Plaidoyer pour une nouvelle unité monétaire japonaise, le « rin »

Économie

Pourquoi des billets de banque avec autant de « zéros » ?

La première fois que je suis venu au Japon, c’était en 1971, pour un séjour d’un an en tant qu’étudiant. Je connaissais déjà un peu l’Archipel et ses habitants mais la vie à Tokyo, où je réside depuis 1973, m’a réservé bien des surprises. À commencer par les billets de banque avec une profusion de zéros que j’ai obtenus en échange de mes dollars américains. Je savais pourtant que le cours de la devise japonaise était de 360 yens pour 1 dollar (USD). Mais je n’en suis pas moins resté perplexe devant les coupures de 500, 1 000, 5 000 et même 10 000 yens, et les prix affichés dans les magasins (voir article Les billets de banque japonais).

Aux États-Unis où j’avais vécu jusque-là, je n’avais jamais eu sur moi que des billets de 20 dollars tout au plus si bien qu’au début, je me suis senti mal à l’aise avec les coupures japonaises en centaines et en milliers de yens. Et si j’avais fini par m’y habituer, j’ai toujours eu l’impression qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Bien avant de m’y rendre, je savais que le Japon s’était complètement redressé après les ravages de la Seconde Guerre mondiale et qu’il était devenu un pays développé avec une formidable croissance économique et un développement technologique remarquable. À certains égards, les Japonais avaient même dépassé les Américains, notamment avec le Shinkansen, le train à grande vitesse qui reliait Tokyo et Osaka depuis 1964. Une image positive qui ne cadrait pas vraiment avec des billets de banque affublés d’une pléthore de zéros comme ceux des pays en pleine débâcle économique.

En décembre 1971, moins de six mois après mon arrivée à Tokyo, le cours de la devise japonaise est passé de 360 à 308 yens pour 1 dollar, soit une appréciation de 17 % par rapport à la monnaie américaine. En mars 1973, le système de change fixe mis en place après la Seconde Guerre mondiale a été abandonné et les devises les plus importantes ont été autorisées à évoluer librement dans le cadre d’un régime de change flottant. Au cours des 45 années qui ont suivi, le cours du yen a varié mais dans l’ensemble, la devise japonaise s’est considérablement appréciée. C’est ainsi qu’à la fin de l’année 2018, elle se négociait autour de 110 yens pour 1 dollar, soit plus du triple que dans le milieu des années 1970.

En dépit de sa progression remarquable, le taux de change du yen vis-à-vis du dollar est toujours un nombre à trois chiffres, ce qui est très rare pour une monnaie de pays développé. Il a été question à plusieurs reprises de changer la valeur de la devise japonaise en la divisant par 100. Les billets de banque en circulation auraient ainsi comporté deux zéros de moins, 10 000 étant remplacé par 100, 5 000 par 50 et ainsi de suite. Mais cette idée n’a jamais abouti. La plupart des Occidentaux qui viennent visiter le Japon doivent avoir la même impression que moi à mon arrivée dans ce pays, il y a près d’un demi-siècle.

À l’origine, le yen valait un dollar

Des années après avoir découvert les particularités de la monnaie japonaise, j’ai eu une nouvelle surprise en apprenant qu’à l’origine, le yen valait un dollar américain.

Le Japon a adopté le yen en tant que devise en 1871, au début de l’ère Meiji (1868-1912), au moment où il a décidé de se transformer en un État moderne à même de traiter sur un pied d’égalité avec les grandes puissances occidentales. La valeur externe de la nouvelle monnaie a été fixée à 1,5 grammes d’or, comme le dollar américain. Si bien que le taux de change initial du yen était de 1 yen pour 1 dollar. Le graphique ci-dessous met clairement en évidence l’évolution du cours de la monnaie de l’Archipel entre 1871 et 2017. Dans les années 1880 et 1890, la devise japonaise a perdu environ la moitié de sa valeur par rapport au billet vert. Elle s’est ensuite à nouveau affaiblie dans les années 1930, en perdant cette fois trois quarts de sa valeur vis-à-vis du dollar en 1871. Quand le Japon est entré en guerre avec les États-Unis en décembre 1941, la devise japonaise valait encore 0,234 dollar, soit un peu plus de 4 yens pour 1 dollar.

