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Sulnoon : une ex-Nord-Coréenne raconte l’ouverture de son restaurant au Japon
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Le vrai goût des nouilles froides de Pyongyang
En coréen, Sulnoon, le nom du restaurant, signifie « Neige du Nouvel An ». En Corée du Nord, de la neige le 1er janvier est considéré de bon augure pour le reste de l’année. Yeon-hee, 34 ans, a ouvert le restaurant en mars 2024 avec son mari Katsumata Shigeru, 35 ans, animée par le désir de faire connaître le goût original des nouilles froides de Pyongyang, la capitale de la Corée du Nord.
Situé à une dizaine de minutes à pied de la gare d’Inao-Keisei, au rez-de-chaussée d’un immeuble donnant sur une grande artère, Sulnoon attire chaque jour des clients qui s’y rendent spécialement pour ses nouilles, appelées raengmyon.
Yeon-hee vient d’une famille de cuisinières. Sa grand-mère maternelle tenait un restaurant à Haeju, dans la province du Hwanghae du Sud, au sud-ouest de la Corée du Nord. Sa mère travaillait dans l’un des plus luxueux hôtels de Pyongyang, et elle y cuisinait les raengmyon. C’est auprès de ces deux femmes que Yeon-hee a appris la recette de ce plat.

Les nouilles froides raengmyon du Sulnoon (1 200 yens) recréent le goût authentique de celles de Pyongyang.
Les nouilles ont une consistance agréable au palais, et la soupe froide dans laquelle elles sont servies est un régal, avec juste ce qu’il faut d’acidité. Ces nouilles fabriquées avec de la farine de sarrasin très parfumée était déjà typique de la région de Pyongyang avant la fondation de la Corée du Nord en 1948. Selon un dicton coréen, son goût est si délicieux qu’on y pense même en dormant.
En septembre 2018, lorsque Kim Jong-un et Moon Jae-in, alors président de la Corée du Sud, ont tenu un sommet à Pyongyang, c’est ce qu’ils ont mangé au célèbre restaurant Okryugwan . À l’époque, on avait beaucoup parlé en Corée du Sud de la manière dont ce plat était préparé en Corée du Nord.
La couleur des nouilles du Sulnoon tire sur le gris ; elles sont moelleuses et rappellent les soba, les nouilles de sarrasin japonaises. Le bouillon dans lequel elles sont servies résulte de la longue cuisson, sans aucun additif et en écumant fréquemment, d’os de bœuf, de la viande de porc locale, et de carcasses de poulet, qui lui donne son goût succulent, long en bouche.
Aujourd’hui en Corée du Nord, explique Yeon-hee, on ajoute de la fécule dans les nouilles, ce qui fait qu’elles sont plus noires qu’avant et que leur texture est plus élastique. À une époque, elle utilisait du faisan pour le bouillon, mais aujourd’hui, c’est du poulet fermier. Au moment de servir, on ajoute du concombre, de la poire ou encore de l'œuf dur, afin que le plat soit plus équilibré sur le plan nutritionnel.
En Corée du Sud aussi, de nombreux restaurants servent des raengmyon de Pyongyang. Un grand nombre d’entre eux ont été créés par des Nord-Coréens qui appartenaient, avant la Guerre de Corée, à l’élite de la Corée du Nord ainsi qu’aux classes privilégiées. Ces restaurants offrent une grande variété en matière de goût, certains étant plus prononcés. Selon Yeon-hee, le goût des nouilles froides de Pyongyang aujourd’hui est complètement différent de celui des nouilles de Corée du Sud.
Un client fidèle de son restaurant nous a confié qu’il y vient pour leur goût léger et raffiné, inhabituel dans la cuisine coréenne dont les saveurs sont généralement prononcées. Le fait que la patronne soit née en Corée du Nord est un attrait supplémentaire.

Moon Yeon-hee nous parle de la création du Sulnoon. « Les clients nous donnent chaque jour leur affection. »
Des doutes nés des exécutions publiques pratiquées par le régime
Yeon-hee est née en 1991 dans la ville de Wonsan, dans le nord-est de la péninsule coréenne. Ses grands-parents paternels étaient originaires de l’île de Jeju, au sud de celle-ci, mais ils s’installèrent au Japon dans les années 1930 et devinrent ensuite des cadres de l’Association générale des Coréens résidant au Japon, la Chongryon. Ils habitaient le quartier d’Asakusa à Tokyo. Ses grands-parents et ses parents partirent pour la Corée du Nord dans les années 1950, au moment où le pays était présenté par la Chongryon comme un paradis terrestre. Cette campagne aboutit au départ pour la Corée du Nord d’environ 93 000 Coréens du Japon.

