50 ans depuis le retour d'Okinawa sous la souverainté japonaise

50 ans après le retour d’Okinawa au Japon : un rôle clé vers une prospérité de la zone Asie-Pacifique

Politique

Au cours de sa longue histoire, Okinawa a souvent été ballottée par les événements dramatiques de la politique internationale. Après un examen des progrès accomplis à ce jour, 50 ans après son retour sous souverainté japonaise, l’auteur de l’article, dont les parents sont originaires de l’île, explique qu’il est nécessaire de lancer des initiatives politiques et diplomatiques pour faire d’Okinawa un lieu au cœur de la paix et de la prospérité régionale.

Le Japon et l’évolution d’Okinawa

L’histoire d’Okinawa a toujours été influencée par les développements au Japon, en Chine et aux États-Unis, mais tout particulièrement par le mouvement de l’unification intérieure du Japon et son expansionnisme à l’extérieur. Cette tendance remonte à l’invasion du royaume des Ryûkyû par le fief de Satsuma en 1609. À deux reprises, le seigneur Toyotomi Hideyoshi, après avoir réalisé l’unité intérieure du Japon, s’engagea dans une guerre contre la Corée avec en vue une possible conquête de la Chine des Ming. Ce projet échoua, mais à peu près à la même époque, le royaume des Ryûkyû a été envahi par Satsuma et devint son vassal.

Deux siècles et demi plus tard, lors de la Restauration de Meiji, le système des fiefs est démantelé, l’administration japonaise centralisée, et une sphère d’influence développée en direction de la péninsule coréenne. C’est dans ce contexte que le royaume des Ryûkyû est définitivement aboli et devient la préfecture d’Okinawa.

Puis, lors de la dernière phase de la guerre du Pacifique, alors que le Japon se préparait à la bataille décisive « sur le sol continental » et à « l’écrasement de 100 millions d’âmes », les forces américaines ont débarqué à Okinawa à la fin du mois de mars 1945 comme un marchepied vers l’invasion du Japon continental. Un habitant d’Okinawa sur quatre est mort dans la bataille féroce qui s’ensuivit. Tragédie qui est le résultat de la doctrine de la guerre totale.

Okinawa après le retour au Japon

Okinawa est demeuré sous administration américaine en tant que base militaire en Extrême-Orient jusqu’en 1972, alors que le Japon avait retrouvé sa souveraineté plus de vingt ans auparavant. C’est le 50e anniversaire de ce retour qui est fêté aujourd’hui en 2022.

« Les enfants du retour » : c’est ainsi qu’on appelle à Okinawa les enfants nés en 1972, l’année dela rétrocession. Ces enfants ont aujourd’hui 50 ans. Personnellement, je suis né en 1968, je suis donc un peu plus âgé qu’eux. Et si mes parents sont natifs d’Okinawa, je suis moi-même né à Tokyo, où mon père était venu pour faire ses études puis pour travailler pour le gouvernement central. J’étais à l’école primaire quand il a été muté à Okinawa.

Mon principal souvenir de l’Okinawa de cette époque concerne les nombreuses affiches « 730 » dans les rues. « 730 », c’est « 07/30 », autrement dit, « le 30 juillet ». Le 30 juillet 1978, six ans après le retour d’Okinawa au Japon, fut la date où la circulation est repassée à gauche sur l’île. En effet, elle était restée à droite, comme sous l’occupation américaine. Une importante campagne de communication a été menée auprès du public pour que tout le monde se prépare à modifier ses habitudes de conduite ce jour-là, et éviter de voir des gens circuler en sens contraire.

Avant mon déménagement, mes camarades de Tokyo me disaient qu’à Okinawa, je pourrais aller à la mer et me baigner tous les jours. En réalité, très peu d’enfants d’Okinawa savaient nager, d’une part parce que les écoles ne possédaient pas de piscine, et d’autre part parce que là où j’habitais, à Urasoe, l’accès à la mer était coupé par une base militaire américaine. Une piscine fut construite alors que j’étais en dernière année d’école primaire. Mais un jour un serpent venimeux est sorti d’un caniveau, et ça nous a tous refroidi. Nous avons regardé les employés attraper le serpent de très loin.

En définitive, Okinawa était revenue au Japon, mais sous l’administration américaine tout avait pris du retard. Cela prit beaucoup de temps avant que le niveau de vie et les infrastructures s’égalisent avec les standards de la métropole.

20 ans après le retour : le château de Shuri restauré

J’ai de nouveau déménagé à Tokyo, et après mes études supérieures et j’ai commencé ma carrière en tant que journaliste à la NHK. Ma première affectation a été à NHK Okinawa, au moment où l’île fêtait les 20 ans de son retour au Japon, en 1992. À cette occasion, la NHK avait produit une série télé intitulée Ryûkyû no kaze (Les vents des Ryûkyû), une série historique sur fond de colonisation du royaume des Ryûkyû par le fief de Satsuma. Cette programmation visait à familiariser les téléspectateurs d’Okinawa avec la NHK. Car il faut bien dire que, 20 ans après le retour de l’île au Japon, les Okinwaïens identifiaient encore mal la chaîne nationale de télévision, qu’ils considéraient encore comme « la télé du Japon continental ».

