Le manga et l'anime deviennent des marques

La plus grande exposition de manga au monde s’ouvre à Londres

Culture Manga/BD Divertissement

La plus grande exposition jamais réalisée consacrée au manga hors du Japon vient d’ouvrir ses portes le 23 mai au Bristish Museum de Londres. Elle est consacrée à près de 50 artistes et s’attache à présenter les origines du manga, son influence immense sur de nombreuses formes culturelles telles que l’animation, le jeu vidéo et le cosplay, et son développement comme phénomène mondial. Nous avons rencontré Nicole Coolidge Rousmaniere, conservatrice en chef et passionnée de manga.

L’exposition actuellement à l’affiche du British Museum de Londres, qui a ouvert ses portes le 23 mai et restera visible jusqu’au 26 août 2019, peut se vanter de réaliser plusieurs « premières ». En effet, The Citi Exhibition Manga présente près de 70 titres de manga et une cinquantaine d’artistes, devenant ainsi la plus importante collection de manga exposée en une seule fois hors du Japon. Ce sera également la première exposition consacrée au Japon qui occupe les prestigieuses salles Sainsbury du British Museum. C'est enfin la première fois que le British Museum consacre une exposition consacrée à des artistes vivants.

Une exposition divisée en six sections

La commissaire principale de l’exposition, Nicole Coolidge Rousmaniere, parle à ce propos de « conjonction japonaise ». Non seulement l’exposition s’ouvre la même année que la Coupe du monde de rugby qui se déroulera au Japon en septembre, avant les Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo l’an prochain, mais elle est également l’événement inaugural de la Saison culturelle Japon-Grande-Bretagne 2019-2020.

L’exposition s’adresse à un public plus jeune qu’il n’est coutumier au British Museum, explique Nicole Coolidge Rousmaniere : l’exposition vise ce qu’on appelle la « génération Z », c’est à dire celle née entre 1995 et 2005 environ. Cela n’empêche nullement l’événement d’être parfaitement accessible à des gens de tous âges, y compris les visiteurs et soutiens les plus fidèles du Museum, dont une large majorité sont d’une cinquantaine ou d’une soixantaine d’années. La commissaire insiste sur le fait qu’aucune connaissance particulière des mangas n’est requise pour apprécier l’exposition.

 « Mais je peux vous promettre une chose, c’est qu’à l’issue de la visite, vous parlerez couramment le manga ! Visiter cette exposition, c’est acquérir de nouvelles compétences. »

La première des six sections, intitulée « L’Art du manga », a pour objectif de donner aux débutants les outils de base pour comprendre cette forme artistique. La mangaka Kôno Fumiyo a créé une grammaire visuelle basée sur un rouleau peint du XIIe siècle, et ce sont les animaux du rouleau qui enseignent au visiteur comment lire un manga.

Les visiteurs sont introduits sans à-coups dans l’exposition avant même qu’elle ne commence rééllement : son hall d’entrée est en effet décoré au thème d’Alice au Pays des merveilles. Non seulement les aventures d’Alice, celles du texte de Lewis Caroll et des illustrations de John Tenniel, sont un exemple fameux de narration illustrée, mais elles sont historiquement une influence majeure des genres du manga, de l’anime et du jeu vidéo au Japon. L’œuvre de Lewis Caroll connut des centaines de traductions en japonais, y compris par des écrivains comme Mishima. Plus près de nous, le conte d’Alice a été illustré par Kusama Yayoi.

Alice. (© Hoshino Yukinobu/Shōgakukan)Alice, de Hoshino Yukinobu (© Yukinobu Hoshino/Shogakukan Inc.)

La seconde section, « Un trait sur le passé », couvre la scénarisation visuelle, l’histoire du manga et sa réalité actuelle. Cette section comprend également une « expérience numérique » basée sur le manga de Hoshino Yukinobu Professor Munakata’s British Museum Adventure, un manga écrit en 2009 en collaboration avec le Museum. À la fin de cette section, le visiteur pénétrera dans Comic Takaoka, la reconstitution de l’une des plus anciennes librairies de Tokyo, toujours en activité.

Professor Munakata’s British Museum Adventure (© Hoshino Yukinobu/Shōgakukan)
Professor Munakata’s British Museum Adventure , de Hoshino Yukinobu (© Yukinobu Hoshino/Shogakukan Inc.)

La troisième section, « À chacun son manga », invite chaque visiteur à partir à la recherche de son propre titre favori. Chacun pourra choisir à travers les différents genres, le sport, l’aventure, la science-fiction, l’amour, l’érotisme, les croyances, le monde des esprits ou encore l’horreur.

« Le pouvoir du manga », la quatrième section, offre une vision des rapports du manga avec la société, avec une emphase particulière sur les communautés de fans, les événements du Comiket (la principale convention manga), et le cosplay (un art de la performance en costume).

La cinquième section « La puissance du trait » présente le travail d’artistes du manga, anciens et contemporains. À côté de dessins originaux de mangakas contemporains, cette section expose « Le Rideau de scène du théâtre de kabuki Shintomi-za », peint en 1880 par Kawanabe Kyôsai. Cette œuvre de 17 mètres de long dépeint des yôkai, des créatures fantastiques issues du folkore japonais, et des fantômes qui semblent jaillir du rideau pour suivre le visiteur.

