Territoires du Nord : les anciens reverront-ils les terres de leur enfance ?

Politique International

Les Territoires du Nord (hoppô ryôdo) sont quatre îles situées dans la mer d’Okhotsk, au nord-est de la préfecture de Hokkaidô. Malgré les revendications japonaises, elles sont rattachées à la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale. Les négociations pour leur rétrocession dans le giron japonais sont au point mort. D’autant que, à la suite de l’invasion militaire de l’Ukraine, le Japon ayant imposé un train de sanctions à la Russie, la porte des pourparlers s’est refermée. Plus question dans ce contexte de négocier un traité de paix. Alors que la situation à l’international est donc de plus en plus tendue, comment envisager le futur ? La moyenne d’âge des Japonais ayant vécu dans les Territoires du Nord dépasse aujourd’hui les 88 ans. Les anciens pourront-ils retourner sur les îles de leur enfance ?

L’inquiétude monte chez les anciens

Waki Kimio (83 ans), originaire de l’île de Kunashiri, vit aujourd’hui à Rausu dans l’est de Hokkaidô dans la superbe péninsule de Shiretoko dont le parc national est classé au patrimoine de l’Unesco. De la ville, située au pied d’une imposante chaîne de montagnes, on voit très bien se dessiner au large la silhouette des îles des Territoires du Nord aujourd’hui sous contrôle russe. « Après l’invasion russe de l’Ukraine, les négociations sur le retour des Territoires du Nord ont été gelées et les anciens ont l’impression qu’ils ne verront jamais le bout du tunnel. »

Pendant huit ans (2015-2023), Waki a présidé la Fédération des habitants des îles Chishima et Habomai (Fédération regroupant les anciens habitants des Territoires du Nord). Le 7 février 2024, à la date anniversaire de la « Journée des Territoires du Nord », il participait à la « Convention des habitants » qui avait lieu à Nemuro (Hokkaidô). De concert avec les 750 personnes présentes, il a entonné le chant « Rendez-nous les Territoires du Nord ! »

Convention pour la rétrocession des Territoires du Nord. (Photo prise en février 2024, avec l’aimable autorisation de la ville de Nemuro)
Convention pour la rétrocession des Territoires du Nord. (Photo prise en février 2024, avec l’aimable autorisation de la ville de Nemuro)

Cette Journée des Territoires du Nord commémore le traité de Shimoda signé le 7 février 1855 par le Japon et la Russie pour établir l’emplacement d’une ligne de démarcation passant entre les îles Kouriles d’Urup et d’Etorofu. Ainsi, au mitan du XIXe siècle, la partie méridionale des Kouriles est placée sous autorité japonaise par cette clause de délimitation des frontières. Au XXIe siècle, la situation a bien changé. Situé à l’est au large de la ville de Nemuro, ce que le Japon désigne sous le terme de Territoires du Nord est constitué des îles d’Etorofu, de Kunashiri, de Shikotan et de l’archipel des îles Habomai. Etorofu, la plus grande de ces îles, fait 3 168 km², soit à peu près la superficie de la préfecture de Tottori. Avec ses 1 490 km², Kunashiri est, quant à elle, plus grande que l’île principale d’Okinawa. Mais en ce 7 février 2024, à la convention pour la rétrocession des Territoires, le public n’est pas au rendez-vous. La municipalité de Nemuro a enregistré une baisse du nombre de participants cette année, cent personnes manquent à l’appel. Les visages sont sombres depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le dialogue est gelé, les pourparlers entre Tokyo et Moscou, suspendus.

En ce même jour du 7 février 2024, une autre conférence pour la rétrocession des Territoires du Nord est organisée dans la capitale sur l’initiative du gouvernement. Assumant que « les relations russo-japonaises sont dans une impasse en raison de l’invasion de l’Ukraine », le Premier ministre Kishida Fumio martèle sa détermination, « Le gouvernement va résoudre le différend territorial et continuer ses efforts pour parvenir à la signature d’un traité de paix ». Mais pour ce qui est des mesures concrètes, la seule certitude est une attention portée au vieillissement des anciens habitants des Kouriles. « La priorité absolue est de reprendre les programmes d’échange dans les quatre îles et de permettre notamment aux familles de se rendre dans les cimetières pour rendre hommage à leurs morts », a dit le dirigeant japonais.

