À la recherche des égarés de Tokyo : la quête du photographe Yang Seung-woo

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Le photographe coréen Yang Seung-woo a obtenu la récompense la plus prestigieuse de la photographie au Japon, le prix Domon Ken, en 2017. Il est devenu le premier photographe étranger à en devenir le lauréat avec sa série de clichés en noir et blanc Shinjuku Maigo (« Les égarés de Shinjuku »), qui dressait le portrait de personnes qui ont pour foyer Kabukichô, le « quartier chaud » de la capitale. En janvier 2023, une exposition a été organisée à Tokyo à l’occasion de la publication de sa dernière série, qui se focalise sur les bagages des sans-abri. Il nous raconte ses mémorables rencontres, matériaux de son travail, dans la capitale.

Yang Seung-Woo YANG Seung-Woo

Né en 1966 en Corée du Sud, il arrive au Japon en 1996 et est diplômé du Nippon Photography Institute et du département de photographie de l’Université polytechnique de Tokyo, faculté des Beaux-Arts. Après avoir suivi les cours de l’École supérieure des Beaux-Arts de cette même université, il a travaillé principalement au Japon, remportant le Prix Domon Ken pour son livre Shinjuku Maigo (Les égarés de Shinjuku), publié par Zen Foto Gallery en 2016 ; en 2005, la même galerie a publié son livre de photos Hito (Les gens). Il a tenu une exposition personnelle à la galerie in)(between à Paris. Parmi ses autres livres de photographies figurent Kimi wa Achigawa Boku wa Kochigawa (Toi là-bas, moi ici, éditions Shinpûsha, 2006), Seishun Kichijitsu (C’est un beau jour pour être jeune, Zen Foto Gallery, 2012), The Last Cabaret (Zen Foto Gallery, 2020), Yang-tarô Baka-tarô (Zen Foto Gallery, 2021) et Tekiya (Zen Foto Gallery, 2022).

« Je n’avais jamais touché un appareil photo »

Yang Seung-woo est né et a grandi dans une région rurale préservée du sud-ouest de la Corée du Sud. Enfant, il rêvait de devenir champion du monde de boxe, mais il n’y avait pas de salle d’entraînemennt à la campagne dans un rayon praticable pour s’y rendre depuis chez lui. « À compter de ma deuxième année de collège, j’ai commencé à avoir un comportement ‘taquin’, on va dire ». Après son service militaire, à 23 ans, il passe ses journées à traîner avec des délinquants sans rien faire, jusqu’à ce qu’il décide de traverser la mer pour se rendre au Japon, à la recherche « d’autre-chose ».

Il a 30 ans lorsqu’il débarque dans l’Archipel. Il passe six mois dans une école de langue japonaise, où il a « étudié si dur que de la vapeur est sortie de [sa] tête pour la première fois de [sa] vie ». C’est sa demande de visa d’étudiant auprès d’une école de photographie qui a déterminé le reste de sa vie. Il dit en riant : « Je n’étais pas intéressé par la photographie, j’ai juste choisi cette école parce que c’était près de ma chambre d’étudiant ».

Extrait de Shinjuku Maigo
Extrait de Shinjuku Maigo

Alors qu’il n’avait jamais touché un appareil photo auparavant, Yang s’est découvert une fascination pour la photographie dans cette école professionnelle et, grâce à une bourse et à un emploi à temps partiel pour payer ses frais de scolarité, il est entré au département de photographie de l’université polytechnique de Tokyo, où il a étudié le photojournalisme. Il s’est rendu à Kabukichô, considéré comme le quartier chaud de la capitale, sur les conseils de son professeur, Ôishi Yoshino (photographe de presse), qui lui a dit de photographier ce qu’il aime. Il commence ainsi à capturer l’atmosphère du vendredi soir au dimanche soir, posté sous des cartons, et pendant la semaine il développe ses films dans la chambre noire de l’université. Cela devient sa routine : il continue à photographier Kabukichô pendant environ huit ans.

