Films et séries à l’affiche

« The Escape » : Adachi Masao, ancien porte-parole de l’Armée rouge japonaise, et son film portant sur un terroriste fugitif

Cinéma Société

Kirishima Satoshi était recherché pour une série d’attentats à la bombe commis dans les années 1970. Après 49 ans de clandestinité, juste avant de mourir, il avait dévoilé son identité et sa localisation. Un film lui est aujourd’hui consacré. Réalisé par Adachi Masao, provocateur invétéré, réalisateur de nombreux films « roses » contre le pouvoir dans les années 1960 avec son compère Wakamatsu Kôji et quelques autres, jusqu’à son départ pour la Palestine dans les années 1970. Il y déchiffre le message de Kirishima, mort en silence, et le libère d’un monde au bord de l’asphyxie.

Adachi Masao ADACHI Masao

Né en 1939. Après avoir abandonné ses études au département cinéma d’art de l’Université Nihon, il rejoint la société de production indépendante de Wakamatsu Koji. Il produit en série des scénarios de films d’avant-garde sur les thèmes du sexe et de la révolution, qu’on appelle pink eiga. En 1971, il se rend au Moyen-Orient avec Wakamatsu pour coréaliser Red Army - PFLP World War Manifesto, sur la lutte du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). En 1974, il retourne en Palestine et fonde l’Armée rouge japonaise avec Shigenobu Fusako. Il est alors sous la menace d’un mandat d’arrêt international. En 1997, il est arrêté au Liban et purge trois ans de prison. À la fin de sa peine en 2000, il est expulsé vers le Japon. Depuis son retour, il a réalisé Le Prisonnier/Terrorist (2007), inspiré de Okamoto Kozô, membre de l’ARJ, Danjiki geinin (« Un artiste du jeûne », 2015), inspiré d’une nouvelle de Franz Kafka ; et REVOLUTION+1 (2022), sur la vie de l’homme qui a tiré mortellement sur l’ancien Premier ministre Abe Shinzô.

En janvier 2024, un homme se faisant appeler « Kirishima Satoshi », recherché pour des crimes graves dans le cadre des attentats à la bombe en série de 1974-1975, est soudainement apparu, près d’un demi-siècle après les faits. Tout le monde le connaît par la photo de son visage, cheveux longs, lunettes à monture noire et sourire aux lèvres, qui était affichée dans tous les postes de police du pays. Le 29 janvier, trois jours seulement après ce communiqué qui a laissé le pays ébahi, l’homme est décédé.

Dans le film Escape (titre original : Tôsô), Kirishima Satoshi (Sugita Rairu), du Front armé anti-japonais d'Asie de l'Est, est recherché, ainsi que son camarade Ugajin Hisaichi (Tamoto Soran).
Dans le film The Escape (titre original : Tôsô), Kirishima Satoshi (Sugita Rairu), du Front armé anti-japonais d’Asie de l’Est, est recherché, ainsi que son camarade Ugajin Hisaichi (Tamoto Soran).

Atteint d’un cancer de l’estomac en phase terminale, Kirishima est hospitalisé à Kamakura depuis le début du mois de janvier 2024 sous le nom de « Uchida Hiroshi ». Le 25 janvier, il révèle son identité à l’hôpital, et l’affaire est mise au jour lorsque le Département de la sécurité publique de la police métropolitaine, informé, l’interroge le lendemain.

Un mois plus tard, le 27 février, l’identité de Kirishima est confirmé sur la base d’une analyse ADN et autres preuves, et la police le renvoie devant les tribunaux pour cinq attentats à la bombe. Le 21 mars cependant, le bureau des procureurs du district de Tokyo décide de mettre fin à l’action publique en raison de la mort du suspect. Comme le déclare un ancien membre du département de la sécurité publique, l’affaire se solde par une « défaite de la police ».

Un film réalisé par un ancien membre de l’Armée rouge japonaise

À peine un an plus tard est sorti un film sur Kirishima. Le réalisateur Adachi Masao a profondément réfléchi aux raisons qui ont poussé cet individu, conscient qu’il lui restait peu de temps à vivre, à révéler sa véritable identité et à mourir de cette façon. La décision d’en faire un film est arrivé très vite. Adachi est certainement le seul réalisateur à pouvoir adopter ce point de vue avec autant de sérieux.

Kirishima moins jeune, est interprété par Furutachi Kanji.
Kirishima moins jeune, est interprété par Furutachi Kanji.

