Les magazines à scandales japonais peuvent-ils survivre à l’ère du numérique ?

Société Divertissement

Si les journaux au Japon peuvent être comparés à « l’armée régulière » de la presse nippone, les hebdomadaires ressembleraient davantage à des guérilleros, avec des équipes de journalistes réduites, se livrant à des raids audacieux, dans l’espoir d’obtenir des nouvelles à scandale, bien hors de portée des quotidiens conservateurs. Mais ces magazines hebdomadaires autrefois puissants peuvent-ils survivre à l’ère du numérique ?

Les hebdomadaires nippons : des scoops, du papier bon marché et des publicités aux couleurs criardes dans les trains

Au Japon, les journalistes des magazines hebdomadaires (connus sous le nom de shûkanshi) peuvent aborder n’importe quel thème, contrairement à ceux qui travaillent pour des journaux papier. En 1958, Ikejima Shinpei, ancien rédacteur en chef et président du magazine Bungei Shunjû, écrivait que les premiers sont conscients de la valeur monétaire de leur production, tandis que les seconds travaillent dans leur parfaite ignorance. Pour la plupart des reporters de shûkanshi, ces mots décrivent encore avec justesse le monde tel qu’il est aujourd’hui.

Le papier rugueux typique des shûkanshi leur a valu le surnom de zaragami shûkanshi, les « hebdomadaires de pâte ». Les magazines hebdomadaires les plus anciens sont le Shûkan Asahi et le Sunday Mainichi, publiés depuis 1922 respectivement par les sociétés de presse Asahi et Mainichi. Ces magazines d’actualités générales abordent généralement des questions politiques et financières, ou encore traitent de la criminalité, de la culture, du divertissement et du sport.

Les shûkanshi ne font pas partie de la sphère des « clubs de presse » dont les membres travaillent dans les journaux grand public et à la télévision. Leurs reporters ne nourrissent donc aucun sentiment de crainte tel que celui d’être rejetés par l’élite de ce monde restreint. Non au contraire, ils n’ont pas froid aux yeux, sont à l’affût du moindre « scoop » et écrivent sans se soucier des forces de l’ordre, des procureurs ou encore de la sphère politique.

Les shûkanshi sont également connus pour leurs affiches chargées de titres pêchus, aux lettres grossières et aux couleurs criardes, qu’on peut apercevoir dans le métro. Pour des raisons pécuniaires, beaucoup ont maintenant cessé cette forme de publicité, préférant des publicités similaires, en noir et blanc, dans les journaux. Ces publicités sont tout autant de reliques de l’époque à laquelle elles apparaissent, grâce aux connaissances que les éditeurs hebdomadaires apportent lorsqu’ils regorgent d’idées chaque semaine pour attirer l’attention de lecteurs potentiels.

Des scandales, encore des scandales, toujours des scandales

Ôgiya Shôzô, rédacteur en chef du Shûkan Asahi de 1951 à 1958, est considéré comme le père de l’archétype du shûkanshi d’aujourd’hui. Affublé du surnom de « diable des hebdomadaires », il devient rédacteur en chef adjoint du magazine en 1947. L’année suivante, il acquiert et publie le contenu du journal intime de Yamazaki Tomie. Celle-ci vient de se donner la mort avec le célèbre écrivain Dazai Osamu. Le numéro fait sensation et est épuisé en quatre heures. Des scoops, oui mais pas que. C’est aussi lui qui a l’idée de publier en série des essais et des romans d’auteurs célèbres, ce qui fait passer la diffusion du magazine de 100 000 exemplaires par semaine au chiffre record de 1,5 million en 1958. C’est l’âge d’or des shûkanshi.

En 1956, le Shûkan Shinchô est le premier hebdomadaire issu d’une maison d’édition plutôt que d’un organe de presse, parfaite antithèse du Shûkan Asahi. Le genre était désormais bien établi. D’autres hebdomadaires suivront tels que le Shûkan Asahi Geinô, le Shûkan Josei, le Josei Jishin, le Shûkan Gendai ou encore le Shûkan Bunshun. Les ventes du magazine ont été stimulées par la « Michi-mania », du nom de la future épouse Shôda Michiko, du prince héritier de l’époque, Akihito (les parents du souverain actuel). Son mariage en 1959 avec une jeune femme issue d’une famille roturière, a fait couler beaucoup d’encre. Le Josei Sebun et le Shûkan Post, qui deviendront des grands noms du genre, ont été lancés dans les années 1960.

