Sankin kôtai : vérités et idées reçues sur le service en alternance à l’époque d’Edo

Comment les villes-étapes accueillaient les seigneurs et leurs cortèges pendant l’époque féodale

Histoire

Force bagages et moult escorte pour le cortège du seigneur accomplissant son grand tour, de longues distances à parcourir et un besoin vital de trouver un toit pour la nuit. Les villes-étapes (shukuba-machi) ont donc fleuri le long des grands axes pendant l’époque féodale. Ces stations proposaient des auberges pour accueillir les cortèges itinérants mais offraient aussi un soutien logistique précieux, accompagnant le transport des marchandises et du courrier, gérant les biens, les personnes et les flux financiers.

Ieyasu, le shôgun qui développa le système des postes à cheval

L’origine des villes-étapes (shukuba-machi) remonte aux stations-relais (shuku-eki) instaurées en 701 par le régime des codes de Taihô. Elles ponctuaient l’axe reliant Kyoto à Daizaifu, sur l’île de Kyûshû (sud-ouest). On en trouvait tous les 30 ri (1 ri de l’époque faisant environ 533 mètres, soit une distance totale de près de 16 km), un système d’auberges pouvant accueillir les voyageurs ainsi qu’un relais pour les chevaux étaient prévus, tout était organisé en hommes et en animaux pour assurer le transport efficace des marchandises.

Pendant l’époque Sengoku (1477-1573) ce système est complété. L’ordonnance dite denma organise la poste à cheval. À chaque ville-étape il est désormais possible de changer de monture et d’équipage, le relais est assuré.

Le clan Go-Hôjô qui régnait alors sur le fief de Sagami (au centre-ouest de l’actuelle préfecture de Kanagawa) a, depuis sa base d’Odawara, mis à profit ce système de relais pour aménager son réseau de distribution et développer l’économie de sa province.

Après sa victoire à Sekigahara, le shôgun Tokugawa Ieyasu renforce et étend ce système de stations et de poste à cheval. Puis en 1601, il le fait entrer dans une nouvelle ère, en l’instaurant sur le grand axe du Tôkaidô reliant Kyoto à Edo. Depuis lors, ces villes-étapes n’ont eu de cesse de prospérer pour devenir ces cités que nous connaissons de nos jours.

Le nombre de montures et d’hommes disponibles à chaque étape fait l’objet d’une stricte réglementation shogunale. Par exemple, chaque relais de l’axe du Tôkaidô doit pouvoir fournir 100 hommes et 100 chevaux, les étapes de la route du Nakasendô 50 hommes et 50 chevaux, et 25 hommes et 25 chevaux sur les autres circuits.

En cas de pénurie, les hameaux voisins (alors désignés sous le terme de suke-gô, villages auxiliaires) étaient mis à contribution pour l’approvisionnement en bêtes ou en main d’œuvre. Les villes-étapes et leurs villages limitrophes devaient donc assurer la logistique et contribuer au bon fonctionnement des cortèges seigneuriaux.

Les toiyaba et honjin étaient le cœur battant de ces villes-relais. On appelle toiyaba ces QG où œuvraient les préposés en charge de l’organisation centrale. Ils administraient le relais, gèraient les escortes, les chevaux et les coursiers. C’est souvent un grand notable ou le chef du village qui en assurait la direction, il était assisté d’un ancien (toshiyori) et de préposés aux registres (chôzuke) s’occupant de la gestion et de la comptabilité.

Et puis, pas de cortège sans honjin… C’est là que séjournaient les chefs de clans lors de leur passage. Ce volet hôtellerie était également géré par les administrateurs du toiyaba. C’était l’endroit clé de l’étape. L’espace étant modulable, il pouvait le cas échéant héberger des hommes qui n’étaient pas des haut gradés, la clientèle a pu évoluer au fil des époques.

