Les grandes figures historiques du Japon

Donald Keene : une vie dévouée à la cause de la littérature japonaise

Culture

Le grand spécialiste de la littérature et de la culture japonaises Donald Keene est mort à Tokyo en 2019, à l’âge de 96 ans. Tout au long de sa vie, il s’est efforcé de diffuser la langue et la civilisation japonaises dans les pays anglophones, comme son contemporain René Sieffert (1923-2004) en France. Cet article retrace le parcours exceptionnel d’un érudit doublé d’un traducteur hors pair. Tout a commencé il y a près de 80 ans, le jour où dans une librairie de New York, il a acheté un exemplaire du Dit du Genji traduit en anglais, un monument de la littérature japonaise.

Donald Keene est né le 18 juin 1922 à New York. Près de 90 ans plus tard, le 8 mars 2012, il a acquis la citoyenneté japonaise et ce faisant, renoncé à son statut de citoyen américain, la législation de l’Archipel n’autorisant pas la double nationalité. Entre-temps, il était devenu une célébrité non seulement aux États-Unis mais aussi dans son pays d’adoption où la nouvelle de son décès, dû à un arrêt cardiaque, a été annoncée en première page par la plupart des quotidiens.

Donald Keene laisse derrière lui une œuvre monumentale, en particulier une histoire de la littérature japonaise (History of Japanese Literature) en quatre volumes tout à fait remarquable(*1) qui a été traduite en japonais (mais pas en français), comme la plupart de ses livres. Il s’est lancé dans ce projet ambitieux en 1976 et il lui a fallu plus de vingt ans pour le mener à terme, en 1997. Il est vrai que l’ouvrage, entièrement écrit de sa main, fait référence à une quantité impressionnante de textes littéraires dont beaucoup sont accompagnés d’une traduction en anglais réalisée par ses soins.

Une volonté très précoce de diffuser la littérature japonaise en Occident

Les deux volumes de l’anthologie de la littérature de Donald Keene. À gauche : la couverture du premier tome intitulé Anthology of Japanese Literature : From the Earliest Era to the Mid-Nineteenth Century, paru en 1955 chez Grove. À droite : le second tome, Modern Japanese Literature : From 1868 to the Present Day , publié chez Grove, en 1956.

Ce n’était pas la première fois que Donald Keene s’attaquait à une tâche aussi immense. Dès le milieu des années 1950, à peine trente ans, il avait déjà offert aux lecteurs anglophones un panorama complet de la littérature japonaise sous la forme de deux ouvrages ayant respectivement pour titre Anthology of Japanese Literature : From the Earliest Era to the Mid-Nineteenth Century (Anthologie de la littérature japonaise depuis les débuts jusqu’au milieu du XIXe siècle), et Modern Japanese Literature : From 1868 to the Present Day (La littérature japonaise moderne, de 1868 à nos jours). Grâce à ces deux livres publiés successivement en 1955 et 1956 à New York, il avait permis au public d’accéder à la traduction de nombreux extraits non seulement des tout premiers chefs-d’œuvre de l’époque ancienne comme l’anthologie poétique du Manyôshû (Le recueil des dix mille feuilles), compilée vers 760, ou Le Dit du Genji (Genji Monogatari) écrit vers l’an 1000 par une dame de la cour appelée Murasaki Shikibu, mais aussi d’auteurs contemporains dont Mishima Yukio (1925-1970) et Dazai Osamu (1909-1948). Pour la traduction en anglais, il avait eu recours à des versions déjà existantes et quand ce n’était pas le cas, il avait confié ce travail à des amis et des relations ou l’avait effectué lui-même. Les passages traduits incluaient aussi bien des textes japonais en prose, notamment des romans, que des formes poétiques spécifiquement japonaises comme le waka et le haiku, ainsi que de la prose et de la poésie en kanbun (chinois classique lu à la japonaise) et des fragments du théâtre , du kyôgen (pièces comiques) et du bunraku (théâtre de marionnettes). Bref, un ensemble complet, bien équilibré et qui plus est, avec un charme incontestable.

À propos de sa première anthologie, Donald Keene disait avec sourire qu’il avait eu « la chance de mener à bien cette œuvre de jeunesse sans faire d’erreurs importantes ». Il avait entrepris ce travail à partir de l’été 1953, pendant un séjour d’études de troisième cycle à l’Université de Kyoto. Et il lui avait fallu moins de deux ans pour concevoir, rédiger et trouver un éditeur pour son volumineux manuscrit constitué au total de 900 pages. À son retour aux États-Unis, en mai 1955, c’était déjà chose faite.

