« Je me réveillerai à Shibuya » : la fantaisie littéraire d’une Tchèque éprise du Japon

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Le premier roman novateur d’Anna Cima a déjà été traduit en plusieurs langues, y compris le japonais en 2021. L’auteure tchèque qui travaille sur son doctorat à Tokyo nous explique le contexte derrière l’écriture de son livre et comment s’est développé son intérêt pour le Japon.

Anna Cima Anna CIMA

Née à Prague en 1991. Après avoir obtenu un diplôme de langue japonaise à l’Université Charles de Prague, elle poursuit ses études au Japon. Elle commence à écrire en 2018, et sa première œuvre « Je me réveillerai à Shibuya » (Probudím se na Šibuji) a gagné le prix littéraire Magnesia Litera dans la catégorie « Découverte de l’année », le prix Jiří Orten, ainsi que le prix du livre tchèque. Elle traduit aussi depuis le japonais.

La Jana de Prague et la Jana de Shibuya

Le premier roman de l’auteure tchèque Anna Cima, « Je me réveillerai à Shibuya » (Probudím se na Šibuji), est une histoire vibrante et dynamique sur la jeunesse, mais aussi un « conte de deux cités » qui lie Prague et Tokyo au delà du temps. C’est en même temps une invitation à la littérature japonaise. Lors de la publication de ce récit novateur et polysémique en République tchèque il y a trois ans, les jeunes lecteurs en firent un best-seller. Des traductions sont parues en Allemagne, Hongrie, Espagne, et d’autres pays européens avant la traduction vers le japonais en 2021. Bien que la littérature tchèque ne soit pas bien connue au Japon, le roman d’Anna Cima voyait sa deuxième édition en quelques mois.

La protagoniste se nomme Jana Kupková, une étudiante en littérature japonaise à l’université Charles de Prague en 2017. Elle existe aussi dans une autre version d’elle-même, qui s’est détachée de son corps lors de son premier voyage au Japon sept ans auparavant, à l’âge de 17 ans. Le désir de cet alter-ego de « rester éternellement au Japon » est tellement fort qu’elle erre dans les rues de Tokyo, comme une espèce de fantôme, invisible aux autres, et incapable de repartir. La Jana de Prague est fascinée par un écrivain mystérieux du nom de Kawashita Kiyomaru, et ses quelques œuvres d’avant guerre, et commence des recherches. Pendant ce temps, l’autre Jana est aussi incitée à se pencher sur les détails de la vie de Kawashita, qui pourraient l’aider à s’évader de Shibuya (le célèbre quartier tokyoïte prisé par les jeunes).

Le Kawashita fictif aurait évolué dans le cercle des grands auteurs japonais tel que Akutagawa Ryûnosuke, Kawabata Yasunari, Kikuchi Kan, et Yokomitsu Riichi. Les romans fictifs de Kawashita sont intégrés dans le texte principal à travers la traduction qu’en fait Jana. Les références à beaucoup d’autres auteurs japonais sont nombreuses, de Mishima Yukio, Matsumoto Seichô et Shimada Sôji, à Takahashi Genichiro et Murakami Haruki.

Un intérêt pour le Japon grâce aux Sept Samouraïs

Malgré sa structure complexe, l’impression d’ensemble du roman marie légèreté et rythme soutenu. La vie des étudiants à Prague est vivement dépeinte, y compris l’attrait des jeunes vers la culture pop japonaise, tel que l’anime et le cosplay. Le personnage de Jana, fervente admiratrice de l’acteur Mifune Toshirô, charme le lecteur, et son cercle d’amis a du caractère. Bien que fictif, le personnage de Jana reproduit vivement l’expérience d’Anna Cima et son amour pour le Japon.

Anna est née et a été élevée à Prague. Sous l’influence d’un père scénariste, elle dit avoir voulu devenir écrivain dès l’enfance. « J’étais fascinée par les livres tchèques pour enfants et j’aimais particulièrement les récits d’aventure. Je voulais en écrire moi-même un jour. »

C’est en regardant les films de Kurosawa Akira qu’elle a développé un intérêt pour le Japon. « J’avais bien aimé Pokémon quand j’avais quatre ou cinq ans, mais je ne me rendais pas compte que ça venait du Japon. Vers l’âge de dix ans, j’ai regardé un film de Kurosawa que mon père avait acheté, et c’est là où j’ai appris qu’il existait un pays nommé Japon. Le premier que j’ai visionné, c’était Les Sept Samouraïs, et j’ai été toute étonnée de ce monde que je ne connaissais pas. Mon film préféré de lui est L’ange Ivre ».

