Le destin tragique des lions de mer japonais : comprendre à travers les fossiles et les spécimens empaillés

Science Environnement

Saviez-vous que les lions de mer, que l’on ne peut plus voir qu’en aquarium, vivaient jadis en liberté sur les côtes japonaises ? Jusqu’au siècle dernier on pouvait encore les apercevoir, près de Tokyo, aux alentours des péninsules de Miura et de Bôsô. Hayashi Michiko est photographe, elle a voulu retrouver la trace de ces lions de mer japonais qui ont tellement été chassés pour leur peau et pour leur graisse pendant l’ère Meiji, que l’espèce a fini par s’éteindre.

(Lire aussi notre article précédent : Reconstituer le passé : il était une fois un lion de mer japonais…)

Le pressentiment d’un professeur de biologie

Quand Suzuki Yasuo, professeur au lycée Kishiwada (dans la préfecture d’Osaka), a vu le lion de mer japonais (nihon ashika) empaillé de l’Expo universelle d’Aichi 2005, il a tout de suite eu l’impression de lui trouver des ressemblances avec un spécimen conservé dans les collections de son école.

Le vénérable lycée Kishiwada a une longue histoire. Fondé en 1897, il possède une riche collection de ressources pédagogiques rares datant de l’ère Meiji, ses archives recèlent plus de 1 500 livres en japonais et en kanbun (japonais classique issu du chinois), citons notamment la première édition du « Nouveau traité d’anatomie » (Kaitai Shinsho, le tout premier ouvrage occidental à avoir été traduit en japonais) mais aussi du célèbre ouvrage de Fukuzawa Yukichi intitulé « L’Appel à l’étude » (Gakumon no Susume), on y trouve également des spécimens précieux et du matériel de laboratoire.

En 2003, après des travaux de rénovation, le lycée a emménagé dans un nouveau bâtiment. À l’occasion de ce déménagement, les responsables ont trouvé le spécimen naturalisé d’un grand animal marin appartenant à la famille des pinnipèdes (qui regroupe les phoques, les morses, les lions de mer et les otaries). Il était en si mauvais état qu’on a d’abord pensé à le jeter, mais une étiquette spécifiait : « Lion de mer, Meiji 38 (1905) ». J’ai alors pensé que le fondateur de l’école avait dû en faire l’acquisition en 1905, peu après la création du lycée, et qu’il le destinait à l’enseignement des sciences. Puis un autre spécimen de jeune otarie à fourrure, dont l’étiquette indiquait qu’il avait été acheté en 1913 a également refait surface.

Les anciens bâtiments du lycée de Kishiwada se trouvaient sur le site du château éponyme. Des fenêtres des salles de classe, on pouvait apercevoir le donjon du château se dressant de l’autre côté des douves.
Les anciens bâtiments du lycée de Kishiwada se trouvaient sur le site du château éponyme. Des fenêtres des salles de classe, on pouvait apercevoir le donjon du château se dressant de l’autre côté des douves.

Les lions de mer japonais vivaient jadis sur les côtes allant de la pointe sud de la péninsule du Kamtchatka (au nord) à Miyazaki, à Kyûshû (au sud-ouest). Avant la Restauration de Meiji, le Japon en aurait compté entre 30 000 et 50 000. Mais ils ont été par la suite tellement chassés que leur population a drastiquement chuté. En 1998, ils ont été mis sur la liste rouge du ministère de l’Environnement dans la catégorie des espèces « fortement menacées d’extinction en milieu naturel ». Mais comme depuis les années 1970, aucun lion de mer n’a pu être recensé, il est fort probable que l’espèce soit éteinte.

Au Japon, une dizaine de spécimens naturalisés a été identifiée dans diverses collections. À l’étranger, il en est un exemplaire au British Museum of Natural History et trois au Centre de biodiversité Naturalis (l’ancien Musée national d’histoire naturelle des Pays-Bas). Si l’animal empaillé des archives du lycée de Kishiwada s’avérait être un lion de mer japonais, la découverte serait d’une grande importance, au niveau mondial.

Des lycéens se lancent dans l’analyse ADN

Comment s’assurer qu’il s’agit bien d’un lion de mer japonais ? Comme il est difficile d’en juger uniquement par la morphologie, Suzuki Yasuo a vite compris que la seule option possible était l’examen génétique.