Donald Keene en compagnie de Kawaji Yuka, l’auteur du présent article, chez lui à Tokyo, le 18 novembre 2013. (Avec l’aimable autorisation de Kawaji Yuka)

Une rencontre déterminante

Donald Keene en 1938, à l’âge de 16 ans, à l’époque où il est entré à la prestigieuse Université Columbia de New York. (Avec l’aimable autorisation du Centre Donald Keene de Kashiwazaki, dans la préfecture de Niigata)

Le premier contact de Donald Keene avec la littérature japonaise remonte à 1940. Il avait alors à peine 18 ans. Cette année-là, il a fait l’acquisition d’un exemplaire de la traduction en anglais en deux volumes du Dit du Genji (Genji monogatari) de l’orientaliste britannique Arthur Waley, dans une librairie de New York, pour la modique somme de 49 centimes de dollar (49 cents). Et il a été complètement envoûté. Deux ans auparavant, en septembre 1938, il avait été admis à l’Université Columbia de New York à tout juste 16 ans seulement, en raison de ses résultats scolaires très brillants. Et depuis le début de la Seconde Guerre mondiale en Europe en 1939, il avait renoncé à lire les journaux tant il était effrayé par les nouvelles en provenance du conflit. C’est donc au cours d’une période particulièrement troublée que le jeune homme a été séduit par la beauté du Dit du Genji, un des plus grands monuments de la littérature japonaise.

Pour approfondir ses connaissances en la matière, Donald Keene a suivi les cours sur l’histoire de la pensée japonaise dispensés par Tsunoda Ryûsaku (1877-1964) à l’Université Columbia où il était considéré comme le « père des études japonaises ». En décembre 1941, l’attaque surprise de Pearl Harbor par le Japon a poussé les États-Unis à entrer en guerre. C’est dans ces circonstances que Donald Keene a appris qu’il y avait une école de japonais de la marine américaine (US Navy) dans les locaux de l’Université de Californie de Berkeley (UCB). En écoutant la radio, il a compris que son pays avait un besoin urgent de personnes parlant couramment le japonais parce que la maitrise de cette langue était appelée à jouer un rôle déterminant dans la guerre du Pacifique. Il a donc envoyé une lettre à l’UCB dans laquelle il manifestait son désir de s’inscrire à l’école de l’US Navy. Et sa demande a été acceptée. La démarche de Donald Keene était donc d’emblée essentiellement motivée par la volonté d’apprendre le japonais…

(*1) ^ Les quatre volumes de l’histoire de la littérature japonaise de Donald Keene ont respectivement pour titre : 1. Seeds in the Heart: Japanese Literature from Earliest Times to the Late Sixteenth Century (Les graines du cœur : La littérature japonaise des temps anciens à la fin du XVIe siècle) ; 2. World Within Walls: Japanese Literature of the Pre-Modern Era, 1600-1867 (Un monde clos : La littérature japonaise de l’époque pré-moderne, 1600-1867) ; 3. Dawn to the West: Japanese Literature of the Modern Era. Fiction (L’ouverture vers l’Occident : La littérature japonaise à l’époque moderne. Le roman); 4. Dawn to the West: Japanese Literature of the Modern Era. Poetry, Drama, Criticism (L’ouverture vers l’Occident : La littérature japonaise à l’époque moderne. Poésie, théâtre, critique).

Un apprentissage du japonais en temps de guerre

Pendant dix-sept mois, de février 1942 à juin 1943, Donald Keene s’est plongé dans l’étude du japonais. Beaucoup de ses professeurs étaient des Américains d’ascendance nippone et le manuel de référence était le fameux Hyôjun nihongo dokuhon (Manuel de japonais standard) de Naganuma Naoe (1894-1973). Outre l’acquisition d’un niveau de lecture et d’écriture comparable à celui d’un Japonais de langue maternelle instruit, les élèves de l’école de l’US Navy devaient apprendre à déchiffrer des textes écrits à la main, entre autres les lettres, les notes journalières ou tout autre document manuscrit susceptible d’intéresser l’armée. Le dévouement des enseignants américains d’origine japonaise à leur égard a grandement contribué au développement d’une solide relation de confiance.