« Quand j’étais enfant, les gens utilisaient de plus en plus internet et, à l’âge de douze ou treize ans, j’adorais regarder sur YouTube les animé japonais tels que Naruto et Inuyasha. Les sous-titres étaient en anglais, donc je recherchais les mots tout en lisant désespérément. J’ai fait beaucoup de progrès en anglais. Je ne comprenais pas du tout le japonais, mais les sons m’intriguaient et j’ai commencé à vouloir apprendre la langue. »

Le Japon des films de Kurosawa est totalement différent de celui des animes. « Il y a tant de Japons différents, et ils sont tous merveilleux ! », se disait-elle. Anna a lu un recueil de nouvelles d’Akutagawa Ryônosuke que son père lui avait recommandé, et a commencé à lire les traductions en tchèque de littérature japonaise. Le premier livre qu’elle s’est achetée avec son argent de poche était Le Passage de la Nuit de Murakami Haruki, séduite par la photo du ciel nocturne de Tokyo en couverture.

Vers l’écriture d’un premier roman

La première visite d’Anna au Japon date de 2017, un séjour d’un mois à Tokyo avec une copine de la même école de langues.

« Nous avons passé nos journées dans les rues de Shibuya. C’était fascinant à quel point c’était différent de Prague. » Elles étaient là de juin à juillet, et ont passé leurs journées assises sur des bancs, à regarder les gens passer et parfois discutant avec eux. « Tout était nouveau et j’ai vraiment pensé que je voulais revenir au Japon, que je ne voulais pas rentrer chez moi. »

Avec cette impression en tête, elle a postulé pour le programme d’études japonaises de l’historique université Charles de Prague, face à une opposition farouche, et seulement 20 places pour 250 candidats. Pour son master, elle s’est spécialisée dans la littérature japonaise. Sa thèse sur les romans policiers comparait la shakai-ha (l’école de réalisme social) de Matsumoto Seichô et la shin-honkaku-ha (la nouvelle école orthodoxe) de Shimada Sôji.

« J’ai commencé à écrire le roman pendant la première année de mon master. Au départ, je pensais faire comme un journal, me basant sur des épisodes marquants de mes années de fac. » Après quelques tâtonnements, si son université est restée partie intégrante de l’histoire, Anna a pris la décision d’écrire le livre autour d’un auteur imaginaire.

« Je m’étais spécialisée dans la littérature de l’après-guerre, mais je me suis dit que pour présenter un Japon plus ancien, je choisirais des auteurs d’une période antérieure, dont les œuvres avaient été traduites en tchèque. À l’époque, la bibliothèque universitaire était mieux approvisionnée en œuvres de la période moderne. Et comme j’écrivais une histoire qui se passait autour d’un auteur fictif, je me suis dit que j’intégrerais une partie de ses écrits. »

L'édition japonaise de « Je me réveillerais à Shibuya », d'Anna Cima
L’édition japonaise de « Je me réveillerai à Shibuya », d’Anna Cima

Dans la version japonaise (Shibuya de mezamete, traduction de Abe Ken’ichi et Sudō Teruhiko), le contraste est clair entre la voix jeune de la Jana d’aujourd’hui, et la prose des années 1920 de Kawashita.

« Je n’ai pas vraiment réfléchi à la traduction en écrivant. Je me suis quand même vaguement demandé comment l’œuvre de Kawashita pourrait être traduite en japonais. Je pense qu’il y a une grosse différence au Japon entre la prose d’avant-guerre et celle d’aujourd’hui. Le savoir-faire des traducteurs m’a vraiment impressionné. Quant à moi, j’ai essayé de contraster avec le langage jeune de Jana en rendant la prose de Kawashita aussi élégante que possible, et pour ceci je me suis laissé guider par les traductions en tchèque d’écrivains tels que Kawabata Yasunari.

Un esprit espiègle, sans aucune retenue

Anna Cima a terminé son roman il y a quatre ans, après qu’elle ne vient habiter au Japon pour la recherche liée à son doctorat.