Au lycée de Kishiwada, pour développer leur capacité de réflexion et de recherche, les lycéens doivent sur trois ans mener un petit projet de recherche. Comme s’ils étaient dans un séminaire universitaire, ils travaillent sur le thème de leur choix, participent à des concours sur le territoire japonais et le fruit de leurs recherches poussées fait l’objet de présentations lors de colloques.

En 2012, les lycéens du séminaire de biologie se sont donné pour tâche d’identifier le taxon de deux pinnipèdes empaillés et se sont attelés à l’analyse ADN.

Suzuki Yasuo. Ses élèves étaient toujours impressionnés de le voir plongé dans la lecture de la revue scientifique Nature, quand il prenait le train pour venir au travail.
Suzuki Yasuo. Ses élèves étaient toujours impressionnés de le voir plongé dans la lecture de la revue scientifique Nature, quand il prenait le train pour venir au travail.

Au départ, lancer des lycéens dans de l’analyse génétique pouvait paraître hasardeux, mais en 2011 Kishiwada a été labellisé « Lycée scientifique d’excellence » par le ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et des Technologies. Fort de cette certification et grâce à des stages nationaux de formation à la recherche portant sur l’ADN de lucioles japonaises, les élèves de divers lycées labellisés ont pu acquérir les connaissances de base. Ils ont appris à utiliser les produits chimiques ainsi que les méthodes nécessaires à la bonne tenue du projet. Et, grâce au budget alloué à ce type de lycée, l’établissement a pu faire l’acquisition d’équipement (des centrifugeuses notamment).

Pourtant, comme ils n’avaient pas accès au matériel de niveau universitaire, beaucoup d’expériences ont dû être menées à l’aveugle sans que les jeunes ne soient sûrs de vraiment réussir à extraire l’ADN des échantillons. Ainsi 2012 (la 1ère année du projet) a débouché sur une série d’échecs. Mais les plus jeunes ayant bénéficié des erreurs et des astuces de leurs aînés, l’année suivante, en 2013, ils ont finalement réussi à extraire et à amplifier l’ADN. Après vérification de leurs résultats par un institut de recherche, les deux spécimens de Kishiwada ont été formellement identifiés et classés comme lions de mer japonais.

En 2014, la séquence ADN du jeune spécimen empaillé étiqueté « otarie à fourrure » dans les collections du lycée Otemae (dans la préfecture d’Osaka) a également fait l’objet d’une analyse génétique dont les résultats ont révélé qu’il s’agissait en fait d’un lion de mer japonais.

Spécimen de jeune lion de mer femelle naturalisée acheté en 1905. Généralement, quand on empaille un animal, on ne laisse que la peau et on utilise une tige qu’on entoure d’un matériau de rembourrage pour redonner du volume. Ici la moitié avant du crâne, les dents, les oreilles, les griffes et les os des membres postérieurs ont été conservés, ce qui permet de rendre au mieux son apparence originale.
Spécimen de jeune lion de mer femelle naturalisée acheté en 1905. Généralement, quand on empaille un animal, on ne laisse que la peau et on utilise une tige qu’on entoure d’un matériau de rembourrage pour redonner du volume. Ici la moitié avant du crâne, les dents, les oreilles, les griffes et les os des membres postérieurs ont été conservés, ce qui permet de rendre au mieux son apparence originale.

Originellement étiqueté « otarie à fourrure », ce spécimen empaillé d’un jeune animal acheté en 1913 a finalement été identifié comme étant un lion de mer japonais.
Originellement étiqueté « otarie à fourrure », ce spécimen empaillé d’un jeune animal acheté en 1913 a finalement été identifié comme étant un lion de mer japonais.

En 2014, les collégiens et les lycéens ont présenté au colloque de la Société de mammalogie du Japon, un poster qui a remporté le premier prix. Leurs travaux avaient pour titre « Identifier des spécimens de lions de mer japonais empaillés grâce à la phylogénie moléculaire des séquences de bases d’ADN ». Toujours en 2014, leur équipe a remporté un prix d’excellence au colloque de la Société zoologique du Japon.
En 2014, les collégiens et les lycéens ont présenté au colloque de la Société de mammalogie du Japon, un poster qui a remporté le premier prix. Leurs travaux avaient pour titre « Identifier des spécimens de lions de mer japonais empaillés grâce à la phylogénie moléculaire des séquences de bases d’ADN ». Toujours en 2014, leur équipe a remporté un prix d’excellence au colloque de la Société zoologique du Japon.