Yang Seung-Woo lors de l'exposition de sa série intitulée « Bagage » (Nimotsu).
Yang Seung-woo lors de l’exposition de sa série intitulée « Bagage » (Nimotsu).

« Kabukichô m’a laissé la vie sauve »

« Lorsque j’ai commencé à capturer Kabukichô, je me figurais que les clichés tape-à-l'œil, percutants, d’incidents ou d’accidents, c’étaient ça qui faisait de bonnes photos », explique Yang. Dormir dans un carton au lieu de rentrer chez lui avait surtout pour but de ne rien rater : « J’avais peur qu’il se passe quelque chose si je ne restais pas là 24 h/24 ». Sa hantise, c’était que quelqu’un d’autre que lui trouve LA bonne photo.

Prêt à se prendre une raclée de la part des yakuzas qui se promenaient dans le quartier, il en aborde un en disant : « J’étudie la photographie. Pourrais-je prendre une photo de vous ? » La semaine suivante, il lui montre l’agrandissement, qui semble plaire. Une relation de confiance commence à s’établir jusqu’à ce qu’il lui permette de photographier ses tatouages, des poses poings serrés, un doigt coupé conservé dans le formol.

Extrait de Shinjuku Maigo
Extrait de Shinjuku Maigo

C’est en voyant par hasard un enfant dormant seul sur un carton à Kabukichô, tard dans la nuit, que Yang commence à modifier la direction de son objectif.

« Je me suis demandé ce que faisait là cet enfant à cette heure, et lorsque j’ai observé les rues de Kabukichô sous ce nouvel angle, j’ai réalisé que des enfants comme lui, il y en avait d’autres, beaucoup d’autres. La plupart étaient en train d’attendre leurs mères dehors, pendant que celle-ci travaillait comme entraîneuse dans un bar. J’ai alors compris que dans ce quartier, il n’y avait pas que des mafieux. Si j’aime vraiment Kabukichô, m’étais-je dit, je dois traiter de ses autres facettes. »

Extrait de Shinjuku Maigo
Extrait de Shinjuku Maigo

Les photographies ainsi accumulées ont finalement abouti au livre de photos Shinjuku Maigo (Les égarés de Shinjuku). Cependant, avant d’être « découvert » par l’éditeur Zen Foto Gallery, cela n’a pas été facile. Les autres éditeurs le refusaient parce que son travail était « intéressant mais impossible à publier ». La raison ? Les yakuzas qui y figuraient…

À ce moment, s’il a failli abandonner la photographie, Yang s’est dit : « Ce serait trop la honte d’arrêter pour rien. Je vais plutôt avoir un accident et me blesser, ça me fera une excuse. » Il s’est soûlé et il est rentré à pied de Shinjuku à Ikebukuro, où il logeait, sans décoller l’œil de l’obturateur et en mitraillant systématiquement tout.

Le lendemain matin en se réveillant, il avait des contusions sur le corps. Mais pas de blessure. Une fois le film développé, il s’aperçoit que tous les feux de circulation étaient rouges. Horrifié de voir qu’il a vraiment traversé toutes les avenues au rouge sans regarder, il comprend alors : « C’est Kabukichô qui me laisse la vie sauve. » Il n’a plus le choix : « Il va falloir essayer un peu plus. »

Plusieurs casquettes

Extrait de Yang-tarô Baka-tarô
Extrait de Yang-tarô Baka-tarô

Outre dans le quartier chaud de Kabukichô, l’esthétique de Yang Seung-woo s’est façonnée le long de son parcours très diversifié de petits boulots et travaux à temps partiel. Après son diplôme, il a travaillé comme « porteur », transportant des matériaux lourds sur les échafaudages des chantiers de construction, et comme poseur de moquettes, deux métiers très physiques. Il a également travaillé en Malaisie et au Congo comme prospecteur de gisements de pétrole, et dans une fabrique de thé à Shizuoka, où ses mains ont fini par se teindre en vert.