Wonsan, la ville natale de Moon Yeon-hee (Pixta)
Sa famille a quitté Wonsan pour Pyongyang quand elle était au collège. Au milieu des années 1990, la Corée du Nord connut une grande famine, appelée en coréen la « marche ardue », qui fit beaucoup de victimes. La famine se faisait encore sentir lorsque Yeon-hee s’est installée à Pyongyang. Grâce entre autres à l’argent envoyé à sa famille par les cousins restés au Japon, Yeon-hee et les siens en ont moins souffert, mais elle se souvient qu’il lui est arrivé de se faire voler ce qu’elle tenait à la main ou tirer les cheveux par des groupes d’enfants des rues.
Ses doutes sur le régime nord-coréen remontent à l’époque où elle était lycéenne, lorsqu’elle a assisté à l’exécution publique d’une femme, la mère d’une amie avec qui elle étudiait le piano. Son crime était d’avoir vendu des copies de DVD de séries télévisées sud-coréennes.
Yeon-hee s’est demandé pourquoi cette femme avait pu être tuée pour cette raison, et elle s’est mise elle aussi à regarder en cachette des séries et des films étrangers, au nombre desquels Titanic, un succès mondial. En repensant à tout cela, elle nous dit que le contenu des films ne lui paraissait pas poser problème.
Les Nord-Coréens traitaient d’une manière discriminatoire leurs compatriotes de retour après avoir vécu au Japon, car ils les considéraient comme ayant été empoisonnés par le capitalisme. Yeon-hee n’aimait pas la société qui autorisait cela. Cela l’a amenée à décider, à l’âge de 25 ans, de fuir la Corée du Nord.
48 heures sans boire ni manger, dans une fuite dramatique longue de trois semaines
Le chemin de l’évasion s’est avéré d’une dureté dépassant l’imagination. Yeon-hee s’est d’abord rendue en voiture de Pyongyang à Hyeson, une ville nord-coréenne sur la frontière avec la Chine, un trajet long de douze heures.

Le pont sur le fleuve Tumen qui marque la frontière entre la Corée du Nord et la Chine, dans la province chinoise du Jilin. (Photo de 2009/Jiji)
Yeon-hee a payé trois mille dollars un passeur chinois, et a traversé seule dans la nuit noire du mois de mai le fleuve grossi par les pluies. Afin d’éviter les patrouilles chinoises, elle a ensuite marché dans les montagnes pendant 48 heures sans boire ni manger. Ensuite, voyageant en train et en voiture, elle est arrivée au Laos, où elle s’est réfugiée à l’ambassade de la Corée du Sud. Son voyage avait duré presque trois semaines.
Environ un an après avoir fui la Corée du Nord, elle a obtenu la nationalité sud-coréenne. Sa vie à Séoul a débuté. Le gouvernement sud-coréen offrait alors aux transfuges de Corée du Nord une allocation d’installation d’approximativement 2 millions de yens, un studio où habiter, et l’équipement électroménager de base nécessaire au quotidien. Yeon-hee a pleuré toutes les larmes de son corps en voyant pour la première fois son passeport sud-coréen et la phrase disant « la Corée du Sud protège ses ressortissants ». Qu’un pays protège ses citoyens va de soi, mais Yeon-hee dit qu’elle n’avait jamais senti cela en Corée du Nord.
Tout en travaillant, elle a obtenu un diplôme de secrétaire-comptable. Puis elle a ouvert en 2019, avec sa mère et son jeune frère qui avaient aussi fui la Corée du Nord, un restaurant de nouilles froides de Pyongyang à Séoul.
C’est dans la capitale sud-coréenne que Yeon-hee a fait connaissance avec Shigeru, qui allait devenir son mari, en allant manger dans le restaurant de viande grillée où il travaillait. Elle avait alors 29 ans. Deux semaines après, ils sortaient ensemble et cent jours plus tard, ils étaient mariés.
Une longue queue pour le goût authentique
Les époux ont décidé de s’installer au Japon. Yeon-hee, qui a grandi en entendant ses parents lui chanter les délices du plat d’oden servi dans le quartier d’Asakusa, avait un préjuge favorable pour Tokyo. Elle était secrètement déterminée à servir au Japon les nouilles froides dont sa grand-mère lui avait donné la recette. Le couple a emprunté pour ouvrir son restaurant.
En général, qui veut connaître le goût authentique des nouilles froides de Pyongyang devra soit aller lui-même dans le pays, soit se rendre dans un restaurant dont c’est la spécialité dans un pays tiers. Mais après la pandémie de coronavirus, la Corée du Nord n’avait pas encore véritablement rouvert ses portes aux étrangers, et les restaurants directement gérés par les autorités nord-coréennes en Chine et en Asie du Sud-Est avaient pour la plupart baissé le rideau suite aux sanctions économiques des Nations unies. Les restaurants qui proposent ce plat au Japon en servent une version adaptée au goût des Japonais. Tout cela fait qu’il était devenu difficile de trouver au Japon une version authentique des raengmyon.
Voici pourquoi l’ouverture à Tokyo par une jeune femme qui a grandi à Pyongyang d’un restaurant de cette spécialité a attiré l’attention. Des médias en ligne locaux en ont parlé avant son ouverture, et le projet a fait aussi l’objet de reportages télévisés et de la presse écrite. Le jour de l’inauguration, l’établissement a attiré autour de soixante-dix clients, nous dit Yeon-hee. En comptant les week-ends, elle sert chaque jour une centaine de clients qui attendent jusqu’à une heure et demie avant de pouvoir s’asseoir.

