Les Japonais désignés « Trésors nationaux vivants »
Fujinuma Noboru, Trésor national vivant : transformer le bambou en une œuvre d’art
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Des œuvres reconnues à travers le monde pour leur qualité artistique
Les collectionneurs étrangers s’arrachent plus de 90 % des œuvres de Fujinuma Noboru. En dehors des expositions, ils se rendent directement dans son atelier pour acquérir ses pièces, ce qui limite ainsi les occasions de les admirer ses créations au Japon. D’où vient un tel engouement ?
Tout a commencé en 1997 lorsque Lloyd Cotsen, un collectionneur et ancien président du groupe de cosmétiques Neutrogena, se rend à une exposition en solo de Fujinuma au grand magasin Mitsukoshi, à Tokyo, et achète une de ses œuvres. Il présente ensuite les créations de Fujinuma dans le sein d’une exposition de sa collection personnelle à New York, ce qui incite d’autres collectionneurs étrangers à acquérir ses pièces.
La première d’entre elles achetée par Cotsen est Shunchô (Vague de printemps), un panier à fleurs en bambou nemagari (bambou aux racines pliées). Il s’agit d’un bambou dont la tige a plié proche des racines sous le poids de la neige abondante en hiver, et qui demande beaucoup de force à tisser en utilisant une technique appelée ara-ami, ou tressage brut, qui exprime pleinement toute l’énergie du bambou.

Shunchô (Vague de printemps, 2024), un panier à fleurs en bambou nemagari
« Le bambou nemagari est tellement dur que j’étais un peu perdu au départ. Je n’arrivais pas à le tisser, même avec de l’aide. Cela m’a pris trois ans de travail et d’échecs avant d’y arriver », raconte Fujinuma.
L’artisan ressent un lien très particulier avec Shunchô, et continue à créer de nouvelles œuvres dans la série.
« Après avoir reçu un prix à l’exposition annuelle de l’Association Kôgei du Japon à l’âge de 41 ans, j’ai sombré dans une panne d’inspiration. C’est là où je me suis rendu compte de l’importance du ki (気) qui est en fait la source de notre énergie, et c’est cette perte d’énergie qui a provoqué ma panne. Je me suis donc mis à créer autour du thème du ki, et Shunchô fait partie des créations du début de cette période. »
L’ustensile devient une œuvre d’art
Ôtawara, la ville de la préfecture de Tochigi où habite toujours Fujinuma, est connue pour sa production de bambou qui est depuis bien longtemps utilisé à la fabrication d’ustensiles pour la maison. Ces graminées locales à la pousse rapide lui ont donc toujours été très familiers et facilement disponibles.
Fujinuma explique : « Enfant, j’étais doué pour l’artisanat. Je me fabriquais des échasses et des cannes à pêche en bambou. Mon père étant menuisier, je pouvais me servir de ses scies, sa hachette nata traditionnelle, et de ses autres outils quand je voulais. Par contre, je ne pensais pas du tout devenir artisan du bambou. »
Le Japon étant en plein essor économique, il fait le choix de poursuivre son éducation dans un lycée technique, et puis obtient un poste chez un fabricant de machines. Tout a changé pour lui à l’âge de 27 ans lors d’un voyage en France.
« Quand j’ai vu tous ces Japonais au Louvre et sur les Champs Élysées, je me suis demandé ce qui les avait amenés à Paris. J’en ai conclu que c’était l’attrait de la culture. »
Pour Fujinuma, cette véritable prise de conscience de l’idée de la « culture » ne l’avait jamais interpellé auparavant. Il se sent alors une folle envie de découvrir sa propre culture.
Mais il ne sait toujours pas quelle est sa vocation. Il s’initie à la laque, la céramique, la calligraphie et la cérémonie du thé. Durant une formation au bambou dans le cadre d’un cours culturel, il découvre l’œuvre de Shôno Shôunsai, le premier artiste du bambou à être désigné Trésor national vivant en 1967.
Voici la photo qui le décide à poursuivre un apprentissage en bambou.