Les Territoires du Nord

Pour le ministère japonais des Affaires étrangères, « la frontière passant entre les îles d’Etorofu et d’Urup a été entérinée par le traité d’amitié de 1855 signé par le Japon et la Russie. Les Territoires du Nord n’ont jamais appartenu à un autre état que le Japon, dont ils font partie intégrante. » Après la Seconde Guerre mondiale, l’URSS s’est approprié les quatre îles Kouriles « après que le Japon a accepté la déclaration de Potsdam et manifesté clairement son intention de se rendre » en violation du pacte de neutralité nippo-soviétique qui était encore en vigueur en août 1945. Alors que la capitulation du Japon était acceptée, l’Union soviétique « a poursuivi son offensive contre le Japon et a occupé l’ensemble des quatre îles du 28 août 1945 au 5 septembre 1945 ». Depuis, la situation est gelée.

En réaction aux sanctions, la Russie bloque les pourparlers

En 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie et malgré les pressions émanant notamment des États-Unis, le cabinet d’Abe Shinzô avait très vite repris le chemin de la table des négociations en vue de conclure un traité de paix avec la Russie. Par contre, en 2022 après l’invasion de l’Ukraine, le gouvernement de Kishida Fumio s’est aligné sur les pays occidentaux et a choisi d’imposer des sanctions économiques à la Russie.

Kishida Fumio s’expliquait au sujet des sanctions dans la revue Gaikô (Diplomatie). Nous étions en mars, le sommet du G7 était prévu à Hiroshima pour mai 2023 : « Témoin de la tentative unilatérale de la Russie de transformer par la force le statu quo diplomatique et redoutant que “l’Asie de l’Est ne soit l’Ukraine de demain”, le Japon décide de répondre fermement à l’agression par des sanctions sévères à l’encontre de la Russie et d’apporter à l’Ukraine un soutien sans faille. » Tokyo craint que les velléités russes ne donnent des ailes à la Chine et à la Corée du Nord et qu’en arrière-plan, les tensions en Asie de l’Est ne s’aggravent.

Mars 2022, le Japon déclare rejoindre le groupe des pays soutenant l’Ukraine. Dès l’annonce des sanctions japonaises, la Russie indique qu’elle refuse de reprendre le chemin de la table des négociations en vue de l’établissement d’un traité de paix. Les pourparlers concernant la question territoriale sont également suspendus. Moscou rétablit l’obligation d’un visa alors que depuis 1992, il était possible aux citoyens japonais de se rendre et circuler librement sur les îles. Deux ans ont passé, le conflit en Ukraine s’est enlisé et le dialogue portant tant sur les questions territoriales que sur le traité de paix est interrompu entre diplomates russes et japonais.

Tant d’efforts : pour quels résultats ?

Même s’ils comprennent le choix de sanctionner la Russie, les anciens habitants des Kouriles du Sud sont déçus. L’écart est trop grand entre les positions actuelles et la gestion de la question par le deuxième cabinet d’Abe Shinzô (2012-2020) qui avait mené une diplomatie proactive envers la Russie et organisé plusieurs réunions au sommet avec Vladimir Poutine.

