Derrière les noms des gares de la ligne Yamanote

« Shibuya » : une baie salée ou un samouraï légendaire du XIIème siècle ?

Histoire Tourisme

Depuis qu’elle a reçu le nom de « Yamanote » en 1909, cette artère ferroviaire qui soutient le développement de la capitale japonaise compte aujourd’hui trente gares. Derrière chacune d’elles se cache une origine toponymique singulière, révélant un véritable trésor d’histoires méconnues sur Tokyo. Notre premier article plonge dans les origines du nom de la célèbre gare de Shibuya, ainsi que de celui de la pente Dôgen-zaka.

Il existe trois hypothèses quant à l’origine du nom de la gare de Shibuya

Considéré aujourd’hui comme l’un des carrefours les plus fréquentés au monde, le célèbre Scramble crossing de Shibuya attire chaque année des foules de visiteurs venus du monde entier. Difficile d’imaginer qu’à l’ère Meiji (1868-1912), cet endroit n’était encore qu’un paisible village rural. Les cartes d’alors mentionnent les hameaux de Kami-Shibuya, Naka-Shibuya et Shimo-Shibuya, entourés de champs, de théiers et de vergers de poiriers, un paysage bien éloigné de l’effervescence actuelle.

Une carte des environs de Shibuya au début de l’ère Meiji montre les trois villages, (1) Kami-Shibuya, (2) Naka-Shibuya et (3) Shimo-Shibuya ; disséminés au milieu des champs. (Reproduction tirée du Système d’accès aux environnements agricoles historiques de l’Institut national de recherche pour l’agriculture et l’alimentation du Japon.)
Une carte des environs de Shibuya au début de l’ère Meiji montre les trois villages, (1) Kami-Shibuya, (2) Naka-Shibuya et (3) Shimo-Shibuya ; disséminés au milieu des champs. (Reproduction tirée du Système d’accès aux environnements agricoles historiques de l’Institut national de recherche pour l’agriculture et l’alimentation du Japon.)

Ces trois villages furent réunis en 1889 lors de la mise en place du système des communes, pour former le village de Shibuya (Shibuya-mura). Vingt ans plus tard, en 1909, il prit le statut de bourg (Shibuya-machi). Au moment du premier recensement national de 1920, Shibuya comptait plus de 81 000 habitants, ce qui en faisait le plus grand bourg du Japon. L’ouverture de la gare de Shibuya accéléra encore ce mouvement : la population y afflua rapidement. Mais d’où vient donc le nom de Shibuya ? Plusieurs théories se disputent l’origine de ce toponyme.

Hypothèse géographique — la « baie salée »

Selon une première théorie, le nom Shibuya viendrait d’une déformation de Shioya no sato, « le hameau de la baie salée ». Dans des temps très anciens, la région aurait été bordée par la mer, et l’on dit que le sel affleurait encore lorsqu’on creusait profondément le sol.

Hypothèse géographique — la vallée fluviale

Une autre explication relie le nom à la morphologie du terrain. La zone était traversée par une rivière serpentant dans une vallée encaissée, formant un creux en forme de « U ». L’eau, chargée en fer, prenait une teinte sombre tirant sur le rouge-brun. De là serait venu le nom de « Shibu-i tani », la vallée sombre, devenu plus tard Shibuya. Cette rivière n’est autre que la Shibuya-gawa, qui s’écoule aujourd’hui encore sur 2,4 kilomètres, du sud de la gare de Shibuya jusqu’au pont Tengenji. Le reste de son cours a été recouvert et transformé en canal souterrain, servant désormais d’égout principal. Fait peu connu, l’un de ses affluents, la Kôhone-gawa, qui prenait sa source du côté de Sangûbashi, aurait inspiré la célèbre chanson enfantine « Haru no Ogawa » (Le ruisseau du printemps). Elle aussi, aujourd’hui, s’écoule discrètement sous terre.

Hypothèse historique — le nom d’un guerrier de l’époque Heian

Une autre version, plus légendaire, raconte que vers la fin de l’époque Heian (794-1185), un guerrier ayant arrêté un voleur qui s’était introduit dans le palais impérial de Kyoto reçut de l’empereur le nom de « Shibuya » en récompense. Ce samouraï serait ensuite venu s’établir et gouverner cette région, donnant ainsi son nom au lieu.