Adachi appartient à la génération qui a précédé celle du Zenkyô-tô (« Front uni de tous les campus »). Dans les années 1960, il a participé à la lutte contre le traité de sécurité nippo-américain, mais n’a pas rejoint les premières lignes par la suite, gardant un œil sur les luttes de la Nouvelle Gauche qui se développaient dans tout le pays, mais envisageant toujours les relations entre politique et cinéma, entre cinéma et révolution, d’un point de vue d’artiste. Il était alors à la fois un théoricien qui développait ses idées dans la critique cinématographique, et un militant qui mettait ses idées en pratique en réalisant des films.

Dans les années 1970, il part au Moyen-Orient pour couvrir les activités du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) sur le thème « Un ivrogne de Shinjuku peut-il devenir un combattant révolutionnaire ? » et réalise un « film d’actualité » expérimental, Sekigun - PFLP Sekai sensô sengen (« Armée rouge — Déclaration de guerre mondiale du FPLP »). De nouveau au Moyen-Orient en 1974, il rejoint Shigenobu Fusako avec qui il fonde l’Armée rouge japonaise, dont il devient le porte-parole. Placé sous mandat d’arrêt international, il est arrêté au Liban en 1997 et expulsé vers le Japon en 2000 après avoir purgé une peine de trois ans. Il reprend sa carrière cinématographique au Japon, où il se trouve encore aujourd’hui.

En septembre 2022, il sort son film REVOLUTION+1 qui décrit la vie de Yamagami Tetsuya, l’homme qui a tiré sur l’ancien Premier ministre Abe Shinzô. Il a été projeté en urgence le jour des funérailles nationales de ce dernier (la version définitive est sortie trois mois plus tard), attirant ainsi puissamment l’attention sur Adachi.

Filmer dans le feu de l’actualité

Adachi explique pourquoi, depuis son œuvre précédente, il tient à précipiter la sortie de ses films.

« Parce qu’il s’agit d’événements réels, je voulais présenter mon opinion avant qu’elle ne soit malaxée et déformée. Je pense que c’est l’une des caractéristiques du cinéma en tant que moyen d’expression. »

Quelle a été sa réaction en apprenant que Kirishima s’était dénoncé ?

« L’étonnement devant tant de courage, la surprise qu’il ait finalement dévoilé son identité. J’ai ensuite passé quelques heures à réfléchir. S’il était mort comme ça, sans dire son nom, Il aurait mené à bonne fin la fuite ultime, alors pourquoi dire qui il est ? Pas comme une expression d’orgueil. En fait, j’ai réalisé qu’il s’était manifesté sous sa véritable identité parce qu’il était prêt à dire tout ce que qu’il avait enduré pendant sa cavale, et j’ai décidé de faire dans l’urgence un film sur ce sujet. »

Les années de cavale ont laissé le corps de Kirishima (Furutachi Kanji) dans un état de délabrement.
Les années de cavale ont laissé le corps de Kirishima (Furutachi Kanji) dans un état de délabrement.

Kirishima a fait de sa propre mort un média.

« Ce qu’il a voulu dire, c’est que s’évader est un combat. En affirmant cela, il envoyait un message à ses amis qui s’étaient suicidés, étaient en prison ou avaient survécu. Cela a renforcé le thème de mon film, et j’ai été immédiatement convaincu qu’il pouvait être réalisé en toute sécurité. »

La structure du Front armé anti-japonais d’Asie orientale

Le « présent » du film se situe au moment où un patient nommé « Uchida » (Furutachi Kanji) est allongé dans son lit, mourant, avec un inhalateur d’oxygène sur le visage. Puis le film remonte au jeune Kirishima (Sugita Rairu), recherché pour attentat à la bombe et qui commence une vie de travailleur journalier sous un faux nom, à travers les souvenirs qu’il revit depuis son lit de malade.

Kirishima était membre du Front armé anti-japonais d’Asie de l’Est « Scorpion ». Il s’agit d’un groupe anarchiste indépendant qui n’est pas répertorié parmi les cinq groupes et les 22 sections classées par la police comme « groupes violents d’extrême gauche ». D’autres unités se réclamant du même front, le « Loup » et le « Croc de la terre », agissaient selon les principes d’une idéologie commune, mais étaient indépendants et distincts : ils ne semblent pas avoir communiqué entre eux sur les opérations qu’ils préparaient.

