Les leçons de la modernisation du Japon : un entretien avec l’érudit égyptien Isam Hamza

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Isam Hamza est considéré comme l’un des meilleurs experts du Moyen-Orient et de l’Afrique pour ce qui concerne le Japon. Nous l’avons interrogé sur les raisons qui le poussent à mener des recherches approfondies sur l’Archipel dans un large éventail de domaines, depuis l’idéologie, la politique et l’économie, jusqu’aux systèmes administratifs qui sous-tendent la technologie et l’industrie du pays.

Isam Hamza Isam HAMZA

Directeur du Centre des arts libéraux et de la culture de l’Université Égypte-Japon en Sciences et Technologies. Spécialiste de l’histoire de la pensée japonaise. Né en Égypte en 1956. Diplômé de japonais de l’Université du Caire avant d’effectuer, de 1978 à 1991, des études supérieures à l’Université d’Osaka, couronnées par un doctorat d’arts. Il a été auparavant vice-doyen de la Faculté des arts de l’Université du Caire. Il a également traduit de nombreux ouvrages japonais en arabe. En 2021, il a reçu certificat d’appréciation du ministre japonais des Affaires étrangères.

Les Égyptiens sont des orientaux

Isam Hamza faisait partie du premier groupe d’étudiants diplômés du Département de langue et de littérature japonaises de l’Université du Caire, laquelle joue un rôle prépondérant dans l’enseignement de la langue japonaise et la recherche sur le Japon dans le monde arabe.

La quatrième guerre arabo-israélienne a éclaté en octobre 1973. La première crise pétrolière, qu’elle a provoquée, a eu un impact sévère sur le Japon, qui était tributaire des importations pour le plus gros de ses besoins énergétiques. Tanaka Kakuei, alors Pemier ministre du Japon, a envoyé son adjoint Miki Takeo en tant qu’envoyé spécial au Moyen-Orient, avec pour mission d’affirmer l’engagement du Japon en faveur du monde arabe et de promettre un soutien économique et culturel. C’est de cette démarche que le Département de langue et de littérature japonaises de l’Université du Caire est né en septembre 1974.

« La montée du nationalisme provoquée par la quatrième guerre arabo-israélienne a généré un courant d’opinion qui voyait la réforme en Égypte comme une tâche incombant aux Égyptiens. Les Égyptiens se considèrent comme des Orientaux, mais ils ne connaissent rien de l’Extrême-Orient. Bien que l’Égypte soit un pays oriental, la culture occidentale s’y est implantée sans lui demander son avis, et l’occenditalisation n’a cessé de progresser. Cette question méritait sans aucun doute qu’on en parle. C’est pourquoi j’ai jugé crucial d’apprendre à connaître l’Orient. De tous les pays orientaux, je savais que le Japon était le seul à avoir réussi à se moderniser et à se placer sur un pied d’égalité avec les pays occidentaux. La création du Département de langue et de littérature japonaises m’est apparue comme un don du ciel. »

Les différences de modernisation entre l’Égypte et le Japon

Une fois diplômé de l’Université du Caire, Hamza a effectué des études au Japon pendant 13 ans, notamment des études de troisième cycle sur l’histoire de la pensée japonaise à l’Université d’Osaka.

« Depuis Yokoi Shônan (1809-1869), qui s’est consacré au jitsugaku, ou science empirique, les héritiers de la pensée issue des périodes Tokugawa et de la Restauration de Meiji ont évalué avec lucidité la situation à laquelle le Japon se trouvait confronté à l’époque, et emprunté divers éléments aux civilisations occidentales plus avancées. Tout au long de ce processus, ils ont fait montre d’une grande capacité d’adaptation. Emblématique à cet égard est Fukuzawa Yukichi (1835-1901), l’auteur du Seiyô jijô [Situation en Occident]. Dans cet ouvrage, fondé sur l’expérience acquise en voyageant en Occident, il mettait en lumière les caractéristiques supérieures de la culture occidentale, mais invoquait aussi l’esprit du confucianisme. Son intention était de préserver la culture traditionnelle tout en retenant certains aspects des cultures avancées, de façon à leur donner une forme spécifiquement japonaise. Cela vaut aussi pour Shibusawa Eiichi, qui a pris vivement conscience que le Japon avait besoin de se moderniser lors d’un voyage en France. La fusion qu’il a opérée entres les Analectes de Confucius et le capitalisme est étonnante. »