Extrait de Yang-tarô Baka-tarô
Extrait de Yang-tarô Baka-tarô

Les travaux réalisés au cours de ces pérégrinations forment la matière des séries Yang-tarô Baka-tarô et Tekiya. Il a commencé à travailler comme tekiya (vendeur de détail sur des baraques foraines) avec l’idée de faire d’une pierre deux coups : se faire un peu d’argent et prendre des photos en même temps. Lorsqu’un yakuza qu’il avait rencontré est devenu chef de clan, il a même filmé son investiture et l’inauguration de son nouveau nom, chose impensable pour un photographe de l’extérieur. Le niveau de puissance et d’énergie humaine dégagé par ces séries est stupéfiant.

Extrait de Tekiya
Extrait de Tekiya

Mais derrière la réalisation d’un document aussi précieux se cache une personnalité simple et franche. « J’ai mis plus d’un an avant de sortir mon appareil photo sur mon lieu de travail comme tekiya. Je devais d’abord devenir un vrai tekiya, et être satisfait de mon travail. Cela fait plus de dix ans que j’ai commencé, et j’ai encore tenu un stand cette année pendant le jour de l’An. »

Extrait de Tekiya
Extrait de Tekiya

Que contient le bagage d’un sans-abri ?

« Les choses que les sans-abris emportent avec eux quand ils se retrouvent dans la rue doivent contenir la totalité de leur vie. » C’est sur cette idée qu’il entame la série Nimotsu (Bagage) vers 2008. Il approche des SDF et commence à les photographier auprès de leurs effets personnels. Il capture ainsi plus de 60 personnes dans divers endroits de Tokyo, notamment à Kabukichô. »

Le premier qu’il a immortalisé est celui qui porte le trench-coat, qui figure sur la couverture de l’ouvrage. Il le connaissait depuis un certain temps et l’a invité à lui montrer le contenu de son sac. Bien qu’un peu intimidé par cette demande inattendue, il a étalé toutes ses affaires sur un carton, parmi lesquelles il y a cette bouteille de mayonnaise à moitié entamée. C’est pourquoi Yang l’appelle « Monsieur Mayonnaise ».

« Monsieur Mayonnaise » sur la couverture de l'ouvrage Nimotsu (Bagage)
« Monsieur Mayonnaise » sur la couverture de l’ouvrage Nimotsu (Bagage)

« Parmi les biens les plus précieux d’une personne, je m’attendais à trouver des photos d’enfants ou d’autres souvenirs d’une vie antérieure. Mais c’est rarement aussi édifiant (rires). Après tout, la chose la plus importante dans la vie, c’est ce qu’on a à manger. »

Extrait de Nimotsu
Extrait de Nimotsu

Ces hommes ont aussi été des voisins pour Yang, qui a longtemps dormi dans la rue pour prendre des photos. Selon lui, il existe deux types de sans-abris : ceux qui sont sociables et mènent une vie insouciante, et ceux qui ont eux-mêmes coupé tout lien avec la société. Tous ne sont pas fermés, la plupart se sentent seuls et veulent parler à quelqu’un : « Il fait chaud, ça va ? Voulez-vous quelque chose à boire ? » En général, ils aiment bien être photographiés.

Dans Nimotsu, un homme en costume dit qu’il était dans la rue il y a encore un mois, date à laquelle il a bénéficié de l'aide sociale et a intégré une institution. Il vient encore ici tous les jours pour jouer aux échecs avec ses amis.
Dans Nimotsu, un homme en costume dit qu’il était dans la rue il y a encore un mois, date à laquelle il a bénéficié de l’aide sociale et a intégré une institution. Il vient encore ici tous les jours pour jouer aux échecs avec ses amis.