Le Premier ministre Abe Shinzô et le président russe Vladimir Poutine se serrent la main en clôture de la conférence de presse conjointe. Photo prise le 29 juin 2019 à Osaka (Jiji)
Le Premier ministre Abe Shinzô et le président russe Vladimir Poutine se serrent la main en clôture de la conférence de presse conjointe. Photo prise le 29 juin 2019 à Osaka (Jiji)

En mai 2016, lors du sommet de Sotchi en Russie, Abe Shinzô alors Premier ministre annonce qu’est venu le temps d’une « nouvelle approche » et qu’avec l’approbation du président Poutine s’ouvre un nouveau volet de négociations sur les territoires du Nord en vue d’un traité de paix. Puis, en novembre 2018 à Singapour, les deux dirigeants s’accordent pour accélérer les négociations sur la base de la déclaration de 1956. Ils signent une convention visant à mettre fin à l’état de guerre entre les deux pays et normaliser les relations diplomatiques. La déclaration conjointe engage également les deux parties à poursuivre les négociations afin de conclure un traité de paix stipulant que les îles Habomai et Shikotan soient rétrocédées au Japon. Réajustant ses efforts, le Japon qui jusqu’alors œuvrait à la rétrocession des quatre territoires du Nord, modifiait ses positions et disait vouloir désormais se concentrer sur la « restitution de deux îles ».

Dans ses mémoires, Abe Shinzô écrit que, quand Poutine a proposé en septembre 2018 qu’un traité de paix soit conclu avant la fin de l’année et sans conditions préalables, il a décidé de « faire le grand saut » et de « revenir au point de départ [de la déclaration commune] » en vue des pourparlers de Singapour de novembre 2018. La stratégie consistait à relancer les négociations sur la question des Territoires du Nord en s’appuyant sur la relation de confiance tissée entre les deux hommes et en relançant une coopération économique bilatérale. « Si nous voulons vraiment la rétrocession des Kouriles, nous devons d’abord proposer des contreparties intéressantes à notre partenaire. »

L’abandon de la diplomatie de « rétrocession des quatre îles » a inquiété les anciens habitants, mais l’espoir était grand. Les négociations aboutiraient-elles enfin, grâce aux relations tissées entre les deux chefs d’État ? Waki Kimio, l’ancien habitant de Kunashiri, se souvient de ses échanges avec Abe Shinzô : « M. Abe était très impliqué, la résolution de la question des Territoires du Nord lui tenait à cœur. »

Le Premier ministre Abe Shinzô rencontre dans son bureau à Tokyo deux anciens habitants des Territoires du Nord dont Waki Kimio (le deuxième à partir de la gauche). Photo prise en décembre 2016 (Jiji).
Le Premier ministre Abe Shinzô rencontre dans son bureau à Tokyo deux anciens habitants des Territoires du Nord dont Waki Kimio (le deuxième à partir de la gauche). Photo prise en décembre 2016 (Jiji).

Mais il est également vrai que les négociations avec la Russie étaient déjà au point mort bien avant l’invasion de l’Ukraine. Dès décembre 2018, Poutine faisait part de ses inquiétudes quant au déploiement éventuel de troupes américaines dans les Territoires du Nord après la conclusion d’un traité de paix. Les Russes ont ensuite réaffirmé leur volonté de faire reconnaître que les Territoires du Nord avaient été légitimement acquis par le bloc soviétique à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et en juillet 2020, la Constitution russe est amendée, il est désormais précisé que céder tout territoire est formellement interdit. D’aucuns ont pu souligner que la diplomatie de l’administration Abe, qui avait fait des concessions à la Russie pour en tirer si peu d’avantages, était un « échec ». Ce qui explique que Suga Yoshihide et Kishida Fumio, les Premiers ministres ayant succédé à Abe, n’ont pas tant cherché à relancer les négociations avec la Russie.

Interdictions d’entrée sur le territoire, phares pavoisés de drapeaux... des provocations en chaîne

Après l’invasion de l’Ukraine, la Russie suspend les négociations, mais elle prend aussi des initiatives : en mai 2022, elle interdit au Premier ministre Kishida et aux représentants du gouvernement d’entrer dans les Territoires du Nord et en avril 2023, elle classe la Fédération des îles Kouriles au rang d’« organisation indésirable ».

Puis, à l’été 2023, en dépit des droits territoriaux du Japon, la Russie réaffirme son « contrôle effectif » en pavoisant un phare de l’îlot de Kaigara du drapeau russe. Visible à l’œil nu depuis les côtes japonais (car situé à 3,7 km du cap Nosappu, près de Nemuro), ce phare de construction japonaise a été repeint et décoré de la croix de l’Église orthodoxe russe.