L’exemplaire de Fujinuma du livre posthume sur les œuvres de Shôno Shôunsai.
« J’ai été tout étonné d’apprendre ce qu’on pouvait fabriquer avec le bambou. Dans ma tête, j’associais le bambou avec des ustensiles de cuisine mais là, il avait été transformé en art digne d’être exposé dans une alcôve tokonoma. Au moment même de cette révélation, j’ai pris la décision de quitter l’entreprise et de me consacrer au bambou. Je me suis dit qu’il fallait juste suivre les traces de maitre Shôno et que j’en étais bien capable. »
Il attend le jour de ses 30 ans, en 1975, pour se lancer.
C’est le bambou qu’il faut connaître, plus que la technique
Fujinuma apprend les bases chez Yagisawa Keizô qui s’était consacré à transmettre son savoir-faire. Après 18 mois, Yagisawa lui dit qu’il n’a plus rien à lui apprendre, et Fujinuma s’installe à son compte. Il travaille à développer ses compétences, le livre des œuvres de Shôno à ses côtés.
« Quand j’y pense maintenant, je suis content que mon apprentissage n’ait pas été trop long. En réalité, ce n’est qu’en manipulant le bambou qu’on commence à connaître ses particularités. Et puis, quand on a un maître, on a tendance à l’imiter. Si on suit aveuglement les techniques traditionnelles qu’on a retenues, ce qu’on produit finit par ressembler aux œuvres du passé et on n’arrive pas à créer quelque chose de neuf ou d’original. »
En 1992, Fujinuma fait naître par hasard une technique qui est unique et lui est propre. En réalisant un article selon la technique tabane-ami (tressage à fines lamelles regroupées), il tord les lamelles par erreur et le résultat est surprenant.
Il explique qu’en « utilisant la technique traditionnelle, on obtient un rebord droit sur un panier, mais si on tord les lamelles on peut créer un rebord ondulé ».
Gogyô, un panier à fleurs en tabane-ami, est un exemple récent de l’utilisation de cette technique. C’est une structure à deux couches, faite de lamelles fines de bambou tissé. La couche intérieure, tissée en ajiro-ami (tissage en chevrons) incarne la délicatesse du bambou, tandis que la couche extérieure, tissée en tordant les lamelles regroupées, représente sa robustesse. Cette forme unique, étrangère aux paniers à fleurs traditionnels, met davantage l’accent sur la beauté organique du bambou.

Panier à fleurs en bambou Gogyô (2021)

Et les magnifiques détails de l’œuvre.
Des pièces qui visent à inspirer la prochaine génération
Les œuvres de Fujinuma, fondées sur ses techniques uniques et son sens esthétique, ont un charme très particulier. Elles ont toujours trouvé acheteurs dès les premiers jours où elles ont été mises en vente dans le magasin d’horlogerie d’un ami.
Sa réputation grandit, et bientôt, il expose en solo à Tokyo. Au seuil du nouveau millénaire, il commence à exposer à l’étranger, et en 2011, l’Institut d’art de Chicago, l’un des plus anciens et des plus grands musées des États-Unis, organise une rétrospective de son œuvre.
En 2012, lorsqu’il est âgé de 67 ans, Fujinuma est désigné Trésor national vivant, où il est félicité pour « l’utilisation de méthodes traditionnelles tout en se servant des techniques raffinées de l’ajiro-ami, des techniques délicates du tabane-ami, ainsi que de ses propres techniques libres en ara-ami pour créer des maillages minutieux et des motifs sensuji complexes nés de son propre génie. Ses pièces qui puisent dans la notion du ki (énergie) sont admirées pour leur élégance et une beauté créative dont les formes généreuses intègrent l’infinité de l’espace à une composition au concept puissant ».
Fujinuma dit qu’il a pu en arriver là grâce à sa rencontre avec le recueil de photos de maître Shôno.
« Et c’est pour cette raison que je veux fabriquer des objets qui donneront envie à la génération suivante de créer à leur tour. Pour y parvenir, il est essentiel que je me concentre pour intégrer ma propre vision à mes créations, plutôt que de me laisser guider par ce que les gens en penseraient. »
Fujinuma reconnaît qu’une fois qu’il se plonge dans la création d’un objet, il s’en imbibe complètement et ne prend même pas le temps de dormir. C’est pendant ce processus que lui viennent pêle-mêle des idées et des designs.

Les idées de Fujinuma épinglées au mur.
L’artisan a pour projet de monter une exposition en solo en 2028 à TAI Modern, une galerie d’art à Santa Fe, au Nouveau Mexique (États-Unis), spécialisée dans l’artisanat du bambou au Japon ainsi que l’art contemporain américain. Le thème de l’exposition sera « la puissance ». Aujourd’hui, Fujinuma continue à travailler à la création d’œuvres qui représentent ce concept.
(Interview et texte de Sugihara Yuka et Power News. Photo de titre : Fujinuma et une de ses œuvres. Toutes les photos : © Yokozeki Kazuhiro)