Le spécialiste de la toponymie Tanikawa Akihide estime toutefois que l’explication la plus crédible reste celle du « village de Shioya » devenu Shibuya, c’est-à-dire une origine géographique liée au relief et à la mer. Quant à l’hypothèse du « vallon traversé par une rivière », elle demeure tout à fait plausible sur le plan topographique. La gare de Yoyogi, point culminant de la ligne Yamanote, se trouve à 38,7 mètres d’altitude. Depuis là, la ligne descend jusqu’à environ 15 mètres au niveau de la gare de Shibuya, avant de remonter vers Ebisu. Shibuya se situe donc, littéralement, au creux d’une vallée, fidèle à son nom.

Un samouraï récompensé pour avoir capturé un voleur ?

Parmi les hypothèses sur l’origine du nom de Shibuya, la version liée à un personnage historique n’est sans doute qu’une légende, mais elle reste suffisamment fascinante pour qu’on s’y attarde. L’histoire raconte qu’à la fin de l’époque Heian, un guerrier du clan Taira, nommé Kawasaki Shigeie, servait comme garde au palais impérial de Kyoto. Un jour, il captura un voleur qui s’était introduit dans l’enceinte impériale. L’homme se présenta comme Shibuya Gon-no-suke Morikuni, originaire de la province de Sagami (actuelle préfecture de Kanagawa). Informé de cet exploit, l’empereur Horikawa aurait récompensé Shigeie en lui attribuant le nom de Shibuya. Une fois sa mission de garde achevée, Shigeie prit officiellement le nom de Shibuya Shigeie et reçut en fief les terres correspondant à l’actuel quartier de Shibuya. Cependant, l’idée qu’un samouraï ait reçu pour nom celui d’un voleur paraît pour le moins tirée par les cheveux.

Je me permets modestement une autre hypothèse : le terme « Gonsuke » (権助) aurait en réalité désigné « Gonsuke » (権介), c’est-à-dire un titre administratif conféré par la cour impériale (gonkan). Le supposé « voleur » aurait donc été un noble local au service du pouvoir, tombé en disgrâce pour une faute, puis vaincu par Shigeie, avant que l’histoire ne soit déformée au fil du temps.

En définitive, il semble plus juste de penser que Shibuya était à l’origine un nom de lieu, dérivé de Shioya no sato, le hameau de la baie salée. La famille Shibuya aurait ensuite adopté ce toponyme comme patronyme, et la légende du voleur capturé aurait été inventée pour glorifier les exploits guerriers de ses ancêtres.

Deux sanctuaires vestiges du vieux Shibuya

À cinq minutes à pied de la gare de Shibuya, derrière le commissariat de police, se trouve le sanctuaire Konnô Hachiman-gû, un lieu chargé d’histoire. C’est ici même que se dressait autrefois la résidence du clan Shibuya. Selon la tradition du sanctuaire, c’est en 1092, à la fin de l’époque Heian, que Shibuya Shigeie aurait érigé le château de Shibuya sur ces terres. Le site demeura ensuite le centre du pouvoir de la famille Shibuya jusqu’à sa disparition en 1524, au cours des guerres du XVIᵉ siècle.

Le sanctuaire Konnô Hachiman-gû (Pixta)
Le sanctuaire Konnô Hachiman-gû (Pixta)

Aucun vestige du château de Shibuya n’a été retrouvé à ce jour. Le spécialiste des châteaux et de l’histoire du Japon médiéval Nishimata Fusao estime d’ailleurs qu’il ne s’agissait sans doute que d’un lieu associé à la légende du château, et non d’une véritable forteresse. Selon lui, l’emplacement même n’était pas propice à une construction défensive ; il s’agirait plutôt d’une simple résidence fortifiée du clan Shibuya. Quoi qu’il en soit, se promener dans le quartier en imaginant ce qu’il fut jadis reste une expérience des plus agréables. La prochaine halte se trouve au carrefour devant le poste de police de Dôgen-zaka-ue : une stèle discrète marquant l’origine du nom « Dôgen-zaka ». Peu de passants s’y arrêtent aujourd’hui, mais elle fait partie de ces petits témoins muets du vieux Shibuya.

Stèle commémorative de Dôgenzaka (Pixta)
Stèle commémorative de Dôgen-zaka (Pixta)

Selon l’inscription gravée sur la stèle, le nom Dôgen-zaka remonterait à l’époque Sengoku. En 1524, le seigneur Hôjô Ujitsuna aurait envahi la région et anéanti le clan Shibuya. L’un de ses descendants, Ôwada Dôgen, se serait alors retiré dans un ermitage qu’il fit bâtir au pied de la pente, d’où viendrait le nom de la colline, la pente de Dôgen. Un autre texte, le Tenshô Nikki, rédigé par Naitô Kiyonari, vassal de Tokugawa Ieyasu, rapporte que Dôgen remit plus tard un document généalogique au shôgun lui-même. Cependant, dans l’ouvrage illustré Edo Meisho zu-e, Dôgen est présenté comme un personnage de l’époque de Kamakura, apparenté à Wada Yoshimori, un des vassaux de Minamoto no Yoritomo.

