Vivre parmi les détritus au Japon

Société Vie quotidienne

Une pièce où s’empilent depuis des années des restes de nourriture, des emballages vides, des bouteilles et des cannettes de boisson entamées. Un appartement dont la porte des toilettes est bloquée par l’empilement de détritus, et où le locataire fait ses besoins dans des bouteilles en plastique. C’est dans le rangement de ce type de maison et d’appartement-poubelle que se spécialise la société de nettoyage de Sasaki Hisashi, à raison d’environ 850 interventions par an.

Sasaki Hisashi SASAKI Hisashi

Né en 1969 à Osaka, PDG de Magonote, société de nettoyage spécialisée dans le rangement des maisons et appartements-poubelle, une question qu’il considère comme un problème de société. Dans ce cadre, il offre ses conseils à ses clients et donne des conférences à des spécialistes des soins à domicile et des questions du troisième âge.

À l’inverse du boum de l’art du rangement dit « danshari », ou celui prôné par la fameuse méthode de Kondô Marie, certaines personnes sont incapables de se débarrasser des objets inutiles. Dans les cas les plus extrêmes, et ils existent malheureusement, ils vivent parmi les détritus, dans ce qu’on qualifie de maison ou d’appartement-poubelle.

Un suicide évité ?

C’est la rencontre avec une cliente qui m’a lancé sur cette voie.

En 2008, lorsque la société de transport que je dirigeais à Osaka a fait faillite, je suis parti pour Tokyo où, pour gagner ma vie, je suis devenu homme à tout faire. Mon idée n’était pas spécialement de me rendre utile ni d’aider mon prochain, mais plutôt de mener à bien tous les petits travaux qu’on voudrait me confier.

Un jour, une étudiante d’une université réputée de la capitale m’a demandé de nettoyer son appartement. Quand je me suis rendu sur place pour établir un devis, quelle n’a pas été ma surprise ! Derrière la porte, le studio entier n’était qu’empilement de détritus de plus d’un mètre de haut, de l’entrée jusqu’au fond de l’appartement. L’électricité comme le gaz étaient hors d’atteinte et des moucherons volaient partout dans la pièce où la jeune fille vivait dans une odeur pestilentielle, s’éclairant à la lampe électrique. J’avais déjà été engagé pour jeter des objets inutiles ou ranger un appartement mais, pour la première fois, je mettais les pieds dans un véritable appartement-poubelle.

L’étudiante, qui vivait grâce aux fonds envoyés par ses parents, ne disposait que de quelques dizaines de milliers de yens pour me payer. Pour ma part, au bout d’une petite année d’activité, je ne gagnais pas assez pour me permettre de travailler à prix cassés. Malgré tout, à l’idée que cette jeune fille d’à peine 20 ans vivait dans une montagne de détritus, je n’ai pu refuser et nous avons décidé qu’elle me paierait le reste dû en plusieurs mois. À l’époque, je n’étais pas spécialisé dans ce type de nettoyage et je n’avais pas d’employés ; nous nous sommes attelés à la tâche à trois, ma femme, mon fils et moi.

« Plusieurs entreprises avaient refusé de s’occuper de mon appartement ; si vous aviez décliné, je n’aurais plus eu qu’à mourir. » Cette phrase, qui figurait dans le mail de remerciements adressé par la jeune fille, m’a fait comprendre que j’avais bien fait d’accepter de l’aider. Et c’est là que j’ai décidé de me spécialiser dans ce type de services.

Des personnes âgées incapables de jeter

Tout le monde se souciant plus ou moins du qu’en-dira-t-on, les gens qui invitent des amis chez eux ou qui fréquentent quelqu’un ne se laissent pas déborder par les détritus. Mais parmi les moins sociables, qui ne reçoivent jamais, une certaine proportion finit par capituler et se laisser envahir.

Par ailleurs, il n’est pas rare d’être sollicité par des personnes bénéficiant d’un statut social et d’un salaire élevés. Il s’agit souvent d’infirmiers ou d’infirmières, qui travaillent pour la plupart aux urgences ou dans les soins intensifs d’un grand hôpital, des gens quotidiennement confrontés à la mort. Ils travaillent et ils ont une vie sociale mais, une fois rentrés chez eux, ils vivent parmi les détritus. Ce n’est pas de la paresse ; quand on marche sur un entassement de déchets tellement haut qu’on est plus près du plafond que du sol ou qu’on dort sur des couches de détritus, il s’agit plutôt d’un dysfonctionnement. Peut-être tentent-ils ainsi de garder un équilibre, vu les tensions extrêmes auxquelles ils sont soumis ?

Ces gens-là, un jour, se rendent soudain compte de leur situation et me téléphonent. Quand je les écoute, ils se rappellent souvent de l’événement déclencheur, mais pas du lent empilement qui a suivi.

Pour les personnes de plus de 70 ans qui ont connu le dénuement d’autrefois, jeter des objets est une véritable souffrance. Dans de nombreux cas, à force de garder de la literie, des vêtements ou encore de la vaisselle vieux de dizaines d’années sous prétexte que cela servira peut-être, ils se trouvent irrémédiablement envahis par les objets.

