en études shintô à l’université Kokugakuin et spécialiste de mythologie, les caractéristiques particulières des serpents en font des symboles puissants. « Leur manière de muer, en perdant leur peau d’un seul tenant, a conduit de nombreuses cultures à les considérer comme des emblèmes de mort et de renaissance », explique-t-elle. Elle précise que, durant le Jômon, « les serpents faisaient partie du quotidien mais gardaient une aura de mystère ». C’est cette dimension spirituelle qui a donné naissance à tant de légendes serpentines au Japon.

La terreur reptilienne : Yamata no Orochi

Les mythes relatés dans des textes comme le Kojiki et le Nihon shoki, tous deux rédigés au VIIIe siècle, ou encore dans les chroniques régionales appelées fudoki, abondent en créatures animales dotées de significations symboliques. Hirafuji explique que les serpents ont intégré le panthéon des êtres spirituels notamment grâce à leur lien avec la riziculture, introduite au Japon pendant la période Yayoi (300 av. J.-C., 300 ap. J.-C.). « On en voyait souvent dans les rizières et les canaux d’irrigation, ce qui a contribué à les associer à l’eau (élément essentiel à l’agriculture) à la fois comme messagers des dieux et comme gardiens des champs et des cours d’eau. »

Leur corps sinueux en a aussi fait des représentations du tonnerre ou de la foudre dans certaines légendes. Mais les serpents sont aussi l’incarnation des forces obscures de la nature qu’il faut dominer, comme en témoignent d’innombrables récits de héros affrontant des monstres reptiliens. Le Japon a lui aussi un mythe fondateur dans cette veine : celui du redoutable Yamata no Orochi, serpent géant à huit têtes et huit queues.

L’histoire se déroule dans l’ancienne province d’Izumo, à l’est de l’actuelle préfecture de Shimane. Hirafuji décrit l’aspect terrifiant de la créature : « Elle est aussi longue que huit vallées et huit montagnes, et son corps est couvert de mousse, de cyprès et de cèdres. » Le monstre sème la terreur, dévorant une à une les sept filles d’un couple, jusqu’à ce que le dieu Susanoo surgisse pour sauver la dernière, la princesse Kushinada. Il tranche les huit têtes de l’Orochi, rétablissant ainsi la paix.

Pour Hirafuji, le mythe puise ses racines dans l’agriculture : Yamata no Orochi symboliserait les crues imprévisibles du fleuve Hii. « Les paysans dépendaient de la rivière pour irriguer leurs champs, mais elle causait aussi de terribles inondations. » Dans cette interprétation, le serpent représenterait les débordements destructeurs de la rivière, et la princesse Kushinada, les cultures soumises à ces colères saisonnières.

Une autre lecture lie le mythe à l’introduction de la métallurgie du fer au Japon. « Le serpent est décrit avec des yeux rouges flamboyants et un ventre gonflé, maculé de sang : des images qui rappellent les flammes d’un haut fourneau. » De sa queue surgit une épée de fer, identifiée comme le Kusanagi no Tsurugi, l’un des trois trésors sacrés de la famille impériale.

Cette interprétation est appuyée par l’histoire métallurgique d’Izumo, grand centre de forge tatara, une technique qui utilise des fourneaux à charbon et soufflets pour fondre le sable ferrugineux et obtenir un métal de qualité. Le Izumo no kuni fudoki, compilé en 733, vantait déjà les qualités du fer d’Izumo, le disant « robuste et idéal pour la fabrication de tout type d’outils ».

Hirafuji rapproche cette légende de celle du peuple hittite (actuelle Turquie), qui maîtrisait aussi les techniques du fer dès le XVe siècle av. J.-C. : « Leur mythe raconte comment le serpent Illuyanka, attiré par un grand banquet, s’empiffre au point de ne pouvoir regagner son repaire, et se fait vaincre par le héros Hupasiyas. » Susanoo, qui enivre Orochi avec du saké avant de le tuer, agit de manière comparable.

Le serpent de la montagne

Autre thème récurrent : les mariages surnaturels entre humains et créatures animales. De nombreuses histoires japonaises mettent en scène des serpents, comme ce récit dans lequel une femme tombe amoureuse d’un homme mystérieux et donne naissance à un enfant à demi-serpent. Le mythe le plus emblématique vient du mont Miwa à Nara, et met en scène le dieu Ômononushi, qui prend la forme d’un serpent blanc.

Dans le Nihon shoki, la princesse Yamato Totobi Momoso, fille du septième empereur Kôrei, épouse un homme qui ne la visite que la nuit. Curieuse de voir son visage, elle lui demande de se montrer au matin. Il accepte, lui indiquant d’ouvrir sa boîte à peigne, tout en lui demandant de ne pas être effrayée par ce qu’elle y trouvera. Au réveil, elle ouvre la boîte et pousse un cri en découvrant un petit serpent enroulé à l’intérieur. Offensé, le mari-serpent s’enfuit dans la montagne.

Yamato Totobi Momoso pousse un cri en découvrant un serpent dans sa boîte à peigne. (© Satô Tadashi)
Yamato Totobi Momoso pousse un cri en découvrant un serpent dans sa boîte à peigne. (© Satô Tadashi)

Une version similaire dans le Kojiki raconte l’histoire d’une belle jeune femme qui perce l’identité de son mystérieux époux nocturne en cousant un fil de chanvre à son vêtement. Elle suit ce fil au matin jusqu’au sanctuaire Ômiwa, sur le mont Miwa, où réside une divinité serpentine.