Mais le yen ne s’est véritablement effondré qu’en 1945, après la défaite du Japon à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Tokyo et les grandes villes de l’Archipel avaient été réduites en cendres, l’économie du pays était en lambeaux et l’inflation galopante qui faisait rage avait enlevé toute valeur à la devise japonaise. En 1949, le taux de change a été officiellement fixé à 360 yens pour 1 dollar. En 1871, la monnaie japonaise valait autant que le billet vert et au début des années 1940, elle n’avait conservé pratiquement qu’un quart de sa valeur par rapport au dollar. Et moins de dix ans plus tard, elle ne s’échangeait plus que pour 0,0028 USD, soit environ le quart d’un centime de dollar. C’est ainsi qu’après la Seconde Guerre mondiale, le cours du yen par rapport au billet vert est devenu un nombre à trois chiffres (360 yens) alors qu’il n’en comportait qu’un en 1941 (4 yens).

En raison du régime de change fixe mis en place par les Accords de Bretton Woods en 1944, le cours de la devise japonaise est resté identique, à savoir 360 yens pour 1 dollar, pendant plus de vingt ans. Mais dans les années 1970, ce système financier international a pris fin et le yen a été confronté aux autres monnaies à cause du régime de change flottant qui a dès lors prévalu. La monnaie japonaise s’est ensuite appréciée, en particulier entre 1985 et 1995 lorsque le cours du yen vis-à-vis du dollar est passé de 239 à 94, et le nombre de ses chiffres, de trois à deux. La valeur du yen vis-à-vis du dollar a grosso modo quadruplé par rapport à l’époque de l’après-guerre où il était soumis au régime de change fixe. Mais en dépit de cette forte appréciation qui a porté un coup sévère aux exportations nippones, la devise japonaise ne valait toujours que 0,0106 dollar, soit à peine plus qu’un centime de dollar USD. La courbe de couleur rouge matérialisant l’évolution du cours du yen sur le graphique ci-dessus reste toujours à proximité de l’axe horizontal après 1949. À l’heure actuelle, le taux de change du yen par rapport au billet vert se situe autour de 110 yens, ce qui veut dire qu’il se compose à nouveau de trois chiffres et que la devise japonaise vaut moins qu’un centime de dollar américain.

Le yen pourrait fort bien connaître une nouvelle hausse par rapport au dollar et son taux de change redevenir un nombre à deux chiffres. Mais aucune appréciation monétaire ne pourra effacer les effets dévastateurs de la dévaluation brutale du début de l’après-guerre ni redonner à la devise japonaise une valeur de l’ordre de celle du dollar et un taux de change à un seul chiffre.

La valeur aberrante du yen

La plupart des habitants de l’Archipel ont grandi à l’époque où le taux de change du yen par rapport au dollar était un nombre à trois chiffres, si bien qu’ils doivent trouver cela parfaitement normal. Et même s’ils ne sont pas assez âgés pour avoir connu par eux-mêmes le système de change fixe de l’après-guerre (360 yens = 1 dollar), ils en ont probablement entendu parler et ils doivent considérer le cours actuel de 110 yens pour 1 dollar comme une preuve de la solidité de leur monnaie.

Pour ma part, j’ai un point de vue un peu différent. En 1973, peu après l’obtention d’une licence de lettres à l’Université Harvard, j’ai trouvé du travail à Tokyo et c’est là que je vis depuis. J’ai beau m’être habitué à voir le cours du yen par rapport au dollar avec trois chiffres et à utiliser des billets de banque japonais pleins de zéros, je continue à trouver cela étrange. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que la devise d’un pays d’une pareille envergure internationale puisse être aussi faible et que sa valeur reste inférieure à celle d’un penny américain (1/100e de dollar). Depuis quelques années, le nombre de touristes étrangers qui visitent l’Archipel a augmenté de façon considérable et comme je l’ai dit plus haut, ceux qui viennent de pays occidentaux risquent fort d’avoir la même réaction que moi.