La longue queue devant le restaurant, où beaucoup de clients viennent de loin. (Photo : Hong Gyeong-ui)
Au Japon, un soutien à l’autonomie limité
Il y a au Japon environ 200 transfuges nord-coréens. Presque tous appartiennent, comme Yeon-hee, à des familles de Coréens du Japon partis en Corée du Nord au moment de la campagne pour le « retour vers la mère patrie » à la fin des années cinquante.
Il se trouve que 33 000 transfuges nord-coréens vivent en Corée du Sud, et le gouvernement a prévu pour eux des programmes de formation aux bases de la vie quotidienne, allant de l’usage des transports en commun à l’ouverture d’un compte bancaire. Des programmes de soutien à l’obtention de diplômes ont également été mis en place, leur permettant de devenir entre autres journalistes, hommes politiques ou entrepreneurs.
Le Japon n’offre pas ce genre d’infrastructure destinée à soutenir l’installation de transfuges nord-coréens. Mindan, l’organisation des Coréens du Japon, aide ces compatriotes à trouver du travail et organise des voyages de détente, mais le soutien apporté ne permet pas de garantir totalement l’accès à l’autonomie.
Yamada Fumiaki, le président de l’ONG « Protéger les droits humains et la vie des transfuges nord-coréens » décrit la dure réalité : « Les entreprises affiliées à Mindan embauchent activement des transfuges nord-coréens. Mais comme ces emplois exigent généralement de bonnes compétences en japonais écrit et parlé, les transfuges ont du mal à les conserver. Cela fait que nombre d’entre eux survivent en travaillant sur des chantiers ou dans des bars. » Selon lui, ils ont tendance à vivre dans un monde restreint, pour éviter que leur environnement sache qu’ils viennent de Corée du Nord, et certains d’entre eux souffrent d’un sentiment d’enfermement.
Quand elle était en Corée du Sud, Yeon-hee a subi des discriminations en raison de son accent de Corée du Nord, et elle souffrait de problèmes d’identité. Elle sait qu’au Japon aussi, les transfuges nord-coréens ont une image négative, mais à travers des vidéos sur YouTube, elle s’efforce d’expliquer son quotidien vécu en Corée du Nord et le déroulement de sa fuite.
Mais si cela lui a valu des critiques, elle ne s’en préoccupe pas : « Il y a des gens qui n’aiment ni la Corée du Sud, ni la Corée du Nord. On n’y peut rien. Je veux parler de ces sujets précisément parce qu’ils ne sont pas gais. Je pense que cela aidera peut-être à faire changer l’image de la Corée du Nord. »
Aller de l’avant en se souvenant des eaux noires
Les clients qui lui disent qu’ils ont trouvé les nouilles délicieuses ou ceux qui lui souhaitent bon courage, des mots qui lui font oublier la fatigue, sont pour elle le plus précieux des encouragements.
Yeon-hee nous fait rire en nous expliquant qu’elle avait entendu dire en Corée du Sud que les Japonais étaient des gens durs, alors que son impression, maintenant qu’elle vit au Japon, est exactement le contraire : elle trouve les Japonais très aimables. Les Sud-Coréens sont peut-être trop méfiants, conclut-elle.
Son plus grand rêve, nous dit-elle, est de créer une fabrique de kimchi. Celui qu’elle sert dans son restaurant est très apprécié. Elle aimerait le produire en grande quantité et le vendre dans des supermarchés, un projet qu’elle voudrait réaliser dans les cinq prochaines années.
Le succès du restaurant Sulnoon deviendra peut-être un modèle pour l’installation au Japon de transfuges nord-coréens. Ses clients viennent d’aussi loin qu’Okinawa ou Hokkaidô. Il ne compte que quatre tables pour quatre personnes, et un comptoir de huit places. La capacité d’accueil est donc limité. Yeon-hee songe à ouvrir des succursales ailleurs qu’à Tokyo pour faire connaître le goût des raengmyon de Pyongyang.
Elle repense parfois au fleuve gonflé par les inondations qu’elle a dû traverser seule dans la nuit noire pour s’enfuir. En riant : comparé à cette expérience, plus rien ne peut lui faire peur. Peut-être a-t-elle trouvé en elle l’énergie de vivre de manière autonome au Japon malgré le manque de soutien pour les transfuges de Corée du Nord parce qu’elle avait déjà gravi cette formidable montagne que constitue la fuite du pays.

L’intérieur du Sulnoon (Photo : Yamashita Tatsuo)
Sulnoon
- 2-5-27 Chitose Building 1F, Inage, Inage-ku, Chiba-shi, Chiba-ken
- Ouvert de 11 h 30 à 14 h 30 pour le déjeuner, de 17 h 00 à 21 h 00 pour le dîner (sauf le mardi)
- Fermé le mercredi, et le deuxième et quatrième mardi du mois
(Photo de titre : le Sulnoon sert surtout ses nouilles à midi, mais le soir, on peut aussi y déguster d’autre plats coréens comme du galbi de porc grillé au charbon de bois. Photo : Yamashita Tatsuo. Toutes les autres photos : Gomi Yoji, sauf mentions contraires)
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