Plan type d’une ville-étape

L’auberge (honjin) est au centre. En rouge sur le plan, on distingue les deux entrées de la ville, barbacanes rectangulaires, elles devaient empêcher que les ennemis ne puissent fondre sur l’auberge principale abritant les hauts gradés en cas d’attaque. La ville-étape servait de « bivouac » (jin) aux seigneurs. (Illustration : Atelier Plan)
L’auberge (honjin) est au centre. En rouge sur le plan, on distingue les deux entrées de la ville, barbacanes rectangulaires, elles devaient empêcher que les ennemis ne puissent fondre sur l’auberge principale abritant les hauts gradés en cas d’attaque. La ville-étape servait de « bivouac » (jin) aux seigneurs. (Illustration : Atelier Plan)

Illustration tirée du Tôkaidô Bunken-zu, représentant Odawara, qui était l’une des plus grandes étapes de la route du Tôkaidô. Le dessin n’est pas légendé, mais on peut supposer que le grand bâtiment en haut à gauche servait d’auberge ou abritait l’administration des lieux. (Collections de la Bibliothèque nationale de la Diète)
Illustration tirée du Tôkaidô Bunken-zu, représentant Odawara, qui était l’une des plus grandes étapes de la route du Tôkaidô. Le dessin n’est pas légendé, mais on peut supposer que le grand bâtiment en haut à gauche servait d’auberge ou abritait l’administration des lieux. (Collections de la Bibliothèque nationale de la Diète)

Arrivée du cortège, mode d’emploi

Le cortège accompagnant le seigneur est par essence un « défilé en armes » (kôgun). À l’étape, le lieu de résidence est un bivouac avec des cantonnements (jin’ei). En d’autres termes, pendant le séjour de la troupe, la ville-relais devient une extension du fief, dont chef de clan prend temporairement possession. C’est pourquoi l’auberge était appelée honjin qui signifie littéralement « bivouac principal ».

Ainsi, l’étape devait faire l’objet d’une réservation, dont la demande devait être posée au moins dix jours à l’avance. On vérifiait alors que l’auberge n’était pas déjà réservée par un autre clan à la date souhaitée et on renvoyait une missive de confirmation qui concluait la transaction.

Ensuite, quelques jours avant l’arrivée du cortège, le seigneur faisait parvenir à l’étape des sekifuda, ces petits écriteaux sur lesquels étaient écrit le nom du clan. Des chargés de mission étaient placés à l’entrée de l’étape et sur l’auberge pour bien signifier que les lieux étaient désormais aux mains « d’untel ».

Certaines dates étant très demandées, il arrivait qu’un clan quitte l’étape à midi et qu’un autre fief en prenne possession le soir.

Citons un exemple. En 1822, le relais de Futagawa (33e étape de la route du Tôkaidô, à Toyohashi dans l’actuelle préfecture d’Aichi) devait être utilisé par le clan Hikone pendant la journée avant de laisser la place à celui de Fukuoka arrivant dans la soirée. Mais quand les hommes de Hikone se sont présentés, l’écriteau du clan Fukuoka était déjà en place. Offensés, ils ont présenté une doléance. (« Cortèges et défilés seigneuriaux », Sankin Kôtai to Daimyô Gyôretsu, Yôsensha)

Le musée Honjin de Futagawa-juku est installé dans le bâtiment rénové de l’auberge de l’étape, anciennement administrée entre 1807 et 1870 par les Baba, puissante famille de Futagawa. De nos jours encore, c’est un site touristique emblématique de la région.
Le musée Honjin de Futagawa-juku est installé dans le bâtiment rénové de l’auberge de l’étape, anciennement administrée entre 1807 et 1870 par les Baba, puissante famille de Futagawa. De nos jours encore, c’est un site touristique emblématique de la région.

Les Fukuoka utilisaient souvent l’étape de Futagawa lors de leurs déplacements. Le musée Futagawa-juku Honjin garde notamment une trace de leur passage dans l’auberge datant de 1837 gardée au « Registre de l’auberge de Futagawa » (Futagawa-shuku Honjin Shuku-chô).

L’arrivée étant prévue pour le 22 mars, dès le 17 les écriteaux à leur nom étaient parvenus à l’étape. Pourtant à cause de fortes pluies, la venue du cortège a dû être retardée au 4 avril.

Ce matin-là, les tentures et les lanternes aux armoiries du clan qui devaient pavoiser l’auberge étaient enfin livrées. Les gérants sont alors allés à leurs devants, pour accueillir la troupe à 1 ri (environ 4 km) de l’entrée de l’étape.

