La démocratie au Japon, un « produit d’importation » ? Un système d’élections villageoises existait au XIXe siècle

Politique

Alors que la confrontation entre les idéologies de la démocratie et de l’autoritarisme s’intensifie dans la communauté internationale, l’auteur souligne qu’il est plus important que jamais de redécouvrir « notre propre démocratie » qui en est le fondement au Japon. À l’époque d’Edo, pendant la période de fermeture du Japon au reste du monde, un système de gouvernance démocratique était né dans les villages qui étaient le dernier maillon du système de domination.

Diviser le monde entre démocratie et autoritarisme est déraisonnable

Le bien-fondé de la démocratie, considérée jusque-là comme une valeur universelle, est aujourd’hui ébranlé. Cela se manifeste par l’apparition de gouvernements dirigés par des démagogues, comme le président américain Donald Trump, et la remarquable montée en puissance de l’autoritarisme en Chine, sous la présidence de Xi Jinping qui le revendique comme étant la « démocratie à la chinoise ». Au Japon aussi, le taux de participation électorale stagne autour de 50 %, et l’on ne voit aucune signe de changement de générations dans le monde politique. Le slogan même du président américain Biden, « résister à l’autoritarisme par la démocratie », affirmé face à la Chine et à la Russie, est sans doute le verso du sentiment de crise engendré par la perte de vitesse de la démocratie à l’occidentale.

Nous manquons de contre-arguments convaincants face à Xi Jinping qui affirme que « le fait même de dire que son propre pays est démocratique, mais qu’un autre relève de l’autoritarisme, est en soi non démocratique. » Biden a peut-être l’intention de surmonter le « paradoxe de la tolérance » qui veut qu’une société qui respecte scrupuleusement la tolérance finira par être détruite par les partisans de l’intolérance. Autrement dit, pour ne pas être détruite par l’autoritarisme, la démocratie doit réagir d’une manière non-démocratique. Mais comme le remarque Xi Jinping, aucun pays n’est prêt à admettre sans ambages qu’il n’est plus démocratique.

C’est dans ce contexte dans lequel l’Arabie Saoudite et l’Iran ont rétabli leurs relations diplomatiques grâce aux bons offices de la Chine. Si la Chine se décide vraiment à jouer un rôle de médiateur en Ukraine, cela aboutira à une situation perverse dans laquelle on en viendra à penser que c’est l’autoritarisme qui est capable de résoudre guerres et conflits.

Diviser le monde entre démocratie et autoritarisme est en soi déraisonnable. L’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA), un organisme inter-gouvernemental suédois, établit une catégorie hybride entre la démocratie et l’autoritarisme. En 2020, IDEA rangeait les États-Unis et le Japon dans la catégorie des pays démocratiques, la Chine et la Corée du Nord dans celle des pays de l’autoritarisme, et la Russie ou la Turquie dans cette catégorie hybride. L’opposition entre démocratie et autoritarisme est facile à comprendre, mais son manque de finesse ne peut que conduire qu’à une mauvaise évaluation de la situation, qui entraînera inéluctablement une exacerbation des antagonismes internationaux.

Pour les Japonais, la démocratie est un « produit d’importation »

La démocratie elle-même a plusieurs formes. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est que chaque pays revoie ce système qui a une variété infinie de modes d’intégration, d’agencement et de méthodes concrètes, en réparant ses points faibles et en renforçant ses points forts, afin de consolider sa propre version de la démocratie. Un pays qui fonctionne sous l’autoritarisme aura du mal à mener un tel exercice parce qu’il est incapable de reconnaître les défauts de son système, et des initiatives de ce genre constitueraient assurément des argument de poids à opposer à Xi Jinping.

Au Japon, la démocratie est interprétée comme ayant été introduite après la Restauration de Meiji et graduellement appliquée ensuite pour être véritablement établie pendant l’occupation postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Cela revient à normaliser la perception selon laquelle la démocratie est un « produit d’importation ». Voilà pourquoi les Japonais ont tendance, lorsqu’ils parlent de démocratie, à être réservés, ou à utiliser des mots qui semblent sortis de manuels scolaires tout en citant l’histoire de la démocratisation d’autres pays. Je ne fais pas exception à la règle.