Mais l’événement marquant du 20e anniversaire du retour d’Okinawa au Japon fut la restauration du château de Shuri, l’ancien château royal de Ryûkyû, qui avait entièrement brûlé lors de la bataille d’Okinawa. En tant que journaliste débutant, j’avais été affecté à la couverture de l’événement, et je me suis promené dans la ville à la recherche d’histoires sur le château. Pendant l’occupation américaine, c’est sur les ruines de l’ancien château de Shuri qu’avait été construite l’Université des Ryûkyû, sur le modèles universités d’États américaines. L’Université des Ryûkyû avaient même reçu une aide de l’université du Michigan, ce qui faisait partie de la stratégie américaine pour s’attirer la sympathie des Okinawaïens pendant la période de la Guerre froide.

L’Université des Ryûkyû fut donc relocalisée et le château de Shuri reconstruit. Bien entendu, cette fois, la restauration se faisait sur budget japonais, sous le statut d’un parc national. La colline de Shuri symbolise la superposition de ces différentes influences qui ont laissé chacune leur couche au cours de l’évolution d’Okinawa.

Le pavillon principal du château de Shuri, le jour de son inauguration, qui coïncidait symboliquement avec le 20e anniversaire du retour de l’île au Japon. Shuri, Naha, Okinawa, 15 mai 1992 (Jiji press)
Le pavillon principal du château de Shuri, le jour de son inauguration, qui coïncidait symboliquement avec le 20e anniversaire du retour de l’île au Japon, le 15 mai 1992, à Naha. (Jiji press)

Le tragédie du viol de 1995 : un tournant

Si j’ai parlé de mes souvenirs personnels d’Okinawa après le retour de l’île au Japon, c’est parce que je suis très conscient que la situation et l’atmosphère qui baignaient sur l’île ont drastiquement changé en 1995. À l’automne 1995 plus exactement, trois militaires américains ont enlevé et violé une mineure qui rentrait chez elle en rentrant des courses. Cet événement a provoqué l’indignation durable de la population d’Okinawa.

Ce n’était pourtant pas la première fois que ce type d’incident se produisait, mais sous l’occupation américaine, la population était obligée de se résigner. Cette fois, le gouvernement japonais comme le gouvernement américain ont voulu considérer l’affaire comme « un incident malheureux causé par quelques soldats sans scrupules ». Cela n’a pas convaincu la population, qui l’a vu comme « une tragédie qui se répète depuis un demi-siècle après la fin de la guerre et qui continuera tant qu’il y aura des bases militaires américaines sur notre île ». « L’écart de perception » (Ryûkyû Shimpô, 29 septembre 1995) entre la population locale et le gouvernement japonais concernant l’impact de l’incident était hautement significatif.

Un rassemblement de protestation, le 21 octobre de la même année, attira 85 000 personnes (selon les organisateurs), soit 1 habitant de la préfecture sur 15, alors qu’il n’en était attendus que 50 000. Ce fut le plus important rassemblement de protestation depuis la rétrocession.

Le rassemblement de la population de la préfecture d'Okinawa pour protester contre l'agression d'une jeune fille par des soldats américains, le 21 octobre 1995, au parc Kaihin, ville de Ginowan, préfecture d'Okinawa (Jiji press)
Le rassemblement de la population de la préfecture d’Okinawa pour protester contre l’agression d’une jeune fille par des soldats américains, le 21 octobre 1995, au parc Kaihin, ville de Ginowan, préfecture d’Okinawa. (Jiji press)

Les bases militaires deviendront-elles pérennes ?

Dès lors, la question des bases à Okinawa est devenue un sujet clé de la politique nationale. Outre l’incident dont nous avons parlé, un autre événement significatif fut le refus du gouverneur d’Okinawa Ôta Masahide de signer le renouvellement du contrat de mise à disposition des terrains en lieu et place des propriétaires qui désiraient récupérer leurs terres, par crainte que cela pérennise l’état de fait de la présence des bases américaines, en dépit de la fin de la Guerre Froide.

Il convient de préciser la situation : les bases américaines ont été construites sur des terrains privés réquisitionnés malgré la volonté de leurs propriétaires respectifs. Et si le propriétaire refusait de mettre son terrain à la disposition des autorités, le gouverneur pouvait signer à sa place. Mais si le gouverneur lui-même refuse, alors l’occupation du terrain devient illégale (ce pouvoir a depuis été supprimé par la loi locale).