Parfois, ils acceptent d’être pris en photo, mais à la condition qu’on ne leur pose aucune question. Avec ceux qui collaborent sans problème, Yang peut bien passer une demi-heure comme trois heures à boire et à parler avec eux dans la rue. « Beaucoup de gens répètent sans cesse la même histoire, mais à chaque fois, j’essaie de réagir comme si c’était la première fois que je l’entendais (rires). »

Extrait de Nimotsu. Un homme arbore une serviette du chanteur de rock Yazawa Eikichi. Son rêve est que son petit garçon soit diplômé de l'université. Sa devise : « Même un petit insecte a une âme. »
Extrait de Nimotsu. Un homme arbore une serviette du chanteur de rock Yazawa Eikichi. Son rêve est que son petit garçon soit diplômé de l’université. Sa devise : « Même un petit insecte a une âme. »

Il y a sept questions qu’il pose systématiquement : En quelle année êtes-vous né ? Où êtes-vous nés ? Comment vous appelez-vous ?  Quel était votre métier ? Quel était votre rêve d’enfant ? Quel est votre rêve actuel ? Qu’est-ce que vous aimeriez dire à la société ?

« Tout le monde a eu un rêve d’enfant, mais la plupart l’ont oublié. Alors je leur pose la question pour que le souvenir leur revienne. Et celui de leur rêve actuel, aussi. »

Yang se souvient d’un sans-abri natif de Kagoshima qu’il connaissait depuis longtemps.

« Il buvait tous les jours, tous les jours, depuis six ans, et chaque jour je le voyais et je me disais : ‘Bien, il est encore vivant’. Puis finalement, l’année dernière, il est mort. Il a bu un dernier verre sous le viaduc du chemin de fer, il a allumé une cigarette et s’est effondré… Mais il avait toujours dit qu’il voulait mourir comme ça, alors d’une certaine manière, il est mort heureux. »

« On refait une photo dans cinq ans »

Le nouveau projet de Yang est une série de portraits de jeunes en Corée du Sud : lors de la bousculade mortelle juste avant Halloween à Itaewon, à Séoul en 2022 (qui a fait plus de 150 morts et 130 blessés), Yang a trouvé préoccupant que le taux de suicide chez les jeunes dans ce pays était le plus élevé du monde.

Extrait de Seishun Kichijitsu (C’est un beau jour pour être jeune)
Extrait de Seishun Kichijitsu (C’est un beau jour pour être jeune)

« Je venais de décider d’organiser une exposition de photos en Corée du Sud, et j’ai donc pensé parler un peu aux jeunes à cette occasion. De nombreuses personnes qui viennent à mes expositions sont des jeunes souffrant de troubles psychologiques. Aujourd’hui, la Corée du Sud est une société de l’éducation académique, encore plus que le Japon. Si vous échouez à l’université, vous n’êtes plus traité comme un être humain, et il y a beaucoup de jeunes qui ont du mal à vivre. Beaucoup de ces jeunes pleurent quand ils voient des photos de yakuzas japonais et de délinquants coréens, et disent qu’ils ont retrouvé le courage. »

Extrait de Hito (Gens)
Extrait de Hito (Gens)

« Alors qu’est-ce que je dois faire si je vois un jeune dans cette situation ? En fait, il n’y a pas besoin de mots particuliers. Je leur tape sur l’épaule et leur dis : “Voulez-vous fumer une cigarette avec moi ?” Je les invite à sortir et ils sont vraiment heureux. Alors j’ai commencé une série de portraits dans leurs lieux préférés. Je leur demande d’exprimer leurs pensées à ce moment-là, même si c’est une insulte ou une grossièreté, et je leur promets : “Je reviens dans cinq ans, et on refera la même photo”. J’espère qu’ils se diront : “Il faut que je vive encore cinq ans pour que M. Yang prenne une autre photo de moi.” »

À la fin de notre entretien, Yang m’a montré ses photos de jeunes Coréens sur son smartphone, en disant que la série était vraiment géniale. J’ai eu la sensation qu’ils lui rappelaient sa propre jeunesse, lui qui avait « presque quitté la route ».

Toutes les personnes sur lesquelles Yang braque son objectif semblent ouvertes d’esprit.

« Commencez par parler aux personnes à qui vous voulez parler, à égalité de hauteur. Et quelle que soit l’occasion, souriez ! »

Site officiel de la galerie : https://zen-foto.jp/jp
Site officiel de Yang Seung-woo : https://zen-foto.jp/jp/artist/yang-Seung-woo

(Photos d’interview : Hanai Tomoko)

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