Enfin, l’influence des hebdomadaires des maisons d’édition était devenue aussi importante que celle des organes de presse. À partir de la fin des années 1980, le Shûkan Bunshun change radicalement de cap, à la recherche de scoops et de scandales. (Voir notre article : Quand les scandales rapportent gros : l’ascension de l’hebdomadaire japonais « Shûkan Bunshun »)

Les hebdomadaires illustrés sont sur toutes les étagères des librairies dans les années 1980, comme ici à la grande librairie Maruzen, à Tokyo, en novembre 1987. (© Jiji)
Les hebdomadaires illustrés sont sur toutes les étagères des librairies dans les années 1980, comme ici à la grande librairie Maruzen, à Tokyo, en novembre 1987. (Jiji)

Dans les années 1990, le Shûkan Gendai et le Shûkan Post trouvent d’autres moyens d’attirer les lecteurs potentiels et commencent à publier des photographies non censurées de mannequins féminins nus. Et l’idée fait recette. Résultat : leur tirage passe à plus d’un million d’exemplaires. Les ventes de shûkanshi généraux ont atteint des records vers 1995. C’est notamment l’époque de la série de crimes commis par la secte Aum et du séisme de Kobe. Ensuite, les ventes des shûkanshi connaîtront des périodes de plus en plus difficiles.

Quand les journaux viennent marcher sur les plates-bandes des shûkanshi

Les maisons d’édition publiant des shûkanshi ayant pris une avance considérable dans le secteur, en 1995, le tirage du Shûkanshi Asahi n’atteignait même plus 500 000 exemplaires. Les jours de gloire du Shûkanshi Asahi étaient bel et bien révolus. Un ancien journaliste du Asahi Shimbun expliquait que dans les années 1950 et 1960, dans les zones rurales de l’Archipel, le Shûkan Asahi était plus connu et se vendait davantage que le quotidien Asahi Shimbun.

Cependant, le Shûkan Asahi appartenant à la société de presse Asahi, il se devait de conserver une certaine dignité. Hors de question de publier des ragots ni même des scandales graveleux, ni d’histoires macabres ou à caractère sexuel, y compris ce que l’on appelait alors la pornographie avec toison pubienne apparente, qui flirtait habilement avec les limites de l’interdiction légale de l’exhibition des organes génitaux en vigueur au Japon. Hors de question de chercher à concurrencer les maisons d’édition, pour qui la fin justifiait les moyens.

Puis, vers 2000, les shûkanshi ont commencé à sentir qu’il était temps pour eux de se remettre en question, et que le vent allait tourner s’ils ne le faisaient pas. La raison principale : l’augmentation du nombre de procès en diffamation. Les shûkanshi étaient souvent accusés de désinformation, de nombreux plaignants clamaient que les affirmations qu’ils relayaient n’étaient pas vérifiées ; là était le talon d’Achille des shûkanshi. Il leur fallait donc se mettre au vert et effectuer une introspection.

Et avec l’essor des outils numériques, c’est le coup de grâce. Avec les nombreux sites d’information en ligne consultables à tout moment et sans frais, de plus en plus de lecteurs ont commencé à considérer l’information comme gratuite, entraînant une baisse toujours plus importante du nombre d’exemplaires des journaux et des magazines. La plupart des shûkanshi ont cherché à garder la tête hors de l’eau avec des offres médias imprimés et en ligne, mais pour beaucoup les imprimés ne font plus recette et ne sont plus suffisants pour leur assurer une source de revenue fiable.

Mais certains magazines, comme le Shûkan Bunshun, sont tout de même parvenus à rester dans la course grâce à leurs scoops. Les journalistes, presse comme télévision, ont suivi l’exemple du « canon Bunshun », qui a ciblé et parfois même réussi à renverser des hommes politiques et d’autres personnalités importantes qui se trouvaient dans leur lorgnette. Les shûkanshi, ceux qui se refusent à tout compromis, étaient donc loin d’avoir dit leur dernier mot.

Qui paie pour de l’information à l’ère du numérique ?