À leur arrivée, 51 personnes, dont le seigneur, se sont installées à l’auberge principale, alors qu’un nombre inconnu d’hommes d’escortes se répartissaient dans les quelque 57 bivouacs annexes.

Rien ne devait être laissé au hasard et l’administration a eu fort à faire. Le groupe leva le camp assez tôt le lendemain matin.

La scène ci-dessous ne représente pas les Fukuoka à Futagawa, mais dans son estampe ukiyo-e intitulée « Une matinée à Seki » (dans l’actuelle ville de Kameyama, préfecture de Mie), tirée des Cinquante-trois stations du Tôkaidô , Hiroshige dépeint un cortège quittant la 47e ville-étape de la route du Tôkaidô.

« Les Cinquante-trois étapes du Tôkaidô : une Matinée à Seki » (Tôkaidô go-jû-san tsugi Seki Honjin Hayatate), estampe de Hiroshige. Un palanquin attend. Au fronton du bâtiment de gauche, on voit accrochés sous la tenture, des écriteaux (sekifuda) qui devraient être au nom des envoyés du clan, mais en y regardant de plus près on y découvre une réclame pour des produits cosmétiques. Les armoiries sur la tenture ne correspondent d’ailleurs à aucun clan. Hiroshige, fidèle à son humour légendaire, s’est amusé à y styliser « Tanaka », les idéogrammes de son propre nom de famille. (Collections de la Bibliothèque nationale de la Diète)
« Les Cinquante-trois étapes du Tôkaidô : une Matinée à Seki » (Tôkaidô go-jû-san tsugi Seki Honjin Hayatate), estampe de Hiroshige. Un palanquin attend. Au fronton du bâtiment de gauche, on voit accrochés sous la tenture, des écriteaux (sekifuda) qui devraient être au nom des envoyés du clan, mais en y regardant de plus près on y découvre une réclame pour des produits cosmétiques. Les armoiries sur la tenture ne correspondent d’ailleurs à aucun clan. Hiroshige, fidèle à son humour légendaire, s’est amusé à y styliser « Tanaka », les idéogrammes de son propre nom de famille. (Collections de la Bibliothèque nationale de la Diète)

L’entrée de l’auberge est pavoisée de tentures avec des armoiries, des écriteaux sont dûment installés, lanternes et palanquin seigneurial participent du décor. Pourtant tout est faux, car les armoiries ne correspondent à rien, les écriteaux ont été détournés, c’est une estampe humoristique type inspirée d’une situation réelle, l’artiste a brodé sur le thème des affres du départ d’un cortège.

Halte des cortèges, un énorme pactole pour les villes-étapes

Les seigneurs et leurs cortèges étaient des clients de choix pour les villes-étapes, surtout s’ils y passaient la nuit car les retombées financières étaient alors importantes. À l’inverse, en cas de mauvais accueil ou de mauvaise gestion, les auberges couraient le risque de perdre leur meilleur client. Elles devaient veiller à ne pas se laisser dépasser par la concurrence.

C’est probablement pourquoi les propriétaires des grandes auberges se rendaient à Edo dans les résidences des clans le jour de l’An, afin de rendre hommage et offrir des cadeaux. Très tôt, ils ont dû développer une forme de service clientèle pour soutenir leur activité. Il leur fallait attirer les potentiels visiteurs et se garantir la venue des grands cortèges. L’activité économique de tout un bourg était en jeu. Les villes étapes étaient en concurrence et la lutte était acharnée pour remporter ces marchés.

Pourtant cette concurrence excessive a parfois lourdement pesé sur la vie des bourgs traversés. Rendez-vous dans notre prochain article, pour aborder les aspects « négatifs » de ce système de villes-étapes.

(Photo de titre :  « Un cortège seigneurial traversant Kanô. » Kanô, ville située dans l’actuelle préfecture de Gifu, était la 53e ville-étape mais surtout la 5e plus importante du Nakasendô. Estampe de Hiroshige tirée du Kiso Kaidô rokujûkyû Tsugi no Uchi Kanô, Collections de la bibliothèque nationale de la Diète.)

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