« J’ai fait naitre Kawashita dans la ville de Kawagoe parce que j’adore ce lieu. Après mon arrivée au Japon, j’ai habité un temps dans la préfecture de Saitama, et j’ai visité Kawagoe plusieurs fois. Je pense que quand les Tchèques imaginent le Japon, ils pensent à Kyoto et Nara avec leurs temples et sanctuaires. Je voulais leur montrer une autre facette du pays par le biais d’une ville marchande. »

Anna a montré son côté espiègle en incorporant tout ce qu’elle aime au Japon dans le roman. « Je me suis amusée en rajoutant pleins d’hommages à la littérature japonaise. Ça fait un peu peur quand j’y pense maintenant. J’en ai peut-être trop fait. Quand j’avais 24 ans, j’écrivais sans aucune retenue. »

Cela peut paraître étrange qu’un roman plein de tant de références à la littérature japonaise ait eu tant de succès parmi les jeunes tchèques. « Dans mon pays, on aime bien les récits historiques et les œuvres sur les relations familiales. Je ne m’attendais pas à grand chose, me disant que seuls ceux qui sont familiers avec le Japon le liraient. Mais au final, bien plus de personnes l’ont lu ! »

Elle raconte que beaucoup de gens pensent que Kawashita existait vraiment. « Certains ont dit qu’ils voulaient lire d’autres œuvres de lui et demandaient où ils pouvaient se les procurer, et certains ont été déçus quand ils se sont rendu compte que je l’avais inventé. Dans une interview, on m’a même demandé si j’écrivais ma thèse de doctorat sur Kawashita… »

Il y a sans doute aussi des lecteurs japonais qui vont à la recherche de Kawashita Kiyomaru en ligne, vu l’élégance avec laquelle le roman mélange les faits et la fiction.

Une activité de traductrice

Anna Cima habite maintenant dans l’arrondissement de Suginami, à Tokyo, faisant des recherches, des traductions, et écrivant sa thèse. « Les mouvements étudiants des années 1960 m’intéressent, et je fais des recherches sur la manière dont ils ont été représentés dans la littérature, et comment l’image des étudiants a changé. »

Dans les années 1960, la Tchécoslovaquie, qui était communiste à l’époque, a connu le printemps de Prague, un mouvement de citoyens et d’étudiants pour la démocratie, mais cela a été rapidement réprimé. Les grands-parents d’Anna ont vécu cette période, et son père, alors étudiant, était très impliqué dans la Révolution de Velours, qui mena à la démocratie en 1989. C’est sans doute la raison pour laquelle Anna est attirée par les œuvres littéraires japonaises concernant les mouvements étudiants ainsi que les manifestations contre le Traité de sécurité entre le Japon et les États-Unis.

Elle travaille aussi comme traductrice. « Tout le monde connaît Murakami Haruki en République tchèque. Je voudrais qu’ils apprennent à connaître d’autres auteurs aussi. J’aime beaucoup Ôe Kenzaburô mais peu de ses livres ont été traduits en tchèque. Il existe une traduction du Pavillon d’Or de Mishima Yukio, mais ce n’est que récemment qu’une traduction de Confession d’un Masque a été publiée en tchèque.

Depuis qu’elle est installée au Japon, Anna a traduit Tokyo Zodiac Murders de Shimada Sôji, et Sayonara Gangsters de Takahashi Gen’ichirô, avec l’aide de son mari, Igor. Les deux traductions sont déjà en vente dans les librairies tchèques.

Se pencher sur les auteurs féminins

Anna aimerait à l’avenir se pencher sur des auteurs féminins à l’avenir. « En République tchèque, on s’intéresse de plus en plus aux œuvres de Murata Sayaka et Kawakami Mieko, mais quand j’y étais, on traduisait peu les auteurs féminins. Depuis que je suis à Tokyo, j’ai lu Kurahashi Yumiko pour mes recherches, ainsi qu’Imamura Natsuko et Akasaki Mari. J’aimerais lire plus d’auteurs féminins. »

Après quatre ans au Japon, l’obsession qu’elle a ressenti envers le Japon quand elle était ado s’est-elle transformée en déception ?

« Lors de mon premier voyage au Japon, j’ai été émerveillée par tout ce que j’ai vu en tant que simple touriste. Une fois que je me suis installée ici, j’ai vécu plein de choses, bonnes et mauvaises, et je vis ici au quotidien. Cette expérience m’est très utile. Je ne me sens pas déçue. Pour mieux comprendre, il faut vivre plein de choses. »

Qu’en est-il de son prochain roman ? « Je l’ai déjà terminé. C’est très différent de mon précédent récit, mais comme vous pourriez vous y attendre, c’est lié au Japon. »

(Interview d’Anna Cima par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photos : Ôkubo Keizô)

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