Un poème japonais du VIIIe siècle tiré du Man’yôshû évoque les traces d’une épidémie

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Le plus ancien recueil de poèmes japonais actuellement conservé date du VIIIe siècle : c’est le Man’yôshû, littéralement « Le receuil des 10 000 feuilles ». L’un des poèmes de cet antique ouvrage parle d’une épidémie meurtrière à cette époque.

Ainsi va toujours
Le monde, dis-je
Séparé de toi
Que je ne cesse
D’aimer en continuant à vivre

(Auteur inconnu, poème 3690, tome 15 du Man’yôshû)

C’est dans le Man’yôshû, la plus ancienne anthologie de poésie japonaise conservée, datant du VIIIe siècle, que figure ce poème. Il s’agit du chant funèbre qui a accompagné jusqu’à sa dernière demeure Yukinomuraji Yakamaro, dépêché à Shiragi (royaume de Silla, un des trois royaumes historiques de Corée). Tombé malade en chemin, Yakamaro meurt sur l’île d’Iki (dans l’actuelle préfecture de Nagasaki). L’un des membres de sa délégation recueille ses dernières paroles, qui figurent dans ce poème : « Ainsi va toujours le monde. » L’esprit de Yakamaro – qui a rendu son dernier souffle loin des siens mais en ayant atteint l’éveil – parvient jusqu’à nous, 1 300 ans plus tard, par le biais de ce poème.

Le Man’yôshû précise que Yakamaro a succombé à une maladie « maléfique », sans doute la variole. En effet, en l’an 7 de l’ère Tenpyô (735) débute une épidémie de variole, probablement dans le gouvernement de Dazaifu (sur l’île de Kyûshû, au sud-ouest du pays), qui va plonger le Japon dans une crise sans précédent. En avril 736, la délégation menée par Yakamaro quitte la capitale Heijô-kyô (actuelle ville de Nara) pour Dazaifu, un périple au cours duquel nombre de ses membres perdent la vie. Son chef meurt à Tsushima (dans l’actuelle préfecture de Nagasaki). À l’époque, les relations diplomatiques avec le royaume de Silla sont terriblement détériorées et hélas, la délégation n’arrivera pas à remplir sa mission.

Un an plus tard, les membres survivants parviennent non sans mal à rentrer à Heijô-kyô, où ils forment un nouveau foyer d’infection. La variole fait de nombreuses victimes dans l’aristocratie de la capitale, dont font partie les dignitaires de la délégation qui ont survécu. La maladie se répand comme une traînée de poudre ; les fils de la famille Fujiwara – le clan au pouvoir – meurent les uns après les autres. L’État est en danger.

L’ère Tenpyô, dont le nom portait un espoir de sécurité et de stabilité politique, n’aura pas atteint cet objectif. C’est pourtant cette époque qui nous a légué les chefs-d’œuvre de la sculpture Tenpyô comme le célèbre grand Bouddha du Tôdai-ji à Nara et le recueil de poèmes Man’yôshû, toujours lu aujourd’hui.

Bien entendu, la société évolue en profondeur. La mort de nombreux paysans, victimes de la variole, réduit fortement les superficies cultivées et la disette s’installe. La malnutrition qui en résulte entraîne une progression des maladies infectieuses. Une spirale infernale est enclenchée.

C’est à l’empereur Shômu qu’il revient de surmonter cette crise inédite. Il le fait en promulguant un édit, le konden einen shizai hô qui autorise la privatisation des terres arables. Il incite ainsi les paysans à cultiver leur propre sol, pour augmenter la production agricole. Les immenses statues bouddhiques qu’il fait ériger sont destinées à rendre visible l’union des forces à l’œuvre dans les modifications sociales. L’empereur Shômu s’applique à créer un axe religieux autour duquel rassembler le peuple.

Le Man’yôshû convoie les regrets de Yukinomuraji Yakamaro, tandis que la statue d’Ashura du temple Kôfuku-ji souligne qu’il est important pour les forts de faire preuve de miséricorde et que le grand Bouddha du Tôdai-ji est destiné à lutter contre l’instabilité sociale.

Entendons la voix du peuple de l’ère Tenpyô nous enjoindre à surmonter les temps difficiles que nous traversons et à édifier une nouvelle culture pour en triompher.

(Photo de titre : le quartier de Ginza à Tokyo, sous la pluie et vidé de ses âmes en raison de l’épidémie de coronavirus. Jiji Press)

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