En juillet 2023, le phare de l’île de Kaigara dans l’archipel des Habomai se retrouve pavoisé du drapeau russe. (La photo de gauche a été prise par Itazawa Naoki, un ancien habitant de troisième génération de l’île de Kunashiri vivant aujourd’hui à Nemuro.) Sur le phare repeint en blanc, on distingue notmment une croix orthodoxe russe. (La photo de droite a été prise au téléobjectif depuis Nemuro.)
En juillet 2023, le phare de l’île de Kaigara dans l’archipel des Habomai se retrouve pavoisé du drapeau russe. (La photo de gauche a été prise par Itazawa Naoki, un ancien habitant de troisième génération de l’île de Kunashiri vivant aujourd’hui à Nemuro.) Sur le phare repeint en blanc, on distingue notmment une croix orthodoxe russe. (La photo de droite a été prise au téléobjectif depuis Nemuro.)

Les Russes ayant suspendu l’accord intergouvernemental de libre circulation permettant de se déplacer sans visa (acté dans les années 90), il n’est plus possible aux personnes concernées de se rendre sur les quatre îles Kouriles. Impossible par conséquent de se rendre au cimetière familial, même les missions humanitaires ont été rendues difficiles puisque la Fédération des îles Kouriles, dont de nombreux anciens habitants sont membres, a été déclarée « organisation indésirable ».

Depuis 2022, les anciens ne peuvent plus prier sur la tombe de leurs ancêtres, ils doivent se contenter d’un service funéraire rendu à bord d’un bateau, sans pouvoir accoster alors que pendant 60 ans ils avaient pu bon gré mal gré commémorer leurs morts.

Comment renouer le dialogue ?

L’âge moyen des anciens habitants des Territoires du Nord est de 88,5 ans. Il leur reste peu de temps à vivre. Fin mars 2024, il ne restait plus que 5 135 personnes à avoir habité les Kouriles pendant leur enfance, soit environ 30 % des 17 000 habitants à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les anciens sont pessimistes, pourront-ils un jour retourner sur les terres de leur enfance ?

Kakushika Yasushi (87 ans) est originaire de l’île de Yuri, dans l’archipel des Habomai. Très actif, il dirige la branche de la fédération des îles Kouriles installée à Nemuro. Amer, il déclare : « Bien sûr, nous sommes en colère contre la Russie. Mais il est regrettable que le gouvernement japonais ne parvienne pas à trouver un moyen de renouer les négociations. Impossible d’avancer si on en reste à la colère. Il sera ardu de reprendre les négociations si les relations entre le Japon et la Russie ne s’améliorent pas. J’espère qu’il n’y aura plus de provocations de part et d’autre. »

Iwashita Akihiro, professeur au Centre de recherche slave et eurasien de l’Université de Hokkaidô, déclare : « Un cessez-le-feu viendra clore la guerre en Ukraine. Le dialogue pourra alors véritablement reprendre. Le Japon et la Russie sont voisins, nous avons beaucoup de projets communs. Même à couteaux tirés, on doit pouvoir s’asseoir à la table des négociations et discuter ensemble de la gestion des catastrophes, de la sécurité en mer et de la pêche, ainsi que de l’avenir de la zone Asie du Nord-Est. Nous devons rester en contact étroit et ce que nous pouvons faire aujourd’hui est de préparer l’avenir et nous préparer pour la prochaine échéance. Les négociations sur la restitution des territoires du Nord sont aujourd’hui dans une impasse, mais je pense que les échanges et les visites au cimetière devraient pouvoir reprendre à l’avenir. » Dans un avenir que certains souhaitent proche.

(Photo de titre : en bas à gauche de la photo, le cap Nosappu au large de la péninsule de Nemuro, à Hokkaidô. Au centre, l’archipel des îles Habomai. En haut à droite, l’île de Shikotan et en haut à gauche, l’île de Kunashiri. Kyôdô)

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