Après la chute du clan Wada, qui s’était rebellé contre le shogunat, Dôgen aurait fui Kamakura, trouvé refuge dans cette colline et vécu en hors-la-loi, ce qui aurait valu à la pente son nom. Deux récits, deux époques, l’un Sengoku, l’autre Kamakura, et sans doute autant de légende que d’histoire. Mais il n’est pas impossible que Dôgen-zaka ait connu son lot d’épisodes sanglants au fil des siècles. Derrière la stèle actuelle se dresse un autre monument, la stèle commémorative de Dôgen-zaka-michi, dont la raison exacte de l’érection reste mystérieuse : on ignore qui elle commémore et qui l’a fait ériger.

Parmi les autres sites méconnus de Shibuya, on peut citer le sanctuaire Miyamasu Mitake-jinja, à deux minutes à pied de la gare. Devant le pavillon principal, on remarque non pas des komainu (chiens-lions gardiens), mais deux statues en bronze de loups de montagne, symbolisant le loup japonais (Nihon ôkami). Ces statues visibles aujourd’hui sont des copies : les originaux en pierre, datés de l’ère Enpô (1673–1681), sont conservés dans le bureau du sanctuaire, à l’abri du temps.

Le sanctuaire Miyamasu Mitake-jinja, niché discrètement entre les immeubles près de la gare de Shibuya. (Pixta)
Le sanctuaire Miyamasu Mitake-jinja, niché discrètement entre les immeubles près de la gare de Shibuya. (Pixta)

Ici, ce ne sont pas des chiens-lions, mais des loups qui veillent sur le sanctuaire. (Pixta)
Ici, ce ne sont pas des chiens-lions, mais des loups qui veillent sur le sanctuaire. (Pixta)

Les monts Chichibu, qui s’étendent dans le haut bassin du fleuve Arakawa, étaient autrefois le territoire du loup japonais, une espèce aujourd’hui disparue depuis la fin de l’époque Meiji. Dans toute cette région, de nombreux sanctuaires vouent encore un culte à cet animal sacré, connu sous le nom de « O-inusama », littéralement le vénérable chien. À l’époque d’Edo, cette vénération du loup — symbole de protection contre les épidémies et les fléaux — s’est répandue bien au-delà des montagnes, jusque dans les plaines du Kantô et du Kôshin. Le sanctuaire Miyamasu Mitake-jinja, tout près de la gare de Shibuya, constitue ainsi un rare témoignage urbain de cette foi ancienne : un lieu discret où l’esprit du loup protecteur veille encore sur la ville moderne.

Données sur la gare de Shibuya

  • Ouverture : 1er mars 1885
  • Nombre moyen de passagers par jour : 324 414 personnes (4ᵉ gare la plus fréquentée sur les 30 de la ligne – données 2024, JR East)
  • Lignes desservies : JR : ligne Yamanote, ligne Saikyô, ligne Shônan-Shinjuku Tôkyû : ligne Den’en-Toshi, ligne Tôyoko Tokyo Metro : lignes Ginza, Hanzômon et Fukutoshin Keiô : ligne Inokashira

Bibliographie

  • « Introduction à la toponymie ferroviaire » (Ekimei gakunyûmon), Imao Keisuke (éditions Chûkô Shinsho Clare)
  • « Promenade le long de la ligne Yamanote – L’Edo des gares » (Yamanote o Edo meguri), Andô Yûichirô (éditions Ushio Shuppansha)
  • « Dictionnaire des noms de lieux et de leur origine à Tokyo » (Tokyo no chiri to chimei ga wakaru jiten), Asai Kenji (éditions Jitsugyô no Nihonsha)
  • « Tokyo et Edo — À la découverte de l’origine des noms de lieux » (Tokyo Edo chimei no yurai o aruku), Tanikawa Akihide (éditions Best Shinsho)
  • « Le mystère des noms de gares autour de Tokyo — Une géographie sensible » (Chikei o kanjiru ekimei no himitsu Tokyo shûhen), Uchida Muneharu (éditions Jitsugyô no Nihonsha)

(Photo de titre : la gare de Shibuya en 1925, collection du Musée du chemin de fer)

train gare Shibuya