Toutes considérations personnelles mises à part, le Japon fait indéniablement figure d’exception parmi les pays avancés en raison de la faible valeur de sa devise. Il suffit de regarder le tableau ci-dessous pour s’en convaincre. Il s’agit d’un classement des devises utilisées par les 36 pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en fonction de leur taux de change par rapport au dollar américain.

Classement du yen et des autres devises des pays de l’OCDE en fonction de leur cours par rapport au dollar US

Unité monétaire Conversion dollar/unité monétaire Conversion unité monétaire/dollar
1 Livre sterling (Royaume-Uni) 0,779 1,2845
2 Euro (Union européenne) 0,890 1,1242
3 Dollar américain (USD, États-Unis) 1,000 1,0000
4 Franc suisse (Suisse) 1,001 0,9991
5 Dollar canadien (CAD, Canada) 1,298 0,7707
6 Dollar australien (AUD, Australie) 1,304 0,7667
7 Dollar néo-zélandais (NSD, Nouvelle-Zélande) 1,408 0,7104
8 Shekel (Israël) 3,600 0,2778
9 Livre turque (Turquie) 3,651 0,2739
10 Zloty (Pologne) 3,793 0,2636
11 Couronne danoise (Danemark) 6,620 0,1511
12 Couronne norvégienne (Norvège) 8,258 0,1211
13 Couronne suédoise (Suède) 8,547 0,1170
14 Peso mexicain (Mexique) 18,880 0,0530
15 Couronne tchèque (République tchèque) 23,441 0,0427
16 Couronne islandaise (Islande) 107,051 0,0093
17 Yen (Japon) 112,337 0,0089
18 Forint (Hongrie) 275,094 0,0036
19 Peso chilien (Chili) 648,247 0,0015
20 Won (Corée du Sud) 1 133,999 0,0009

Source : perspectives économiques de l’OCDE, novembre 2018 (taux de change prévisionnels pour 2018 figurant dans l’Annexe statistique en ligne)
Note : les devises surlignées en bleu correspondent à celles des membres du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Royaume-Uni), autres que le Japon.

Bien que le Japon se situe au deuxième rang des pays membres de l’OCDE en termes de puissance économique, sa devise n’occupe que la 18e place du classement, tout en bas du tableau. Qui plus est, la valeur de sa monnaie est la plus faible de tous les États du Groupe des sept (G7 : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni). Les devises des six autres membres du G7 figurent toutes parmi les cinq premières du classement de l’OCDE qu’il s’agisse de la livre sterling, de l’euro – utilisé par l’Allemagne, la France et l’Italie –, du dollar américain et du dollar canadien. Le yen n’est même pas présent dans les quatre monnaies des pays du G7 dont le cours vis-à-vis du billet vert se situe entre 0,75 et 1,30 dollar.

Bien entendu, je suis conscient que la valeur de ces unités monétaires, qu’elle soit faible ou forte, n’a pas forcément de rapport avec l’envergure ou la santé économique des pays où elles ont cours. Mais il n’en reste pas moins que le rang peu élevé du yen par rapport aux autres devises est en nette contradiction avec les résultats brillants de son économie.

Les caractéristiques du « rin »

Comme je l’ai dit plus haut, la monnaie japonaise se signale par une prolifération remarquable de zéros et un taux de change vis-à-vis du dollar cent fois moindre qu’au moment de sa création en 1871, où la parité était de règle. La valeur du yen par rapport aux devises des autres grandes puissances économiques est donc totalement aberrante.

C’est pourquoi, à mon avis, le Japon devrait envisager sérieusement une redénomination de sa monnaie en procédant à une division par 100. Plutôt que de mettre en place un « nouveau yen » pour remplacer la devise actuelle, je propose d’adopter une autre unité monétaire qui vaudrait 100 yens et de conserver le yen en tant que fraction de cette unité équivalant à un centième de dollar américain. En ce qui concerne le nom de cette nouvelle unité, je suggère de l’appeler « rin » pour des raisons que j’expliquerai un peu plus loin.