« À mesure que la recherche génétique progresse, il devient plus facile, en analysant les restes, de tirer des conclusions sur ce que les animaux ont mangé avant leur mort. Si nous pouvions monter un projet collaboratif avec d’autres institutions où des spécimens sont conservés, on pourrait faire avancer la recherche.», explique Suzuki Yasuo.

Suzuki a été transféré dans un autre lycée en 2023, mais à Kishiwada la motivation n’a pas faibli. Masada Kôtarô qui a succédé à Suzuki avait travaillé sous sa direction. En 2013, il était alors en 2e année de lycée quand il a participé à l’identification d’un spécimen de lion de mer japonais empaillé et son goût pour la biologie lui est venu de cette expérience. Fort de ses insignes recherches au lycée, il a choisi de s’engager à l’université dans une filière scientifique. « Suzuki-sensei m’a appris la curiosité intellectuelle, il m’a incité à être proactif dans mes études. Maintenant, c’est à mon tour de passer le flambeau aux jeunes », dit-il pour expliquer pourquoi il a choisi la carrière d’enseignant.

Masada (à gauche) a découvert les sciences auprès de Suzuki (à droite) qui animait les cercles de recherche du lycée.
Masada (à gauche) a découvert les sciences auprès de Suzuki (à droite) qui animait les cercles de recherche du lycée.

Les fossiles nous aident à comprendre l’extinction de l’espèce

Kôno Naoki dirige le groupe de recherche sur l’histoire de l’évolution de la vie du département des sciences de la Terre au Musée national de la nature et des sciences. Avec ses travaux basés sur l’analyse des fossiles, il cherche à comprendre les facteurs ayant conduit à l’extinction du lion de mer japonais.

Kôno Naoki tient une réplique du premier fossile d’un lion de mer dit Mizunami-mukashi-ashika (nom provisoire). Découvert en 2020 dans la ville de Mizunami (préfecture de Gifu), il aurait 18 millions d’années.
Kôno Naoki tient une réplique du premier fossile d’un lion de mer dit Mizunami-mukashi-ashika (nom provisoire). Découvert en 2020 dans la ville de Mizunami (préfecture de Gifu), il aurait 18 millions d’années.

Les mammifères sont apparus sur Terre il y a environ 230 millions d’années. Les pinnipèdes sont des mammifères répandus sur la terre ferme qui sont devenus amphibies il y a 28 millions d’années. Ils utilisent leurs membres comme nageoires, se nourrissent en mer mais donnent naissance et élèvent leurs petits sur terre. Les pinnipèdes se divisent en trois sous-espèces : les otaries (et lions de mer), les phoques (et éléphants de mer) mais encore les morses. Il existe des dizaines d’espèces éteintes dans chacune de ces trois familles.

Chez les zalophus, Kôno distingue trois sous-espèces : les otaries des Galapagos, les otaries de Californie et les lions de mer japonais. Les lions de mer japonais et les otaries de Californie ont à peu près le même gabarit, mais les lions de mer japonais ont une espèce de protubérance sur le crâne appelée crête sagittale qui est environ 1,5 fois plus grande que chez les otaries de Californie, cette crête aide à distinguer les taxons.

« Mais, il est difficile de distinguer les mâles des femelles ou les jeunes des adultes car les différences morphologiques ne sont pas évidentes. Impossible sur la seule base de la corpulence ou du nombre de dents de dire s’il s’agit de caractéristiques d’espèces ou de variations individuelles. Donc seules les données géographiques ou l’analyse ADN peuvent nous permettre de dire avec certitude s’il s’agit d’otaries vivant dans les eaux japonaises ou de lions de mer japonais. »

Ce crâne fossile d’un lion de mer japonais mâle découvert sur l’île de Rebun à Hokkaidô date de la seconde moitié de la période Jômon (circa 3 200 ans avant notre ère). Conservé à l’Institut de recherche culturelle de la baie de Funka à Date, il est remarquable pour sa crête sagittale très développée. (Image fournie par Kôno Naoki)
Ce crâne fossile d’un lion de mer japonais mâle découvert sur l’île de Rebun à Hokkaidô date de la seconde moitié de la période Jômon (circa 3 200 ans avant notre ère). Conservé à l’Institut de recherche culturelle de la baie de Funka à Date, il est remarquable pour sa crête sagittale très développée. (Image fournie par Kôno Naoki)

En 2007, l’analyse de l’ADN mitochondrial extrait des os de lions de mer japonais ayant vécu pendant l’époque Jômon a révélé que les deux sous-espèces de lion de mer japonais et d’otarie de Californie se sont certainement séparés il y a plus de 2 millions d’années.

