« Morisada Mankô », l’encyclopédie illustrée du XIXe siècle : une comparaison minutieuse des cultures de l’est et de l’ouest du Japon

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Entre la région de Tokyo et celle du Kansai (Osaka, Kyoto, Nara notamment), les différences ne sont pas ce qui manque en matière de préférences culinaires, de mode vestimentaire, ou même d’humour. Les spécificités culturelles propres à chaque région étaient d’autant plus marquées dans le passé, avant l’avènement des moyens de transport modernes. Vers le milieu du XIXe siècle, un homme, étonné par les différences de cultures entre l’est et l’ouest du Japon, compila une somme énorme de données détaillées sur le sujet.

L’est et l’ouest du Japon : deux mondes distincts

La mode à Tokyo est au chignon « Hyôgo musubi ». Réunissez les cheveux en arrière, formez un coussin rond sur le dessus du crâne, fixez avec des épingles longues « kanzashi ». Dans le Kansai (Osaka, Kyoto, Nara entre autres), les femmes préfèrent le « Ryôwa wage » : formez deux ailes sur les côtés, réunissez-les avec une barrette « kôgai » en bois laqué et tissu, et enroulez la longueur de cheveux restante autour. Ce bonhomme vous présente les tendances de la coiffure dans l’est et dans l’ouest du Japon, en accompagnant ses explications d’illustrations de sa main ! C’est comme si vous trouviez un magazine de la mode d’il y a deux siècles. Il s’appelait Kitagawa Morisada, et on appelle son œuvre le Morisada Mankô, le « Manuscrit Morisada ».

Et s’il ne s’agissait que de coiffures ! Mais Morisada compare tout : les tendances des kimonos, l’agencement des maisons, les miradors publics de surveillance incendie, les pièces de théâtre les plus populaires, les quartiers de plaisirs, tout ce qui peut se comparer, entre l’est et l’ouest du Japon. Dans les années 1800, la situation était bien différente de ce que nous connaissons aujourd’hui, où le TGV Shinkansen fait Tokyo-Osaka en deux heures et demie, et où l’on peut tout rechercher instantanément ce que l’on veut sur Internet. En ces temps-là, Tokyo, qui s’appelait alors Edo, et la région Kyoto-Osaka, que l’on appelait « Kamigata », ou « Keihan », étaient deux « pays » éloignés. Aller de l’un à l’autre représentait un voyage compliqué, et les différences culturelles étaient beaucoup plus marquées. Morisada travailla 27 ans à un ouvrage qui présente dans le détail les différences dans le mode de vie des citoyens ordinaires des deux régions.

À gauche la beauté typique d’Edo ; à droite, la dame de Keihan (c’est-à-dire de Kyoto-Osaka). Avec des précisions sur la façon différente d’utiliser les divers accessoires capillaires.
À gauche, la beauté typique d’Edo ; à droite, la dame de Keihan (c’est-à-dire de Kyoto-Osaka). Avec des précisions sur la façon différente d’utiliser les divers accessoires capillaires.

Un livre inestimable, trouvé par hasard dans une librairie d’occasion

Morisada quitta son Osaka natal pour Edo en 1840. Il avait alors 31 ans. Vivant alors dans le quartier populaire de Fukagawa, mais trouvant peu d’intérêt à meubler ses loisirs de lecture et de pêche, il prit soudain la décision d’écrire un livre sur la vie quotidienne des citoyens ordinaires.