La « démocratie villageoise de l’époque d’Edo »

Pour dépasser cette attitude, il faut reconsidérer la démocratie au Japon. À cet égard, il est certainement utile de savoir qu’il existait, avant la Restauration de Meiji, un système qui mérite d’être appelé la « démocratie villageoise » de l’époque d’Edo.

« La gestion des villages, à commencer par l’institution d’un règlement du village, était faite essentiellement par des officiers municipaux. Le choix (…) de ces officiers, qui occupaient les fonctions de shôya/nanushi [chef de village], toshiyori [anciens], kumigashira [responsables de quartier], étaient généralement conformes aux aspirations des habitants du village. Dans de nombreux villages, ils étaient élus. »

Dans son livre Mura Yakushôtachi no kinsei (Le Village, le Kinsei [cette division historique japonaise correspond à celle d’Edo, 1600 à 1868] ou les « Temps modernes » des paysans), paru en 2015, l’historien Mizumoto Kunihiko parle de la gestion des villages à l’époque d’Edo. J’attire l’attention du lecteur sur le fait qu’un chapitre est intitulé « les élections villageoises ». Oui, à l’époque d’Edo, il y avait des élections.

Ces élections, on les appelait irefuda. Tous les chercheurs en histoire le savent, et le premier volume du Kokushi daijiten (Grand dictionnaire historique du Japon), paru en 1979, explique que « le personnel des instances villageoises, l’achat et la vente de terres, ainsi que les grandes décisions, faisaient l’objet de votes », que « nombreux sont les exemples à l’époque Kinsei où les officiers des villages étaient choisis par des élections », ou encore que « il arrivait que l’on fasse la liste des personnes ayant le droit de vote et de celles ne l’ayant pas, mais aussi que l’on ne fasse que la liste des personnes qui n’avaient pas le droit de vote. »

Dans un ouvrage intitulé Shinano no fûdo to rekishi 4, Kinsei no Shinano (Histoire du Shinano 4. Le Shinano à l’époque Kinsei), paru en 1998, dans lequel le musée historique de la préfecture de Nagano décrit cette époque dans la région de Nagano en se basant sur les archives, l’historien Aoki Toshiyuki écrit ceci à propos du système électoral qui existait dans les villages de la fin du 18e siècle jusqu’au siècle suivant.

« En 1794, la personne ayant obtenu le plus de votes dans l’élection, à laquelle tous les paysans du village de Kitazawa, canton de Saku (qui correspond à l’actuelle ville de Saku) avaient participé, est devenu chef du village. »

« En 1809, le droit de vote a été élargi, et dans le village de Minami-Nagaike (qui correspond à l’actuelle ville de Nagano), même les paysans de basse classe l’ont obtenu. La personne qu’ils soutenaient a été élue chef du village. »

« En 1863, l’élection du chef du village et des kumigashira [responsables de quartier] a eu lieu dans le village de Shimokaize, dans le canton de Saku (aujourd’hui, village de Saku). Un registre des propriétaires terriens (liste des personnes ayant le droit de vote) a d’abord été préparé, et des bulletins de vote ont été distribués aux électeurs. Une fois qu’ils avaient prouvé leur identité sur le lieu du vote, ils ont écrit le nom de leur candidat sur le bulletin et ont voté. Le candidat qui a obtenu le plus grand nombre de votes a été élu. Trois femmes apparaissaient sur le registre électoral, car elles étaient propriétaires de terres. »

À la fin de l’époque d’Edo, les femmes pouvaient participer aux élections à condition qu’elles soient propriétaires terriennes. La méthode de vote était presque la même qu’aujourd’hui, et le droit de vote était déjà accordé à un nombre grandissant de personnes. En Grande-Bretagne, le système de représentation populaire a commencé en 1832. Voici un autre passage sur lequel je souhaite attirer l’attention.