« Mais l’ADN mitochondrial est hérité de la mère, explique Kôno. Or les lions de mer vivent en colonie pendant la saison de reproduction et les mâles viennent y chercher une partenaire. Donc pour saisir la vie de tout le groupe, il faut pouvoir comprendre le comportement des mâles et donc disposer des données génétiques provenant de l’ADN nucléaire qui est hérité du géniteur. »

Comment comprendre le déplacement des lions de mer japonais disparus ?

« Avec l’avancée des technologies, nous pouvons maintenant déterminer plus précisément quand les otaries de Californie et les lions de mer japonais ont divergé. Dès que nous en saurons plus sur l’ADN nucléaire, nous pourrons mieux comprendre le comportement des populations mâles, et femelles, et reconstruire en détail l’histoire de la constitution des divers groupes. J’aimerais que mes travaux de recherches éclairent l’histoire des lions de mer japonais dans leur lente évolution s’étalant sur 2 millions d’années. »

De plus, la paléontologie nous permet de combiner des données et d’analyser l’évolution des corpulences. « L’âge absolu des fossiles est recoupé par exemple avec les données environnementales (périodes glaciaires ou chaudes). Cette analyse contrastive permet d’isoler les facteurs essentiels et de comprendre les logiques sous-jacentes déterminant (ou non) l’évolution des gabarits. »

À gauche, un fossile d’Enaliarctos, considéré comme étant le prototype de la famille des pinnipèdes ayant vécu il y a environ 25 millions d’années. À droite, un Orientiactos vieux d’environ 800 000 ans découvert dans la préfecture de Chiba. Ces deux fossiles de palais d’animaux adultes, nous montrent bien comment les otaries ont évolué et se sont adaptées à la vie en mer : elles ont gagné en taille et les dents sont passées de une à deux racines.
À gauche, un fossile d’Enaliarctos, considéré comme étant le prototype de la famille des pinnipèdes ayant vécu il y a environ 25 millions d’années. À droite, un Orientiactos vieux d’environ 800 000 ans découvert dans la préfecture de Chiba. Ces deux fossiles de palais d’animaux adultes, nous montrent bien comment les otaries ont évolué et se sont adaptées à la vie en mer : elles ont gagné en taille et les dents sont passées de une à deux racines.

Autrefois, les scientifiques travaillant en paléontologie s’appuyaient sur la morphologie quand les chercheurs en phylogénétique moléculaire basaient leurs analyses sur la génétique. Mais depuis une quinzaine d’années, l’approche pluridisciplinaire prime et les données circulent.

« Le lion de mer japonais était méconnu, mais la recherche génétique sur les animaux éteints a fait de remarquables progrès. Moi qui travaillais sur des fossiles, j’ai cherché à m’intéresser à la compréhension de l’ADN ancien. Grâce aux données recoupées combinant l’analyse des fossiles et la génétique, je voudrais parvenir à combler les lacunes de la chronologie et comprendre les mouvements de populations », indique Kôno qui, à l’avenir, souhaite fouiller des sites où on a chassé le lion de mer pendant les époques Meiji et Taishô.

Le lion de mer japonais a dû s’éteindre dans les années 1970, car il y a peu d’informations fiables depuis les dernières apparitions. Pourtant les études sont encore très parcellaires.

Comment ne pas s’apitoyer sur ces lions de mer disparus, victimes de cette lutte pour la survie ayant opposé humains et animaux sauvages. Les rares spécimens naturalisés, recelant des os ou de la peau pourraient ouvrir la voie à de nouvelles études et nous en apprendre davantage sur l’évolution, la biodiversité et sur la protection des espèces menacées, ce qui serait la moindre des choses pour les sauver de l’oubli.

(Photo de titre : un lion de mer femelle naturalisé. Sur ce spécimen issu des collections du lycée de Kishiwada, on constate que les molaires sont toutes de forme conique. En effet, les lions de mer avalent leurs proies entières et les digèrent directement dans leur estomac, leurs dents ont donc évolué pour ne plus servir qu’à mordre et retenir les proies. Toutes les photos : © Hayashi Michiko)

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