À l’issue de cette formation intensive, Donald Keene a été envoyé à Pearl Harbor en tant qu’agent de renseignement de la marine américaine. Il a ensuite été affecté successivement dans les îles Aléoutiennes (Alaska) de Attu, Kiska et Adak, aux Philippines et dans les îles d’Okinawa et de Guam. Il a traduit en anglais des documents militaires japonais, lu des journaux écrits par des soldats capturés par les Américains et servi d’interprète dans le cadre d’interrogatoires de prisonniers de guerre. Grâce aux relations de confiance qu’il avait nouées avec les enseignants nippo-américains de l’UCB, Donald Keene n’a éprouvé aucune haine vis-à-vis des Japonais qu’il a rencontrés sur les champs de bataille. Il dit même avoir été profondément touché par les sentiments exprimés dans les journaux qu’il a eu en mains. L’intérêt qu’il a dès lors porté à cette forme d’écriture est devenu si vif qu’il lui a consacré un des ouvrages les plus remarquables de la fin de sa vie à savoir Travelers of a Hundred Ages (Les voyageurs au fil des siècles, Columbia University Press, 1999) où il a compilé des extraits de notes journalières écrites par des Japonais entre 850 et 1850, soit un millénaire.

Donald Keene (debout, au centre) avec des Américains d’origine japonaise placés sous ses ordres, à l’époque où il a été affecté à Okinawa en tant que traducteur et interprète de l’US Navy, d’avril à juillet 1945. (Avec l’aimable autorisation du Centre Donald Keene de Kashiwazaki)

La guerre a pris fin en août 1945, plus vite que Donald Keene n’avait imaginé. Le jeune Américain est rentré à New York et il s’est réinscrit à l’Université Columbia pour des études de troisième cycle en histoire de la pensée japonaise. Après l’obtention d’une maîtrise, en 1947, il a fréquenté l’Université Harvard, dans le Massachussetts pendant un an, et l’année suivante, il s’est rendu en Angleterre où il a entamé des recherches à l’Université de Cambridge. En 1951, il a obtenu un doctorat en littérature de l’Université Columbia sur le thème du théâtre de marionnettes (bunraku) du grand dramaturge Chikamatsu Monzaemon (1653-1725).

La découverte du Japon tel qu’en lui-même

Pendant la période de l’occupation par les Alliés (1945-1952), l’Archipel n’a accueilli aucun étudiant étranger. Donald Keene a donc dû attendre que le Japon retrouve sa souveraineté nationale dans le cadre du traité de San Francisco de 1951 pour réaliser le rêve qu’il nourrissait depuis longtemps, à savoir faire des études à Kyoto. Il a réussi à obtenir une bourse qui lui a permis de se rendre dans l’ancienne capitale impériale au cours de l’été 1953.

Une fois à Kyoto, Donald Keene s’est installé dans un petit pavillon rattaché à une maison traditionnelle japonaise du quartier d’Imakumano, dans l’arrondissement de Higashiyama et il a mené une vie dans le plus pur style de l’Archipel. Dans son nouveau logis, il était environné par des arbres, entre autres des cerisiers et des érables du Japon, et bercé par le murmure d’un petit ruisseau coulant à proximité. Soucieux de vivre exactement comme dans les temps anciens, il n’utilisait pas de poële pendant l’hiver, se chauffant uniquement avec un brasero, et il mangeait la nourriture typiquement japonaise préparée par Okumura Ayako, l’épouse de son propriétaire. Il travaillait sur un bureau bas traditionnel accroupi en position seiza (les genoux serrés) sur les tatamis de son logement. Et c’est dans ces conditions qu’il a écrit son anthologie de la littérature japonaise en deux parties.

Le premier tome est paru en septembre 1955, après le retour de Donald Keene aux États-Unis. Le contrat d’édition stipulait que la Japan Society de New York — une association à but non lucratif fondée au début du XXe siècle — s’engageait à acheter tous les invendus des 2 000 exemplaires du premier tirage. Mais dès la fin de l’année, l’ouvrage était déjà épuisé. Si le livre de Donald Keene a eu autant de succès, c’est parce que les nombreux Américains qui étaient entré en contact avec des Japonais ou avaient séjourné dans l’Archipel pendant la guerre et la période de l’occupation voulaient en savoir davantage sur la culture de ce pays. Le second tome, publié dès l’année suivante. Et il s’est lui aussi très bien vendu.

En 2006, l’Université Columbia de New York, où Donald Keene a enseigné pendant un demi-siècle, a célébré le 50e anniversaire de la parution de son anthologie en réunissant des professeurs, des chercheurs et des traducteurs du monde entier. Donald Keene aimait évoquer l’enthousiasme avec lequel les gens lui confiaient que c’est grâce à son livre qu’ils étaient entrés en contact avec la littérature japonaise.