« À partir du milieu de l’époque d’Edo, des conflits sont apparus entre les officiers municipaux et les villageois, qui trouvaient injuste la répartition du tribut annuel et des impôts. On appelle ces conflits murakata sôdô. Ces conflits se sont intensifiés à la fin du 18e siècle, et la méthode de sélection des officiers municipaux était un des points de discorde. »

Les élections irefuda ont été introduites suite à ces conflits menés par des paysans qui n’avaient aucune raison de connaître l’évolution vers la démocratisation qui se produisait alors en Occident.

Il faut revoir notre appréciation de l’importance de la démocratie

« Les villages produisaient de plus en plus de documents, alors que certains chefs de village n’avaient pas d’endroit où les conserver. Cela créait la nécessité de nouveaux lieux où le faire. En 1813, dans le village d’Otsukoto, canton de Suwa (actuelle municipalité de Fujimi), on a construit un entrepôt à cette fin. C’était en d’autres termes des archives municipales. »

La notion d’archives, considérée comme un élément important de la démocratie, se développait. Il y a un autre système étonnant. Comme je l’évoquais plus haut, les officiers du village se composaient de shôya/nanushi [chef de village, appellation utilisée dans l’ouest du Japon pour la première, et l’est pour la seconde], toshiyori [anciens], kumigashira [responsables de quartier] et de hyakushôdai [représentants des paysans du village]. Le rôle de ces derniers était de contrôler le travail des autres officiers. Ils étaient par conséquent souvent mentionnés dans les conflits connus sous le nom de murakata sôdô. Ce sont eux qui contrôlaient les tributs et l’utilisation des fonds consacrés à la gestion du village. Ce qui revient à dire qu’il y avait dans ce système, un contrôle.

Toutes ces structures ne fonctionnaient qu’au sein du système féodal qu’était le bakuhan [régime combiné du baku (gouvernement shogunal) et des han (seigneuries], dont les « villages » n’étaient que le dernier maillon, et ne disposaient pas du principe des élections que nous avons de nos jours, avec les élections ordinaires et les autres. Vu d’aujourd’hui, ils paraissent imparfaits, car la priorité était donné dans tous les domaines au collectif plutôt qu’aux individus. Mais il est indéniable que ces systèmes sont nés au niveau local et qu’ils ont été inventés par les Japonais qu’ils régissaient.

Leur efficacité est évidente, puisque le nouveau gouvernement de la Restauration de Meiji, tout en rejetant les systèmes de l’époque d’Edo, stipula en 1868 que les kanri [hauts responsables de l’État] seraient élus, qu’ils le furent par la classe dirigeante l’année suivante, et que lorsque l’on étudia, dix ans plus tard, les formes de gouvernement local de l’époque d’Edo dans le but d’instaurer un système régional réel, la méthode de suffrage qui avait été utilisée dans les villages fut citée comme un exemple.

Sans même aborder le thème de la démocratie contre l’autoritarisme, il faut signaler les pannes du fonctionnement du système électoral lors des élections locales unifiées d’avril dernier. Elles se sont manifestées par des élections sans vote, parce que le le nombre de candidats était le même que le celui des membres à élire, ainsi que par des élections où il y avait moins de candidats que le nombre de personnes à élire. Peut-on lutter contre l’autoritarisme si on permet au système électoral qui est le fondement de la démocratie de ne pas fonctionner ? Cela ne peut que fournir un argument stratégique aux pays partisans de l’autoritarisme qui affirment que la démocratie n’intéresse plus.

Une des raisons qui explique ces situations est probablement le fait que nous ne ressentons pas la nécessité d’un système démocratique. Mais si nous connaissions le fait historique que nos ancêtres ont obtenu obtenu quelques siècles avant nous ces droits et ces systèmes au prix de leur vie et en y consacrant beaucoup de temps « pour vivre dans la justice et la prospérité », peut-être deviendrions nous un peu plus conscient de son importance.

(Photo de titre : le dépouillement des bulletins des élections à la Chambre des Représentants, dans l’arrondissement de Shinjuku, à Tokyo, le 10 juillet 2022. Jiji)

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