On appelait alors ruisho ce genre de livres traitant de choses profanes ou triviales. De nos jours, on appelle ça une encyclopédie. Il écrivit ainsi 35 volumes au cours des 27 dernières années du shogunat d’Edo, avant la Restauration de Meiji. Il resta totalement inconnu, aussi bien des autorités du shogunat, que des intellectuels et du grand public. Jusqu’en 1901, quand, le Japon ayant alors choisi le destin d’un état-nation moderne, dans une librairie d’occasion du quartier d’Asakusa, 33 des 35 tomes de son manuscrit, tous de la main même de Morisada, furent découverts dans la réserve d’une librairie d’ouvrages d’occasion et furent rachetée par la Bibliothèque Impériale (aujourd’hui Bibliothèque de la Diète), pour le prix de 80 yens, ce qui est une belle somme. En effet, si l’on peut dire que 1 yen de l’époque équivaut à 20 000 yens d’aujourd’hui, cela fait 1,6 million de yens d’aujourd’hui (environ 12 800 euros). Les tomes 2 et 7 manquaient, et aujourd’hui encore, personne ne sait ce qui est advenus d’eux.

À la Bibliothèque impériale, le Morisada mankô fut étudié par l’historien Kôda Shigetomo (le frère cadet de l’écrivain Kôda Rohan), qui le qualifia d’ouvrage exceptionnel. En 1908, l’Université Kokugakuin le réédita sous le titre de Ruijû Kinsei Fûzoku-shi, c’est-à-dire quelque chose comme « Recension profane des mœurs de l’ère ancienne ». Les rééditions modernes se sont succédées depuis, et l’ouvrage est considéré comme un document exceptionnel sur les mœurs des temps modernes au Japon.

Homme d’affaires, chercheur, peintre

Kitagawa Morisada était un commerçant. Les détails de sa vie sont inconnus. Mais dans son livre, il indique que son nom de famille était Ishihara. Il serait rentré comme gendre dans la famille Kitagawa, des commerçants dont il aurait hérité le nom.

Il écrit également que les Kitagawa étaient grossistes en sucre. On pense que son commerce était prospère. À l’époque de Morisada, le sucre entrait dans la composition de nombreux plats avec assaisonnement de sauce de soja et de bonite séchée, en particulier à Edo où l’on aime les assaisonnements un peu épais.

Voici l’idée que Tanno Akira, écrivain de romans historiques, se fait du personnage de Morisada.

« En premier lieu, c’était certainement un commerçant solide. Et un entrepreneur avec une grande curiosité, qui trouvait certainement un grand plaisir à rechercher avidement un sens à sa vie. En second lieu, il y a chez Morisada le rationalisme du vrai chercheur, qui lui fait toujours laisser de grandes marges blanches pour revenir sur un point qu’il a déjà traité le cas échéant, le compléter ou le réviser. »

En outre, il possède un remarquable talent de dessinateur. Les illustrations de beautés typiques d’Edo et d’Osaka que nous avons présentées au début de l’article sont de la main même de Morisada. Ce sont des femmes ordinaires, mais on remarque les différences, dans le port du kimono par exemple. Les commentaires très précis développent les différences de la mode vestimentaire.

Peindre les différences entre les « trois villes » pour les générations futures

Dans le Morisada Mankô, de nombreuses pages sont consacrées à une comparaison des coutumes et des goûts entre Edo et Kyoto-Osaka.

Si Morisada est venu pour la première fois à Edo à 31 ans, sa vie privée et professionnelle est toujours restée basée à Osaka. Simplement, ses déplacements à Edo pour affaires étaient fréquents. Il reste toute sa vie un homme de Kamigata (autre nom de la double ville Kyoto-Osaka), pour lequel les mœurs et la mentalité d’Edo restent étrangers.

Le développement extraordinaire d’Edo démarre véritablement de 1603, quand Tokugawa Ieyasu y établit la capitale de son shogunat. Jusque-là, Kyoto, la capitale impériale, avait toujours été le centre politique et culturel du Japon, alors qu’Osaka était la métropole économique. Pour les gens de Kyoto ou Osaka, Edo n’était qu’une ville des marches du Kantô (la région de Tokyo et les préfectures alentours), et le conflit pour la suprématie culturelle entre Edo et les deux autres villes perdura toute la durée du shogunat, soit 260 ans.

