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« Karuta », le jeu traditionnel japonais mis en valeur dans le manga « Chihayafuru »

Manga/BD Divertissement

Le cinquantième et dernier volume du manga Chihayafuru a été publié en décembre 2022, mettant fin à une série à succès qui, pendant 15 ans, s’est focalisée sur un casting incroyable de personnages et un thème original: des lycéens absorbés par la compétition d’un jeu traditionnel nippon appelé karuta. Penchons-nous sur cette œuvre et ce divertissement populaire.

Les origines et les règles de ce jeu traditionnel

Le karuta de compétition est né d’une rencontre de plusieurs éléments venant de contrées et d’époques différentes — entre les passe-temps d’Asie, l’esprit sportif moderne, la littérature ancienne et les jeux de cartes européens. Ce monde est le décor du manga Chihayafuru, de Suetsugu Yuki, qui s’est achevé en 2022 après 15 ans de publication dans le magazine Be Love, édité par Kôdansha.

Désormais considéré comme un shôjo (manga destiné à public féminin jeune) incontournable, il dépeint la vie de jeunes japonais dévoués au karuta. Un divertissement populaire, certes, mais qui n’a pas de « grand championnat » à proprement parler et qui ne se pratique que par un petit nombre d’amateurs. Malgré tout, le manga est devenu un énorme succès, avec des versions animées télévisées et des films en live action, grâce à une exploration habile des profondeurs cachées du jeu.

En 2020 a été créée la coupe « Hyakunin Isshu Competitive Karuta Chihayafuru Ogurayama », pour initier les fans aux joies de regarder le jeu. Le quatrième tournoi s'est tenu en février 2023 à Kyoto.  (© Suetsugu Yuki/Kodansha)
En 2020 a été créée la coupe « Hyakunin Isshu Competitive Karuta Chihayafuru Ogurayama », pour initier les fans aux joies de regarder le jeu. Le quatrième tournoi s’est tenu en février 2023 à Kyoto. (© Suetsugu Yuki/Kodansha)

Le mot japonais karuta dérive du portugais « carta », qui partage bien sûr la même racine avec le mot « carte ». Ce terme, et les jeux associés, ont été introduits par des marins portugais au XVIe siècle, à l’âge d’or européen des découvertes.

Selon l’ouvrage Karuta, de l’expert juridique et historien Takashi Ebashi, les cartes à jouer que ces marins apportaient étaient des enseignes latines (les précurseurs des cartes à jouer modernes), avec des couleurs nommées bâton, épée, coupe et pièce de monnaie, bien que les Japonais qui ont adopté les cartes aient confondu la coupe avec un sac.

Au XVIIe siècle, cependant, le shogunat Tokugawa a fermé les frontières du Japon au reste du monde et restreint les interactions et le commerce à l’étranger. À partir de ce moment, les « carta » se sont transformées en une forme uniquement nippone, avec des décors populaires qui comportaient des poèmes courts tanka et étaient décorés de portraits de leurs auteurs. C’est ainsi qu’est né le karuta japonais.

Le tanka est une forme poétique courte composée de 31 syllabes selon le modèle 5-7-5-7-7, et la tradition est très ancienne, avec des poèmes rédigés il y a plus de mille ans. Le jeu de karuta le plus célèbre est appelé Hyakunin isshu — qui signifie « De 100 personnes, un poème » — utilise des cartes regroupant une sélection de 100 poèmes compilés par l’érudit Fujiwara no Teika (1162-1241), dont le premier aurait été écrit par l’empereur Tenji (règne : 661-672), l’homme qui a centralisé le pouvoir au Japon au VIIe siècle. Son poème évoque l’atmosphère de la nuit qui tombe lors de la saison des récoltes.

Le dernier et centième poète était l’œuvre de l’empereur Juntoku (règne : 1210-1221), qui, avec son père, avait combattu le shogunat de Kamakura pour redonner le pouvoir politique à la cour, mais avait fini vaincu et exilé.