Il faut voir « Le Rideau de scène du théâtre de kabuki Shintomi-za » en personne pour réellement apprécier sa taille impressionnante. (© Tsubouchi Memorial Theater Museum, Waseda University)
Il faut voir « Le Rideau de scène du théâtre de kabuki Shintomi-za » en personne pour réellement apprécier sa taille impressionnante. (© Tsubouchi Memorial Theater Museum, Waseda University)

Enfin, la sixième section « Manga : no limits » s’intéresse aux développements au-delà des frontières du manga, grâce à des œuvres d’avant-garde, des croisements avec d’autres médias comme le jeu vidéo, et une exploration de l’influence internationale toujours plus grande du manga.

Secouer les préjugés

En Grande-Bretagne, le manga a une valeur encore assez modeste...

 « De nombreuses personnes jugent les mangas au même niveau que les comics, un genre pour enfants, ou les petits dessins animés que l’on regarde à la télé. Mais le manga est en réalité une forme d’expression visuelle bien plus profonde, déclare Nicole Coolidge Rousmaniere. Le manga est une façon de raconter des histoires que se sont approprié les gens qui pensent qu’ils n’ont pas d’histoire, ou dont l’histoire n’a jamais été racontée. »

L’exposition montre ainsi des mangas inspirés par le tremblement de terre, le tsunami et la catastrophe nucléaire de mars 2011. C’est le cas par exemple de Ichi-F, de Tatsuta Kazuto, basé sur l’expérience de l’auteur, qui a travaillé à la centrale Fukushima Daiichi après la fonte du cœur. Un travail de Shiriagari Kotobuki à propos des mêmes catastrophes, commencé le lendemain du tremblement de terre, et qui s’est poursuivi après de nombreuses visites des secteurs sinistrés, est également présenté.

Un autre opus particulièrement percutant est le récit de la vie de l’empereur Hirohito (1901-1989) par le mangaka Nôjô Jun’ichi. Dans une interview qui est présentée dans l’exposition, Nôjô raconte qu’il a été influencé par le film The Queen, avec Helen Mirren. Nicole Coolidge Rousmaniere note que le sujet de la vie de l’empereur serait sans doute trop polémique au Japon pour passer en film ou à la télé, en tout cas abordé sous cet angle.

« Le manga sait dire des choses qui ne peuvent pas être dites autrement », dit-elle, ajoutant que les images peuvent parfois être bien « plus puissantes » que des mots.

Nicole Coolidge Rousmaniere rappelle aussi que des lecteurs britanniques lui ont raconté qu’ils aimaient les mangas parce qu’ils parlent de leur propre identité sexuelle.

« Les mangas leur offre un moyen de s’identifier et de se réinventer. Cela a un effet inconscient sur leur croissance et leur bien-être mental. Cela peut vous paraître manquer de pesanteur, mais cette exposition possède une signification réellement profonde. »

Fertilisation croisée et changement

Bien que souvent considéré comme un genre culturel aussi essentiellement japonais que le sushi, l’histoire des mangas est en réalité indubitablement le résultat d’une fertilisation croisée avec la bande dessinée occidentale. L’exemple de Tezuka Osamu, souvent surnommé le « dieu du manga », reprenant à son compte les personnages aux grands yeux de Walt Disney est fameux à cet égard. Plus tard, le studio Disney renverra l’ascenseur en empruntant Le Roi Léo de Tezuka pour son Roi Lion. Nicole Coolidge Rousmanière souligne combien le dessinateur français Mœbius (Jean Giraud) eut une influence prépondérante sur de nombreux mangaka japonais, Ôtomo Katsuhiro, Urasawa Naoki et Miyazaki Hayao pour ne citer qu’eux. Aujourd’hui, les technologies numériques ont rendu ces va-et-vient bien plus faciles que jamais. L’exposition présente un travail collaboratif entre Matsumoto Taiyô et l’artiste français Nicolas de Crécy.

« Et nous verrons de plus en plus de ces interactions », dit la commissaire de l’exposition.

 En attendant, le numérique fait aussi fondamentalement évoluer le manga. En contrepartie, les ventes du manga imprimé sont en baisse au Japon (mais pas à l’étranger). L’exposition permet aux visiteurs de télécharger des mangas gratuitement sur leurs téléphones ou autres appareils.

« Nous verrons de plus en plus de créations numériques. Ce qui se passe dans le jeu vidéo de ce point de vue d’une convergence de média est passionnant, prédit Nicole Coolidge Rousmanière. Le manga est en train de se réinventer… Le futur est mouvant. »

Poe no Ichizoku (Le clan des Poe), l’un des opus les plus représentatifs de Hagio Moto, qui fut publié à partir de 1972. Les dessins originaux font partie de l’exposition. (©Shogakukan)
Poe no Ichizoku (Le clan des Poe), l’un des opus les plus représentatifs de Hagio Moto, qui fut publié à partir de 1972. Les dessins originaux font partie de l’exposition. (© Shogakukan)

Chacun trouvera « son » manga

En tant que commissaire de l’exposition, en définitive qu’attend Nicole Coolidge Rousmanière du visiteur, au sortir de ce grand événement culturel ?

Pour être claire, ce que je souhaite vraiment, c’est que le visiteur découvre quelque chose de lui-même, quelque chose qu’il ne connaissait pas de lui, répond-elle. Je veux que chacun reparte avec son manga ».

Elle espère aussi que le public devienne plus conscient de l’influence des mangas autour d’eux, dans la rue : dans la publicité, par exemple.

« Ils ne l’auront peut-être pas identifié jusqu’ici, mais le manga fait d’ores et déjà partie de notre paysage, dit-elle. Je voudrais que le public vienne et regarde le monde avec des yeux un peu différent en sortant. »

(D’après un texte original en anglais. Les visuels principaux de l’exposition sont extraits de Golden Kamui, qui parle du peuple Aïnou de Hokkaidô. © Satoru Noda/Shueisha.)

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