« Les tirages des hebdomadaires seront de moins en moins importants » explique un ancien rédacteur en chef de shûkanshi. La plupart des sites d’information en ligne ne font que relayer des informations déjà publiées, citer ou commenter des articles de journaux ou de magazines. Les magazines qui publient des articles trop sensibles pour les journaux ont une certaine importance. Mais avec la montée en puissance des sites d’information en ligne, il est difficile d’amener les médias à prendre le relais.

La toile regorge d’informations, de différentes qualités, mais celles-ci sont mélangées à des histoires sans intérêts ou spéculatives, écrites sans que leur auteur n’ait pris la peine de vérifier ses sources. Dans le cas de shûkanshi sérieux, un article doit s’appuyer sur des faits. Les opinions sur certaines publications ou certains journalistes peuvent varier bien sûr, mais l’arrêt du tirage d’un magazine représente toujours une perte considérable d’informations.

Toujours selon ce rédacteur en chef, « Il s’agit avant tout de savoir qui supportera le coût du droit de savoir. Grâce à Internet, pour de nombreuses personnes, l’information est maintenant gratuite. Or, dans les faits, c’est loin d’être le cas ; les journaux et les magazines qui rapportent les nouvelles dépensent des sommes considérables pour couvrir un sujet. S’ils mettaient les uns après les autres la clef sous la porte et que la couverture de l’actualité s’en trouvait davantage encore fragilisée, notre accès à des informations importantes pourrait lui aussi se réduire tel une peau de chagrin. Et cela se ferait au détriment du grand public ».

Croire que l’information est gratuite en affaiblit la structure, nous précipitant malgré nous vers un désert informationnel. Ce serait également un coup dur pour le droit de savoir, fondement d’une société démocratique.

Un ancien hebdomadaire dans la tourmente

Récemment, les ventes du Shûkan Asahi sont tombées en dessous de 50 000 exemplaires par semaine. Son éditeur a annoncé la suspension du magazine. Plus que sa suspension, il signait là son clap de fin.

Les changements structurels auxquels sont confrontés sont les mêmes pour tous les shûkanshi. Cependant, le Shûkan Asahi avait d’autres écueils encore à surmonter. Selon de nombreuses personnes concernées, ces problèmes remontent aux informations discriminatoires qu’il avaient publiées en octobre 2012, concernant les membres de la famille de Hashimoto Tôru, plus précisément ses ancêtres. Il était alors maire d’Osaka. Une telle méconnaissance des droits de l’homme n’a pas été appréciée et a mené à la rétrogradation du rédacteur en chef et à la démission du président d’Asahi Shimbun Publications.

Des responsables de Asahi Shimbun Publications présentent leurs excuses au maire d'Osaka, Hashimoto Tôru (à gauche), le 12 novembre 2012. Ils lui remettent un rapport d'enquête sur l'article le concernant. (© Jiji)
Des responsables de Asahi Shimbun Publications présentent leurs excuses au maire d’Osaka, Hashimoto Tôru (à gauche), le 12 novembre 2012. Ils lui remettent un rapport d’enquête sur l’article le concernant. (Jiji)

Une source affirme que « le département éditorial, qui était autrefois indépendant et prenait des positions bien tranchées, se devait par la suite de faire profil bas, si bien qu’il en est devenu insipide. Son incapacité à avoir des attitudes qu’on attendrait d’un shûkanshi lui a été fatal ».

Des négociations auraient également été en cours sous le manteau pour libérer l’hebdomadaire de sa propriété à 100 %, et lui trouver un autre investisseur.

« À plus long terme, explique un responsable de la maison d’édition, en fait, ce qu’ils voulaient, c’était supprimer l’influence du quotidien Asahi. Le magazine était considéré comme dépendant du journal, lequel intervenait fréquemment dans ses articles. Leur souhait le plus cher était de se libérer de ce joug. S’ils y étaient parvenus, ils auraient pu créer un magazine plus agressif, à l’image d’un shûkanshi publié par une maison d’édition ».

Cependant, rien de tout cela ne devait arriver. La saga Hashimoto viendra déjouer les plans du magazine, qui ne réussira jamais à se défaire totalement de l’emprise exercée par le journal. Quel genre de magazine serait-il devenu s’il avait obtenu son indépendance ?

(Reportage et texte de Fujisaki Ryôgo. Photo de titre : Kyōdō)

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