D’après mon expérience, même en sachant que ces objets ne resserviront certainement jamais, tant que les conditions d’hygiène restent convenables et les pièces normalement accessibles, il n’est aucunement nécessaire d’obliger les personnes âgées à se séparer de leurs biens. Au risque de choquer, je dirais que le rangement peut attendre leur mort. C’est ce que j’ai appris au contact de mes clients.

Un appartement-poubelle, avant et après (photo : Magonote)
Un appartement-poubelle, avant et après (photo : Magonote)

Je l’ai en particulier appris d’une professeure assistante d’université dans la quarantaine, célibataire, qui a décidé de s’installer avec ses parents âgés dans un grand appartement. Les parents, anciens bouquinistes, adoraient tous deux les livres, à tel point qu’après avoir fermé boutique, ils avaient loué un appartement pour les y entreposer.

Ma cliente, décidée à prendre en charge les nombreux livres de ses parents, a transformé deux pièces de l’appartement en entrepôt. Pour elle, il n’était pas question de séparer ses parents de leurs livres chéris, à un moment où ils voyaient leurs amis mourir les uns après les autres, où ils perdaient en autonomie et où leur mémoire devenait défaillante, elle ne pouvait leur imposer une perte supplémentaire. Elle m’a fait comprendre qu’en tant qu’entreprise de nettoyage, je pouvais certes aider à ranger, mais que jeter n’était pas toujours la solution adéquate.

La solitude des grandes villes

Dans la capitale, les maisons et appartements-poubelle ne sont pas rares. Alors qu’il y a des voisins de l’autre côté du mur ou du plafond, personne ne remarque rien. Bien souvent, les gens ne connaissent même pas le nom de leurs voisins et ne remarquent pas les allées et venues – ou plutôt leur absence.

Même quand la puanteur est insupportable et que quelqu’un s’adresse au syndic, la loi ne permet pas à autrui de pénétrer facilement chez quelqu’un. Pendant qu’une solution est étudiée, le temps passe et la situation empire. Quand nous sommes sollicités, les résidents de l’immeuble nous voient bien transporter de grandes quantités d’objets et de détritus, mais cela ne les intéresse pas. Il y a beau y avoir du monde, on se croirait sur une île déserte.

Autrefois, il y avait toujours une voisine pour intervenir et engager la personne à sortir ses poubelles, ou ouvrir la porte en disant que ça sentait bizarre ici. Mais aujourd’hui, on considère que pour éviter les problèmes, le mieux est de ne pas se mêler des affaires d’autrui. Ce manque de communication, de liens entre les gens, est peut-être l’un des facteurs à l’origine des appartements-poubelle.

De l’importance des parapluies chers

Une autre cause est la longue période de déflation de l’ère Heisei (1989-2019), pendant laquelle les objets bon marché sont devenus la norme. Boutiques à 100 yens, fast fashion, e-commerce… la course aux prix bas nous a habitués à acheter et à jeter sans réfléchir. Les gens qui, bien qu’ils gagnent correctement leur vie, ne possèdent que des objets bon marché sont nombreux.

Il y a quelques années, chez un client, j’ai trouvé une montagne de parapluies en plastique à 300 yens. Il y avait aussi des centaines de cravates bon marché, et plein de montres de contrefaçon. Voici ce que je lui ai conseillé : « Mettez au moins 15 000 yens dans un parapluie, 50 000 yens dans un costume et achetez-vous une vraie montre de marque. »

Un parapluie qui ne vaut que 300 yens, on l’oublie dans le porte-parapluies du bistro, parce qu’on sait qu’on pourra en racheter un à tout moment à la supérette du coin. Mais quand on possède un parapluie à 15 000 yens, on n’a plus envie de se servir de parapluies en plastique, et on ne l’oublie pas derrière soi. Une montre à un million de yens, vous ne la posez pas n’importe où ; vous en prenez grand soin et elle vous dure toute une vie.

Le client en question, au fil d’une année, a racheté des objets en suivant mes conseils ; il a changé de vie et de façon de penser. Il a ensuite trouvé un meilleur travail, mieux payé.

Si les supérettes, les boutiques à 100 yens et le commerce électronique n’existaient pas, mon travail non plus n’existerait sans doute pas. Acheter des produits bon marché et jetables, c’est accorder peu de prix à sa propre existence.

Remettre sa vie en ordre

Parmi mes clients, certains me sollicitent en évoquant une raison ou une autre – ils sont mutés, un employé du gaz doit venir vérifier les installations… Mais pour rompre avec une maison ou un appartement-poubelle, la personne concernée doit avoir un déclic ; une raison extérieure n’est pas suffisante.

Et il ne faut surtout pas proposer de tout ranger en l’absence de la personne, en une demi-journée. J’ai pour principe de faire participer le client au rangement. Voir les pièces envahies de détritus retrouver peu à peu un aspect normal fait remonter le temps, en quelque sorte. J’espère ainsi leur éviter de retomber dans le même travers quelques mois plus tard.

Travailler au milieu des vers, de la puanteur et parfois des déjections n’a rien d’agréable. Quand j’embauche un nouvel employé, il n’est pas rare qu’il abandonne au bout de deux ou trois jours. Mais parfois, on sauve une jeune étudiante du suicide, ou on permet à quelqu’un de changer d’existence. Toucher du doigt la vie d’autrui, voilà ce qui fait tout l’intérêt de ce travail.

(Photo de titre avec l'aimable autorisation de Magonote, la société gérée par l'auteur)

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