En ce qui concerne les leçons à prendre de l’Occident, Hamza pense que la mission Iwakura a joué un rôle pionnier. La mission, menée par Iwakura Tomomi en qualité d’ambassadeur, a quitté le port de Yokohama en 1871, pour revenir deux ans plus tard. Elle se composait de 107 membres, dont des personnages clefs de la Restauration de Meiji et des membres éminents du nouveau gouvernement, tels que Kido Takayoshi, Ôkubo Toshimichi et Itô Hirobumi. Elle a visité 12 pays, dont les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Sur le chemin du retour, elle a emprunté le Canal de Suez, en Égypte, et fait escale à differents ports, dont Singapour, Saigon (rebaptisée entre-temps Hô Chi Minh-Ville), Hong-kong et Shanghai, où ses membres ont été témoins des perturbations générées par l’intrusion des puissances occidentales. (Voir notre article : La mission Iwakura : quand le Japon est parti à la recherche de son propre avenir)

« Le Japon, petit pays insulaire de l’Extrême-Orient, a constitué un groupe de jeunes gens destinés à prendre les rênes de son gouvernement révolutionnaire, et les a expédiés en voyage pour étudier la civilisation occidentale. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ils ont estimé qu’il faudrait au moins 30 ans au Japon pour rattraper l’Occident. Ils ont étudié de près la société occidentale, et se sont appuyés sur une vision à long terme pour identifier les éléments qu’il convenait d’adopter pour parvenir à la modernisation. Libres de toute influence, ils ont sélectionné les concepts qu’ils jugeaient utiles. Il me plaît de qualifier cette façon de penser de “nationalisme pragmatique”. Modernisation n’était pas synonyme d’occidentalisation. Le scénario qu’ils envisageaient associait occidentalisation et japonisation. »

Au Japon, la modernisation à grande échelle a commencé en 1867, avec la Restauration de Meiji, mais en Égypte elle a démarré avec Muhammad Ali, un chef des forces armées ottomanes expédiées en Égypte nommé vice-roi en 1805. Son petit-fils Ismaïl Pacha a tenté de pousser encore plus loin la modernisation, mais les emprunts excessifs à l’étranger ont acculé l’État à la faillite, et l’Égypte a été placée sous la tutelle administrative de l’Angleterre et de la France. Comment se fait-il que le Japon ait réussi à se moderniser alors que l’Égypte a échoué ? La « modernisation », qui s’est produite il y a 150 ans, a fait l’objet d’abondantes recherches, et d’aucuns considèrent qu’il n’y a plus rien à ajouter, mais ce n’est pas ce que pense Hamza.

« Pour les sociétés non occidentales, la question du comportement à adopter face à l’Occident reste capitale, et j’ai le sentiment que l’histoire du Japon a beaucoup à nous apprendre ne serait-ce que sur ce point. Loin de rejeter en bloc ses traditions et sa culture, le Japon s’est contenté d’adopter les éléments étrangers qu’il jugeait supérieurs. Dans l’élaboration de ses stratégies politiques de modernisation, le Japon n’a pas appuyé sur toutes les touches du clavier : il a joué sa mélodie en n’utilisant que les touches qui lui convenaient. »

Hamza suggère que l’enseignement à l’époque d’Edo (1603-1868) a joué un rôle essentiel dans l’élaboration d’une telle pensée par les membres de la nouvelle administration de Meiji. Ces enfants de samouraïs fréquentaient les écoles des han (domaines), dont le nombre avoisinait 300 sur l’ensemble du territoire japonais. Ces écoles diffusaient un enseignement sophistiqué et élitiste, conçu pour former des personnes cultivées et honorables. Cette éducation morale exceptionnelle a produit nombre d’individus dotés d’ambitions élevées, qui ont occupés les plus hauts postes du gouvernement de Meiji. De tous temps, il est important de former des personnes talentueuses capables d’évaluer correctement les situations.