Si le « rin » remplaçait le yen dans le classement des devises de l’OCDE présenté plus haut, il arriverait au cinquième rang des monnaies des pays de l’OCDE, juste après le franc suisse, et sa valeur en dollar se situerait dans la même fourchette que les autres unités monétaires du G7. Voilà une position qui serait certainement plus appropriée pour la devise japonaise que celle qu’elle occupe à l’heure actuelle avec le yen.

Je voudrais maintenant revenir sur mon premier graphique pour voir quelle serait l’évolution du taux de change bilatéral si l’on remplaçait le yen par le « rin ».

À mon avis, les touristes étrangers, en particulier les Occidentaux, devraient s’habituer rapidement au « rin », d’autant plus qu’ils seraient en mesure de calculer les prix dans les boutiques et les restaurants sans avoir recours à des outils de conversion électroniques ou graphiques. Du même coup, les Japonais qui vont aux États-Unis ou dans d’autres pays occidentaux seraient rassurés en sachant que la valeur du yen se situe dans la même fourchette que celle de devises comme le dollar et l’euro.

Pourquoi adopter le « rin » et quand ?

En changeant le nom de sa devise, le Japon pourra continuer à utiliser le yen comme une unité fractionnaire (1/100e) du « rin » comparable au centime en usage dans les pays où le dollar et l’euro ont cours. Les pièces et les billets actuellement en circulation conserveront leur valeur et tous les contrats, les titres et les documents officiels libellés en yens resteront valables. Il ne sera pas nécessaire de les réécrire. L’émission de nouvelles pièces et de nouveaux billets ayant les mêmes caractéristiques en termes de taille, de couleur, de conception et de poids (pour les pièces) que leurs équivalents en yens devrait faciliter la période de transition pour le grand public et pour les distributeurs automatiques si nombreux de l’Archipel.

Le nom qui me paraît le plus approprié pour la nouvelle devise est « rin » transcrit en japonais avec le kanji 輪 (rin), dont le premier sens est « anneau ».  Il y a une certaine parenté entre « rin » et « yen », écrit avec le kanji 円  (en), qui signifie « cercle, rond ». Le nom de cette unité monétaire devrait être suffisamment facile à prononcer pour ceux qui parlent l’anglais et les langues les plus courantes et leur permettre de se faire comprendre sans peine par les Japonais.

Dans l’idéal, il faudrait procéder à ce changement avant les Jeux olympiques qui se tiendront à Tokyo en 2020, entre autres parce que l’idéogramme correspondant à « rin » signifie « anneau ». Mais le délai risque d’être trop court. Dans ces conditions, l’année 2021 pourrait constituer un bon choix dans la mesure où elle coïncidera avec le 150e anniversaire de la création du yen.

En outre pour la première fois depuis le XIXe siècle, le Japon aura une unité monétaire dont la valeur sera proche de celle du dollar américain, la norme mondiale autour de laquelle gravitent de facto les monnaies les plus importantes.

Si le Japon procède à une redénomination de sa devise en adoptant le « rin » ou une autre unité monétaire équivalant à 100 yens, le yen sera rétrogradé au rang d’unité fractionnaire. Mais les pièces de 1 yen devraient continuer à être largement utilisées dans les supermarchés et les autres commerces où les prix sont souvent de l’ordre de l’unité.

Il faut à tout prix que le yen conserve la place qui est la sienne dans la vie courante des habitants de l’Archipel. Mais mieux vaut l’abandonner en tant qu’unité monétaire japonaise de référence et le remplacer par le « rin ». Cette nouvelle devise moins prolifique en matière de zéros est en effet nettement plus compatible avec la stature internationale du Japon !

(D’après un article en japonais. Photo de titre : Happyphoto/Pixta)

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