Ômi-jingû est un sanctuaire dédié à l'empereur Tenji, l'un des plus grands réformateurs et poètes de l'histoire du Japon. En conséquence, le lieu est également appelé « sanctuaire du karuta » et y accueille des tournois. (© Jiji)
Ômi-jingû est un sanctuaire dédié à l’empereur Tenji, l’un des plus grands réformateurs et poètes de l’histoire du Japon. En conséquence, le lieu est également appelé « sanctuaire du karuta » et y accueille des tournois. (Jiji)

Les poèmes sélectionnés pour le Hyakunin isshu ne sont pas seulement écrits par des empereurs. Beaucoup étaient composés par des aristocrates et des prêtres de rang inférieur, et le genre tanka dans son ensemble n’était pas à l’origine un passe-temps réservé aux élites. Il existe des poèmes créés par des samouraïs et des marchands, et la plus ancienne anthologie poétique du Japon, le Man’yôshu, comprend des tanka de roturiers et de soldats défendant les frontières.

Le karuta est un jeu d’association et de mémorisation. Un lecteur lit la première moitié d’un poème et les joueurs se précipitent pour trouver la carte où figure la seconde moitié du texte.

Conçu à l’origine comme un moyen d’apprendre les tanka, il a finalement évolué pour devenir un jeu à part entière. Puis, lorsque le Japon a repris les échanges internationaux au XIXe siècle, la tradition locale a de nouveau croisé le chemin des concepts occidentaux comme le sport moderne, et le karuta est devenu une compétition, avec un ensemble de règles standard.

Le sanctuaire Ômi-jingû offre aux visiteurs la possibilité de devenir des poètes de karuta avec des séances photos costumées. (© Jiji)
Le sanctuaire Ômi-jingû offre aux visiteurs la possibilité de devenir des poètes de karuta avec des séances photos costumées. (Jiji)

Compétition mentale acharnée

Le monde des tournois de karuta est très féroce. Les parties se jouent à deux. La moitié des 100 cartes sont éparpillées entre les joueurs, et ils peuvent en aligner 25 à leur guise.

Cette règle ajoute de la profondeur au jeu, puisque la carte que le lecteur lit ne se trouve peut-être pas devant soi. Les joueurs sont pénalisés pour leurs erreurs, le jeu crée donc une tension entre deux décisions à l’extrême opposé : agir rapidement ou rester calme pour choisir la bonne stratégie.

Les deux adversaires commencent par retenir l’emplacement des cartes devant eux. Si cela nécessite une bonne mémoire, l’intelligence simple ne suffit pas, car il faut être très agile pour obtenir la carte en premier. L’action peut devenir si intense que les joueurs se claquent parfois les mains, ce qui entraîne des coups ou même des luxations, des fractures et d’autres blessures...

Yamazoe Yuri (à droite), enseignante au lycée, a remporté son troisième titre consécutif lors de la finale 2023 de la compétition pour la « Karuta Queen », qui s’est tenue au sanctuaire Ômi-jingū le 7 janvier. (© Kyodô)</span>
Yamazoe Yuri (à droite), enseignante au lycée, a remporté son troisième titre consécutif lors de la finale 2023 de la compétition pour la « Karuta Queen », qui s’est tenue au sanctuaire Ômi-jingū le 7 janvier. (Kyodô)

Les champions masculins de karuta en compétition sont appelés meijin (experts), tandis que les femmes sont appelées queen (reines). Dans le manga Chihayafuru, l’élève de neuvième année Wakamiya Shinobu apparaît comme la plus jeune reine karuta de l’histoire. Son personnage est inspiré de Kusunoki Saki qui, à 15 ans, était devenue la plus jeune queen de tous les temps. Cette dernière a pris sa retraite après 10 championnats consécutifs mais a poursuivi sa passion en écrivant le livre « Mémoire instantanée » (Shunkan no kioku-ryoku). Selon elle, les cinq facteurs nécessaires pour devenir un bon joueur de karuta sont la mémoire, la concentration, la stratégie, l’action en une fraction de seconde et la force mentale.

Grâce à tous les divers éléments du jeu, les joueurs ont suffisamment de marge pour équilibrer leurs faiblesses avec leurs forces. Dans le karuta de compétition, quel que soit votre âge ou votre sexe, grâce à un entraînement intensif, n’importe qui peut réussir.