Donald Keene en train d’interpréter le rôle du serviteur, Tarôkaja, de la pièce de kyôgen (théâtre comique traditionnel) intitulée Chidori (Le pluvier), le 13 septembre 1956, au théâtre Kita nôgaku-dô de Tokyo. (© Watabe Yûkichi ; avec l’aimable autorisation du Centre Donald Keene de Kashiwazaki).

Un vif intérêt pour le genre de la biographie

Outre ses travaux de traduction et de recherche sur la littérature japonaise, Donald Keene s’est aussi intéressé au genre de la biographie. En 2001, il a publié un énorme livre de plus de neuf cents pages intitulé Emperor of Japan: Meiji and His World, 1852–1912 (L’empereur Meiji et son monde, Columbia University Press). Jusqu’en 1946, les Japonais considéraient l’empereur comme un dieu. Ce n’est qu’après la défaite, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, que l’empereur Shôwa (Hirohito, 1901-1989) a renoncé officiellement à cette prérogative. Mais Donald Keene est le premier à avoir consacré une biographie à l’empereur Meiji (1852-1912) où le souverain japonais est présenté comme un homme. En s’appuyant sur un vaste éventail de sources exploitées avec beaucoup de tact, il a réussi à raconter l’histoire d’un être humain qui tout en assumant le rôle d’un dieu dans son propre pays avait conscience de ce qui se passait dans le reste du monde. Donald Keene a ensuite écrit plusieurs autres biographies consacrées au peintre Watanabe Kazan (1793-1841), et aux poètes Masaoka Shiki (1867-1902) et Ishikawa Takuboku (1886-1912).

Donald Keene (à droite) en compagnie de l’écrivain Mishima Yukio (1925-1970) au restaurant Fukudaya de Toranomon, à Tokyo, le 18 juin 1964. (© Chûô Kôron Shinsha)

Une nouvelle famille pleine d’attentions

Quand il a opté pour la nationalité japonaise, en 2012, Donald Keene a en même temps adopté un joueur de shamisen (un luth à long manche doté de trois cordes) spécialisé dans la musique du théâtre de marionnettes. Keene Seiki, dont le nom de scène est Echigo Kakutayû, est à présent âgé de 68 ans.

Le 8 mars 2012, Donald Keene est officiellement devenu un citoyen japonais. On le voit ici en train de montrer aux journalistes son nom transcrit en idéogrammes. À l’arrière-plan à gauche, on aperçoit son fils adoptif, Keene Seiki, alias Echigo Kakutayû, un joueur de shamisen. (Jiji Press)

En 2009, Echigo Kakutayû a interprété pour la première fois la musique qu’il a spécialement composée pour une pièce très ancienne de spectacle de marionnettes retrouvée en 1962 au British Museum de Londres, par un ami de Donald Keene professeur à l’Université Waseda. En juin 2017, il a organisé dans ce même musée, avec l’aide de son père adoptif, une représentation de cette œuvre intitulée Echigo no kuni Kashiwazaki Kôchi hôin godenki (Histoire du moine Kôchi de Kashiwazaki, dans la province d’Echigo). En fait, ce précieux manuscrit a été ramené du Japon en Europe en 1692, par Engelbert Kaempfer (1651-1716), un naturaliste, cartographe et médecin allemand doublé d’un grand voyageur orientaliste, qui avait travaillé dans la concession hollandaise de Dejima, à Nagasaki. Sa redécouverte a permis à Donald Keene et à son fils adoptif de se rencontrer.

Quand Echigo Kakutayû s’adressait à son père adoptif, il l’appelait otôsama (« père ») en riant et en plaisantant avec lui. Donald Keene n’a pas eu une vie familiale particulièrement heureuse aux États-Unis, mais quand il a acquis la citoyenneté japonaise, il a été, pour son plus grand bonheur, traité comme un membre de la famille par les proches de son fils adoptif.

Il y a quelques semaines avant la publication de notre article, Donald Keene était encore en train de travailler à son prochain livre, malgré son grand âge. « Je n’ai jamais pensé, pour aucun de mes livres, que c’était le dernier que j’écrirai », disait-il volontiers.

Tout au long de sa vie, Donald Keene s’est efforcé de rapprocher le Japon du reste du monde et de le faire connaître en Occident en traduisant et en étudiant son patrimoine littéraire et culturel. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a parfaitement réussi.

Donald Keene et son fils adoptif Keene Seiki, lors d’une répétition d’une pièce de théâtre de marionnettes (au Centre Donald Keene de Kashiwazaki, dans la préfecture de Niigata, en mai 2017. (© Miyazawa Masaaki)

(Photo de titre : Donald Keene chez lui, à Tokyo, en octobre 2011. Jiji Press)

littérature traduction biographie