Des membres du « Scorpion » testant la puissance de bombes artisanales.
Des membres du « Scorpion » testant la puissance de bombes artisanales.

C’est l’unité « Loup » dirigée par Daidôji Masashi qui a commis l’attentat à la bombe contre le bâtiment de Mitsubishi Heavy Industries, qui a fait 8 morts et 376 blessés, tandis que les attentats à la bombe contre Mitsui & Co. et Taisei Corporation, qui ont fait 20 blessés graves et légers au total, ont été commis par le « Croc de la terre » dirigé par Saitô Nodoka.

Réfléchissant aux dégâts causés par ces trois incidents, le Scorpion a pris soin de ne blesser personne par la suite : bien que Kirishima ait été recherché pour cinq attentats à la bombe, il a révélé, lors d’une audition après sa dénonciation, qu’il n’avait commis que celui du sixième étage du bâtiment du siège du Hazama Corporation (aucun blessé).

Des membres de l’unité « Loup » s'affrontent au sujet de la légitimité du bombardement de Mitsubishi Heavy Industries qui a fait de nombreuses victimes.
Des membres de l’unité « Loup » s’affrontent au sujet de la légitimité du bombardement de Mitsubishi Heavy Industries qui a fait de nombreuses victimes.

En mai 1975, un peu plus de neuf mois après l’attentat à la bombe contre Mitsubishi Heavy Industries, sept membres Front armé anti-japonais d’Asie de l’Est et plusieurs autres personnes ont été arrêtés lors d’un coup de filet. Saitô s’est suicidé après son arrestation en prenant une capsule de cyanure. Kirishima Satoshi et Ugajin Hisaichi, un étudiant plus âgé lui aussi membre du Scorpion, sont les deux seuls à s’échapper.

La première moitié du film couvre ce contexte d’une manière rapide mais précise. À partir de l’arrestation d’Ugajin (juillet 1982), l’histoire se déplace vers le milieu et la fin de la vie de Kirishima. Le film dépeint les luttes quotidiennes de Kirishima sous une fausse identité pour vivre une vie ordinaire, jusqu’à ses derniers jours.

« Il a travaillé pour gagner sa vie, il aimait l’alcool et la musique, il a lié assez facilement des relations au travail et dans les endroits qu’il fréquentait. Mais il ne pouvait pas développer de vraies relations personnelles. Cela aurait été engager une relation sur la base d’un mensonge. Rien n’est plus douloureux que ça. Personnellement, j’ai été “en déplacement” à l’étranger pendant près de 30 ans, mais je ne me cachais pas, j’étais actif. Mais de fait je suis bien placé pour comprendre ce qu’il y a de douloureux à se battre pour s’échapper. »

Uchida fait la connaissance d'une femme dans un restaurant où il a ses habitudes.
Uchida fait la connaissance d’une femme dans un restaurant où il a ses habitudes.

Survivre dans la lutte de la vie quotidienne

À plusieurs reprises au cours de ces journées de solitude, Adachi fait apparaître des partenaires de dialogue l’un après l’autre dans les fantasmes de Kirishima. Il peut s’agir d’anciens camarades ou de son propre alter ego.

Les monologues se répètent dans sa tête, c’est alors qu’il apprend qu’il ne lui reste qu’une semaine à vivre. Il trouve finalement le moyen de mourir en tant que « Kirishima Satoshi ». Ce qu’Adachi a essayé de montrer à travers les interrogations de Kirishima, c’est l’image d’un homme qui oscille avec sincérité entre sa conviction dans la révolution et les problèmes qui surgissent dans la vie de tous les jours, comme n’importe quel homme.

Kirishima vivait comme ouvrier journalier.
Kirishima vivait comme ouvrier journalier.

« Kirishima ne s’est jamais considéré comme un révolutionnaire, c’était juste un garçon qui voulait jouer dans un groupe, qui est entré à l’université, a rencontré des survivants de la Nouvelle Gauche, a étudié sérieusement les questions sociales et a agi simplement avec un sens de la justice. À l’époque du mouvement étudiant, près de 10 000 personnes ont été poursuivies par la police. La plupart d’entre eux se sont entendu dire que leurs actes étaient prescrits, ils sont rentrés chez eux pour reprendre l’entreprise familiale en se faisant traiter de tièdes ou de girouettes. Mais je dirais que même ceux qui sont retournés à leur routine quotidienne, c’est à ce moment-là que la lutte a recommencé pour eux. »

Derrière cette affirmation se cache le sentiment d’Adachi concernant l’état de stagnation dans lequel vit la jeunesse d’aujourd’hui, qui le préoccupe depuis 25 ans, lorsqu’il a de nouveau foulé le sol de son pays natal pour la première fois après 26 ans d’exil.