La colonne vertébrale de la société japonaise selon Isam Hamza

En 2007, Hamza a pris la direction du Département de langue et de littérature japonaises de l’Université du Caire. Il a par la suite été nommé vice-doyen de cette univesité, avant de diriger le Département de langue et de littérature japonaises de l’Université du Qatar. Depuis 2018, il est président et directeur du Centre des arts libéraux et de la culture de l’Université Égypte-Japon en Sciences et technologies, à Borg El Arab, dans la périphérie d’Alexandrie.

« Le programme d’études japonaises passe en revue les idées et les systèmes politiques, économiques et administratifs qui sous-tendent la technologie et l’industrie japonaises, et il s’interroge en profondeur sur le genre de nation qu’est le Japon. Personnellement, j’insiste sur la spiritualité qui constitue la colonne vertébrale de la société japonaise. L’élite égyptienne méprise le travail pénible, mais les Japonais sont différents. Comment expliquer cela ? Je pense que cela tient à l’éthique japonaise du travail, et j’espère, via ces études, transmettre cette idée aux étudiants du Moyen-Orient et de l’Afrique. »

Isam Hamza à l’Université Égypte-Japon des sciences et de la technologie. (Avec l’aimable autorisation d’Isam Hamza)
Isam Hamza à l’Université Égypte-Japon en Sciences et Technologies. (Avec l’aimable autorisation d’Isam Hamza)

Le recul de la présence japonaise dans le monde

L’Égypte a une population de plus de 100 millions d’habitants, dont 60 % de jeunes. Au Moyen-Orient, la population est d’environ 600 millions d’habitants, si bien qu’un sur six d’entre eux réside en Égypte. Nombre d’Égyptiens travaillent comme professeurs au Moyen-Orient et ont beaucoup d’influence dans le domaine de l’enseignement.

« J’ai le sentiment que ma mission consiste à utiliser l’Égypte comme un foyer de connaissance à partir duquel enseigner au Moyen-Orient et à l’Afrique le passé, le présent et l’avenir du Japon. C’est pour cette raison que je nourris l’espoir que davantage d’étudiants vont s’intéresser au Japon. Beaucoup d’étudiants raffolent des mangas, mais l’attrait du Japon ne se limite pas à cela. Il y a aussi la littérature ancienne, les biens manufacturés, les sources chaudes (onsen), la cuisine et bien d’autres choses encore. Trop peu de gens sont conscients de cela. »

Hamza regrette que les Japonais ne se soucient pas suffisamment de promouvoir à l’étranger l’attrait de leur pays.

« La Chine a ouvert 550 Instituts Confucius à travers le monde, et elle consacre beaucoup d’efforts à l’enseignement du chinois à l’étranger. Les jeunes gens qui souhaitent étudier le chinois vont inévitablement être plus nombreux que ceux qui choisissent le japonais. Outre cela, ceux qui s’adonnent aux études japonaises ont de plus en plus tendance à rédiger leurs exposés en se basant sur des sources en langue anglaise. L’internet a exacerbé cette tendance. Je préfèrerais quant à moi qu’ils consultent des matériaux en langue japonaise. »

« Qu’est ce qui me porte à accorder de l’importance à la recherche sur le Japon ? Ce n’est pas parce que j’aime le Japon, mais parce que je pense que la diversité des systèmes de valeurs enrichit le monde. Je ne veux pas d’un monde qui se cantonne aux valeurs d’un seul pays. La pluralité des valeurs est constitutive de notre monde. De même que les samouraïs ont adopté une stratégie consistant à ouvrir les portes du Japon pour mener à bien sa modernisation, de même le Japon contemporain doit s’engager résolument au sein de la communauté internationale. Je crois que c’est essentiel si l’on veut que la société japonaise parvienne à surmonter les défis auxquels elle est aujourd’hui confrontée. »

Isam Hamza au Caire, avec le Nil en arrière-plan
Isam Hamza au Caire, avec le Nil en arrière-plan

(Reportage et texte de Kondô Hisashi, de Nippon.com. Photo de titre : Isam Hamza au « Café Riche » au Caire. Toutes les photos : © Mohamed Osam, sauf mentions contraires)

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