Par ce geste, l’opinion okinawaïenne a créé un vent de panique sur les gouvernements japonais et américains, qui ont été obligés de prendre des mesures d’urgence. Derrière cela, il faut voir le ras le bol de la population locale, qui a le sentiment que, puisqu’Okinawa était formellement revenu au Japon, la question okinawaïenne, en particulier la réduction des bases militaires et l’allégement de la pression sur la population locale, semblait devenue très secondaire pour les responsables politiques. D’un seul trait de plume, la colère que leur paresse avait laissé s’accumuler leur a sauté au visage.

De l’accord pour le retour de la base de Futenma à la confrontation avec le gouvernement

En réponse à cette situation, le Premier ministre de l’époque, Hashimoto Ryûtarô, en avril 1996, a annoncé de manière fracassante qu’un accord avait été conclu avec la partie américaine pour la restitution de la base de Futenma. Grosse surprise de la population, qui n’avait jamais entendu parler de pourparlers en cours dans ce sens. Les gouvernements japonais et américains s’attelaient-il enfin à la question de la diminution des bases américaines à Okinawa ?

Or, si l’annonce originale ne faisait état d’aucune compensation concrète pour la partie américaine, mentionnant à peine l’idée d’un héliport à établir sur une autre base déjà existante, ailleurs sur l’île, il fut soudain question de construire une nouvelle base permanente de grande envergure sur la côte de Henoko, dans le nord de l’île d’Okinawa.

La forte opposition locale contre le « retour » de la base de Futenma dans ces conditions, à savoir en échange de la construction d’une nouvelle base géante un peu plus loin, est pour le moins compréhensible. En 2009, un changement de majorité parlementaire a mis Hatoyama Yukio, président du Parti Démocrate du Japon, au pouvoir. Le nouveau Premier ministre promit que si une nouvelle base devait être construite pour compenser la fermeture de Futenma, cette nouvelle base serait établie hors d’Okinawa, dans une autre préfecture. Malheureusement, il s’avéra incapable de réunir un consensus sur ce point parmi son administration, et rien ne fut fait dans ce sens. Au retour de l’ancienne majorité au pouvoir (PLD, parti libéral-démocrate), le second gouvernement Abe commença l’acquisition des terrains sur le littoral de Henoko, malgré l’opposition locale, avec en prime des calomnies qualifiant la défiance systématique d’Okinawa vis-à-vis du gouvernement « d’anti-japonaise ».

Okinawa, « miroir » de la zone Asie-Pacifique

Depuis la fin de la Guerre Froide, l’environnement international où baigne le Japon est devenu graduellement instable. À la crise nucléaire nord-coréenne s’ajoutent les tensions avec la Chine au sujet des îles Senkaku, et, ces dernières années, les rumeurs d’une possible situation d’urgence à Taiwan.

Il peut certes sembler naturel que le Japon se dote d’un dispositif pour faire face à cette situation. Néanmoins, si le monde politique se gargarise de formules fortes et viriles comme « Quand il y a urgence à Taiwan, il y a urgence au Japon », on ne voit aucun effort pour désamorcer ces tensions par le dialogue, qui est pourtant le privilège de la voie diplomatique.

Le Japon croit se mettre à l’abri par une politique sécuritaire. Il est évident que s’il est demandé à la nation de s’unir sous cette bannière, c’est Okinawa qui en souffrira le plus. Le cas échéant, ce n’est pas à Tokyo où se trouvent les décideurs politiques que « l’urgence » sonnera, c’est d’abord à Okinawa, tout proche de Taiwan et de la Chine, et surchargé de bases militaires américaines.

Une détérioration de la confiance en Asie du nord-est pourrait de son côté conduire à des tensions et à une course aux armements. Et dans la mesure où la région devrait connaître un vieillissement rapide de sa population et un déclin de sa main d’œuvre, cela ne pourrait que provoquer le déplacement du centre de gravité de la croissance vers la « jeune » Asie, à savoir l’Asie du Sud-Est et du Sud. A-t-on réellement envie de lire sous la plume des historiens du futur que l’Asie de l’Est a laissé passer son apogée dans une expansion militaire sous l’aveuglement d’une rivalité régionale ?

Okinawa est le miroir de l’ordre régional Asie-Pacifique. Malgré un passé marqué par les ravages de la guerre et les conflits entre des puissances qui la dépasse de beaucoup, son climat et sa culture attirent de nombreuses personnes en période de paix. Du 50e anniversaire du retour d’Okinawa au Japon, jusqu’au milieu du XXIe siècle, nous devrions plutôt regarder vers l’avenir de la région. Nous verrions alors que les avantages comparatifs d’Okinawa pourraient briller, et rimer avec stabilité et prospérité de la région.

(Photo de titre : la base aérienne de Kadena de l’US Air Force vue depuis la plateforme d’observation, le 24 octobre 2021. Reuters).

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