À mon retour, comme le conte d’Urashima Tarô, j’ai été surpris par la réalité : les anciens systèmes du monde qui prévalaient autrefois semblaient avoir été supprimés, et les jeunes avaient encore plus de difficultés à vivre qu’avant. Enveloppés dans du coton, ils se sentaient pris au piège, incapables de dire ce qui les étouffait. Plus de 20 ans après, c’est encore pire. Il ne s’agit pas de dire que les jeunes d’aujourd’hui sont nuls ou quoi que ce soit de ce genre, cette situation est de notre responsabilité. À ma génération et à celle du front uni de tous les campus. Notre défaite a fait ce que nous sommes aujourd’hui. Je pense qu’il est essentiel que nous en assumions la responsabilité dans notre vie quotidienne.

Un ivrogne de Shinjuku peut-il devenir un révolutionnaire ?

C’est là qu’Adachi revient à la question qu’il se posait pour lui-même lorsqu’il s’est engagé dans le mouvement de libération palestinien : Un ivrogne de Shinjuku peut-il devenir un combattant révolutionnaire ? Les deux interrogations semblent appartenir à deux histoires différentes, mais sont en réalité beaucoup plus proches qu’il ne semble.

« Mon thème de réflexion était qu’il n’y a pas de frontière entre le cinéma et la révolution. Et la réponse, je l’avais avant de partir. Si on ne sait pas se bourrer la gueule, comment peut-on être un combattant révolutionnaire ? »

Le voyage commence à la fin du mois de mai 1971, lorsque, au retour du Festival de Cannes, il ose filmer une base du front de la guérilla palestinienne. Il est accompagné de Wakamatsu Kôji (1936-2012), réalisateur et producteur de films pour lequel Adachi a écrit de nombreux scénarios. Ils étaient alliés et s’appelaient mutuellement « Atchan » et « Wakachan ». Et quand Adachi retournera seul en Palestine trois ans plus tard pour poursuivre la lutte avec les Palestiniens, Wakamatsu lui rendra visite chaque année.

« C’était une base militaire, l’alcool n’y était pas autorisé, mais histoire d’exprimer notre gratitude au grand réalisateur Wakamatsu qui venait nous voir du Japon, nous buvions tout de même un verre, et à partir de là, nous sortions les bouteilles et c’étaient des fêtes à n’en plus finir ! Pendant ses séjours, je lui ai fait visiter différents endroits. Wakamatsu me demandait alors curieusement : “Atchan, mais quand est-ce que tu fais la révolution, alors ?” (rires). Je lui répondais : “Mais nous sommes en train de faire la révolution, tu ne vois pas ?” » (rires).

Adachi Masao, qui a démontré que le port d’une arme n’est pas la seule façon de se battre, a été ému par la façon dont Kirishima Satoshi est mort et lui a dédié son requiem, The Escape.

« La lutte pour fuir, en chair et en os, avec une identité complètement effacée, est bien plus difficile que d’être un révolutionnaire ivre à Shinjuku. Dès que j’ai compris cela, j’ai ressenti un immense respect pour lui. C’est par respect pour Kirishima que j’ai voulu faire un film. Lorsque je l’ai achevé, je l’ai montré à Ugajin. Je lui ai dit : “Alors, comment tu trouves ton personnage ? Plus cool qu’en vrai, hein ?”, et il m’a répondu : “Ouais, ouais, pas mal… ” (rires). Le type pas peu fier de lui, pour dire ça, hein ! Mais à sa tête j’ai vu qu’il était content ! »

(Images du film © Comité de production de The Escape. Photos d’interview © Hanai Tomoko)

L'affiche du film
L’affiche du film

Le film

  • Réalisation : Adachi Masao
  • Casting : Furutachi Kanji, Sugita Rairu, Tamoto Soran, Yoshioka Mutsuo, Matsuura Yūya, Kawase Yōta, Adachi Tomomitsu, Nakamura Eriko
  • Année de production : 2025
  • Site officiel : kirishima-tousou.com/

Bande-annonce

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