Ce lieu de culte est dédié à des dieux liés à l’agriculture, aux affaires et à la médecine. Son enceinte est réputée pour abriter un serpent blanc, manifestation d’Ômononushi. Ce reptile vit au pied d’un vieux cèdre nommé « Minokami sugi » (sugi signifie cèdre). On lui prête des pouvoirs de guérison, les serpents étant des symboles de renouveau. Les fidèles y déposent donc des œufs crus (leur mets préféré) en offrande pour conjurer les maladies.

Offrandes d’œufs et de bouteilles de saké au pied du cèdre « Minokami sugi ». (© Pixta)
Offrandes d’œufs et de bouteilles de saké au pied du cèdre « Minokami sugi ». (© Pixta)

Serpents et dragons

Il n’y a qu’un pas entre les serpents réels et les dragons mythiques. Ces créatures venues de Chine sont représentées comme de longs reptiles écailleux, aux yeux brillants, aux bois de cerf, moustaches flottantes et griffes acérées. En Chine, le dragon est un symbole de chance, de prospérité et de pouvoir impérial.

Au Japon, les dragons (appelés ryû) seraient apparus autour du IIIe siècle av. J.-C., à en juger par leur représentation sur des poteries Yayoi et des miroirs de bronze. Hirafuji note que leur image s’est diffusée parallèlement à l’arrivée du bouddhisme, qui vénère le dragon en tant que gardien. On retrouve cette influence dans les représentations ultérieures de Yamata no Orochi. « Les premières sources le décrivent comme un gigantesque serpent, mais au Moyen Âge, il est devenu un dragon », selon Hirafuji Kikuko. Peu à peu, serpents et dragons se sont confondus dans le culte populaire.

En novembre, période où il est dit que les divinités japonaises se réunissent à Izumo pour parler des affaires du monde, elles accostent d’abord à la plage Inasa, à l’ouest du grand sanctuaire, où elles sont escortées jusqu’à Izumo Taisha par Ryûja-jin, un esprit dragon-serpent messager du dieu fondateur Ôkuninushi.

La plage d’Inasa et la mer du Japon (© Pixta)
La plage d’Inasa et la mer du Japon (© Pixta)

Ryûja-jin est lui-même vénéré comme divinité protectrice de l’agriculture, de la pêche et de la prospérité familiale. Son modèle serait le serpent marin à ventre jaune (seguro umi-hebi) visible dans les eaux du sud du Japon, mais qui dérive parfois jusqu’aux côtes d’Izumo en novembre, poussé par les courants chauds. Les habitants d’autrefois appelaient ces visiteurs ryûja-sama, en mêlant les caractères du dragon et du serpent. On les offrait alors au sanctuaire d’Izumo Taisha ou sur les autels domestiques.

Ce rôle de messager divin vient de la croyance selon laquelle les kami résident dans un monde céleste et ne viennent sur Terre que lorsqu’on les y invite. La mer était perçue comme la frontière entre le monde sacré (tokoyo) et le monde réel (utsushiyo), et le seguro umi-hebi, qui semblait surgir du royaume divin pour y retourner, s’est vu attribuer un statut sacré.

Plongée dans un paysage mythologique

Deux vues du fleuve Hii, théâtre du mythe de Yamata no Orochi (Photographié en 2024, © Hirafuji Kikuko)
Deux vues du fleuve Hii, théâtre du mythe de Yamata no Orochi (Photographié en 2024, © Hirafuji Kikuko)

Hirafuji se rend régulièrement à Izumo afin d’étudier les lieux liés à la mythologie japonaise, ce qu’elle considère comme l’œuvre de sa vie. Parmi tous les sites évoqués dans les récits anciens, elle voue une fascination particulière au fleuve Hii. « À chaque atterrissage ou décollage, je suis émue par ses méandres, qui me rappellent un immense serpent ondulant à travers la plaine. »

Ce fleuve traverse l’est de Shimane, passe par Izumo et se jette dans le lac Shinji. En le remontant vers sa source à Oku-Izumo, on atteint le lac Sakura-orochi, formé après la construction du barrage d’Obara. « Il y a quelques années, j’ai visité ce lac et j’ai été stupéfaite de voir des nuages aux couleurs de l’arc-en-ciel », raconte Hirafuji. « Cela m’a rappelé un passage du Nihon shoki décrivant des nuées colorées planant au-dessus du Yamata no Orochi. Dans de nombreuses cultures, les serpents sont liés aux arcs-en-ciel, et j’ai eu l’impression d’apercevoir de mes propres yeux le grand serpent. »

Des nuages portant les couleurs de l’arc-en-ciel au-dessus du lac Sakura-orochi, un phénomène appelé saiun.(Photographié en 2021, © Hirafuji Kikuko)
Des nuages portant les couleurs de l’arc-en-ciel au-dessus du lac Sakura-orochi, un phénomène appelé saiun.(Photographié en 2021. © Hirafuji Kikuko)

Les serpents apparaissent dans le folklore japonais sous des formes multiples : dieux, métaphores de fleuves en colère ou compagnons des innombrables kami du pays. Ces représentations révèlent cette intimité profonde entre les anciens habitants du Japon et la nature. S’initier à ces mythes enrichit l’expérience du voyage dans cette terre ancestrale.

(Texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : Yamata no Orochi et le fleuve Hii © Satô Tadashi)

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