Notons malgré tout que certains joueurs semblent dotés d’un talent naturel, et peuvent en quelque sorte entendre plus rapidement que les autres le poème être lu. Dans le jargon, on dit que ces joueurs ont « un bon sens ». Et justement, la protagoniste du manga Chihayafuru, Chihaya Ayase, possède ce talent.

Lorsqu’elle se concentre, Ayase possède une ouïe si fine qu’elle dit que même le fait de cligner des yeux peut l’assourdir... Les joueurs dotés de ce « bon sens » peuvent apparemment entendre des changements subtils dans la prononciation de la syllabe « sa » par exemple, qui indique le son suivant. Selon la championne Kusunoki, en se focalisant, il est possible de ressentir des changements dans l’air avant même qu’un son ne soit prononcé.

Moins d’amour et plus de karuta

Ayase est représentée dans le manga comme charmante et joyeuse, mais sa passion maladive pour le karuta l’empêche d’avoir des relations amoureuses avec les garçons qui l’entourent. Elle a commencé à jouer en sixième année, au moment où un nouveau camarade de classe lui a parlé du jeu. Sa vie s’est totalement transformée depuis.

Trois films adaptés du manga ont été produits de 2016 à 2018, où l'actrice Hirose Suzu en a été l'héroïne. Ici, elle apparaît lors d'un événement en avant-première le 6 mars 2018 pour le film Chihayafuru : Musubi. (© Jiji)
Trois films adaptés du manga ont été produits de 2016 à 2018, où l’actrice Hirose Suzu en a été l’héroïne. Ici, elle apparaît lors d’un événement en avant-première le 6 mars 2018 pour le film Chihayafuru : Musubi. (Jiji)

Arrivée au lycée, Ayase a fondé un club de karuta de compétition et a commencé à organiser des matchs d’entraînement avec ses amis. Dotée d’une vitesse sensorielle exceptionnelle, elle possède les compétences physiques et la force mentale nécessaires pour vaincre ses adversaires. Mais parmi sa troupe se trouve la queen la plus redoutable et la plus jeune de l’histoire...

L’une des qualités du manga est qu’il ne se concentre pas uniquement sur le talent naturel. Des personnes ordinaires qui travaillent dur pour exceller et dépasser leurs limites sont également mis en scène.

L’influence du manga Chihayafuru est telle que de plus en plus de personnes à l’étranger se lancent dans la compétition de karuta. Ici, Linton Rathgen, originaire de Nouvelle-Zélande, à l'école élémentaire Higashihama à Ishinomaki, au nord-est du Japon, le 17 mai 2011, offrant une démonstration aux enfants qui ont souffert du grand séisme du 11 mars. (© Jiji)
L’influence du manga Chihayafuru est telle que de plus en plus de personnes à l’étranger se lancent dans la compétition de karuta. Ici, Linton Rathgen, originaire de Nouvelle-Zélande, à l’école élémentaire Higashihama à Ishinomaki, au nord-est du Japon, le 17 mai 2011, offrant une démonstration aux enfants qui ont souffert du grand séisme du 11 mars. (Jiji)

Aujourd’hui, la romance est généralement un thème majeur dans les mangas shôjo, et Chihayafuru ne fait pas exception. Ayase court après son mentor de karuta, tout en fréquentant son ami d’enfance qui est toujours auprès d’elle. Cet exemple de triangle amoureux est un classique du genre, mais il n’est pas traité si profondément car les personnages semblent avoir des appréhensions sur l’amour en général, même s’il existe de nombreux poèmes d’amour.

Le film de Disney La Reine des neiges dépeignait le « véritable amour » non pas comme un amour romantique, mais entre sœurs, et de nombreuses œuvres modernes axées sur les princesses laissent complètement de côté la romance. Chihayafuru, cependant, a été un travail de pionnier dans cette tendance car il montre que la romance n’a pas besoin d’être l’impulsion d’une histoire simplement parce que le protagoniste est une fille.

(Photo de titre : la série Chihayafuru a débuté en décembre 2007 pour se terminer en août 2023 après 50 volumes et 247 chapitres. Plus de 27 millions d’exemplaires ont été vendus. Nippon.com)

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