Prenons un exemple. Les unités de longueur. Le ken d’Edo fait environ 1,74 m, alors que dans la capitale impériale, il fait environ 1,91 m. Le ken de Kyoto était donc légèrement plus long, et il était impossible d’unifier les mesures. Par conséquent, la surface des pièces des habitations, basée sur le nombre de tatamis, eux-mêmes basés sur la taille du ken, étaient différentes, selon que l’on parlait d’une « chambre de la capitale » (kyôma) ou d’une « chambre de la campagne » (inakama). On voit donc comment à Edo s’élaborait une culture en démarcation de celle de la capitale impériale. L’illustration ci-dessous présente quelques dessins de Morisada sur le sujet et l’on voit particulièrement bien comment les paysages urbains des deux métropoles pouvaient différer.

Structure caractéristique d’une maison de commerce à Kyoto, fixée depuis l’époque de Muromachi (14e-16e s.). La porte de bois sur la gauche marque l’entrée des appartements privés du maître de maison, de plain-pied.
Structure caractéristique d’une maison de commerce à Kyoto, fixée depuis l’époque de Muromachi (XIVe-XVIe s.). La porte de bois sur la gauche marque l’entrée des appartements privés du maître de maison, de plain-pied.

Une maison de ville à Kyoto. À droite, la petite cahute du gardien. Les appartements du maître se trouvent à gauche. L’entrée est étroite, mais s’enfonce profondément dans la maison, caractéristique de la maison de ville de Kyoto, d’où son nom : « le trou d’anguille ».
Une maison de ville à Kyoto. À droite, la petite cahute du gardien. Les appartements du maître se trouvent à gauche. L’entrée est étroite, mais s’enfonce profondément dans la maison, caractéristique de la maison de ville de Kyoto, d’où son nom : « le trou d’anguille ».

Un commerce à Edo (à droite), géré par un propriétaire foncier. La guérite du gardien est au centre. Le portail en bois mène à des appartements de plain-pied que les occupants louent au propriétaire.
Un commerce à Edo (à droite), géré par un propriétaire foncier. La guérite du gardien est au centre. Le portail en bois mène à des appartements de plain-pied que les occupants louent au propriétaire.

On se représente fort bien le choc culturel que la découverte de ces différences occasionna à Morisada. Et ce n’est pas tout. Les parlers en usage à Edo, à Kyoto et à Osaka différaient fortement. Les patois, les coutumes, les façons de vivre, les vêtements, l’alimentation et les loisirs, tout différait d’une ville à l’autre. Le mérite de Morisada est de n’avoir pas cédé à la tentation de hiérarchiser ces différences, mais de les lister le plus objectivement possible, comme des traces du réel transmises aux générations futures.

En 1867, Morisada pose son pinceau. Sans doute sous l’influence des événements qui suivirent l’arrivée des bateaux du Commodore Perry en 1853. Morisada écrit en effet que l’on craignait que n’éclate une guerre entre le shogunat et les États-Unis d’Amérique.

« De nombreux articles du Morisada mankô traitent des métiers, des occupations, de l’alimentation, des marchants de poissons ou de légumes, des sushi ou des soba, accompagnés de nombreuses illustrations. On y sent un profond respect pour la vie des gens ordinaires. Mais après dix ans de troubles continus à la suite de l’arrivée des bateaux noirs du commodore Perry, Morisada ne s’est sans doute plus senti le cœur à écrire », explique Tanno Akira.

À la restauration, quand commence l’ère Meiji, très rapidement, les coutumes et la culture des petites gens que Morisada avait tant aimées furent rapidement balayées par la vague de l’occidentalisation. Et si Morisada s’était toujours montré d’une grande tolérance aux différences locales, il a peut-être eu du mal à accepter l’érosion rapide provoquée par l’arrivée des cultures étrangères. Qu’est alors devenu Morisada ? Personne ne le sait.

(Toutes les photos sont avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)

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