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Le café Daibô: retour sur un établissement légendaire de Tokyo

Gastronomie Culture

Avant sa fermeture, le café Daibô de Tokyo était une véritable institution dans la capitale. Tous les vrais amateurs de café le connaissait. Son propriétaire, Daibô Katsuji, nous livre les secrets du succès de son établissement : une préparation goutte à goutte, une concentration à l’extrême et une atmosphère où l’on peut être soi-même.

Une légende de retour à Tokyo pour une période limitée

Pendant des décennies, le café Daibô a été l’un des cafés les plus connus de Tokyo. Situé à deux pas des principaux carrefours du quartier d’Omotesandô, il était niché parmi les nombreuses boutiques de mode haut de gamme, les restaurants chics et les bars sophistiqués du coin. Le propriétaire, Daibô Katsuji, dirigeait l’endroit derrière un imposant comptoir en bois massif, préparant chaque tasse à la main à l’aide de filtres en tissu, et de grains qu’il torréfiait lui-même.

Le délicieux goût du café et l’intérieur calme et faiblement éclairé de la boutique ont attiré une clientèle fidèle, dont le romancier Haruki Murakami et d’autres artistes célèbres. Le café était plus populaire que jamais, mais il a dû fermer définitivement ses portes en décembre 2013, après 38 ans d’activité, suite à la décision du propriétaire de démolir le bâtiment pour le réaménager. Au printemps 2019, la librairie Sanyôdô, située juste en face de l’ancien emplacement du café, a organisé un événement spécial qui a fait vibrer les amateurs de café. Pour célébrer la publication d’une collection d’essais sur Daibô, intitulée « Le manuel du café Daibô » (Daibô kôhîten no manual), le libraire a ramené son cher café à la vie – pendant deux jours seulement.

L’événement a attiré plus de 100 passionnés de café du Japon, dont d’anciens clients désireux de redécouvrir les saveurs passées, et des nouveaux venus souhaitant goûter au breuvage légendaire. Les employés de la librairie ont été particulièrement étonnés du nombre de jeunes faisant la queue pour acheter un exemplaire du livre, malgré son prix élevé. Pourquoi le café Daibô exerce-t-il un attrait si irrésistible sur tant de gens ?

Un café préparé goutte par goutte

L’événement a été l’occasion d’observer la technique légendaire d’un maître du café. Dans l’espace réservé aux événements, au troisième étage de la librairie, Daibô se tenait tranquillement derrière le comptoir, presque sculptural, préparant soigneusement chaque tasse en utilisant sa méthode de confection goutte à goutte distinctive. Dès qu’une commande arrivait, il moulait une petite quantité de ses grains torréfiés à l’aide d’un moulin à café à l’ancienne, et l’arôme délicat du café emplissait la pièce tandis qu’il tournait la poignée. Enfin, le corps légèrement penché en avant, il commençait à verser l’eau chaude, son regard fixé sur la lente descente des gouttes le long du bec verseur. Tenant le pot immobile, il soulevait et abaissait le filtre en tissu de flanelle dans sa main gauche, tournant lentement son poignet tandis que l’eau coulait sur le café, commençant par le centre puis se déplaçant lentement vers l’extérieur en cercle.

Daibô Katsuji prépare une tasse de café durant l’évènement spécial qui s’est tenu à Omotesando au printemps 2019.
Daibô Katsuji prépare une tasse de café durant l’évènement spécial qui s’est tenu à Omotesandô au printemps 2019.

Les mouvements efficaces de Daibô avaient une beauté austère, et son expérience, sa technique et ses connaissances acquises au fil des années ont culminé pour servir à ses clients le meilleur café possible. Chaque tasse prend environ cinq minutes à préparer, un temps incroyablement long dans le monde pressé d’aujourd’hui. Cependant, les gestes subtils de ce mâitre et le soin apporté au moindre détail ont un effet apaisant et réparateur sur celui qui l’observe. La première gorgée de café fraîchement moulu apporte au palais un goût amer mêlé d’une douceur subtile, produisant une chaleur complexe mais délicate qui se propage lentement dans tout le corps.

Daibô utilise 25 grammes de graines par café - plus du double de la quantité habituelle - et sert son brassage dans une demi-tasse.
Daibô utilise 25 grammes de graines par café – plus du double de la quantité habituelle – et sert son brassage dans une demi-tasse.

Une atmosphère pour être soi-même

Bien que le magasin soit fermé depuis cinq ans, Daibô utilise toujours son torréfacteur à main chez lui, mais pas tous les jours. Le comptoir qui était la pièce maîtresse de son café à Omotesandô orne désormais dans son salon de café privé à la maison, où il reçoit ses amis. Il nous a gentiment accueilli dans son « sanctuaire » pour une conversation sur le bon vieux temps, l’atmosphère rappelant étrangement l’ancien café-restaurant, avec ses arrangements de fleurs (ikebana) et le son apaisant des disques vinyles de jazz. « Je voulais faire du café un endroit où les gens pourraient retirer leur armure, poser leurs défenses et se détendre - juste être eux-mêmes. »

Et pour cela, le café doit être excellent...

« Il y a quelque chose dans une bonne tasse de café qui aide les gens à se détendre », dit-il. Daibô met l’accent sur l’exhaustivité de l’expérience du café. « Lorsque je me tiens derrière le comptoir, en me concentrant et en regardant attentivement chaque goutte, je suis vraiment en phase avec moi-même. Je pense que cela déteint sur les clients, leur permettant de se relaxer davantage et d’être naturel. »

Daibô dans son salon de café à la maison
Daibô dans son salon de café à la maison

Daibô raconte l’histoire d’une adolescente aux cheveux teints en jaune vif qui est entrée seule dans la boutique un jour. Elle s’est assise au comptoir dès que le magasin s’est ouvert à neuf heures du matin, avant de boire une seule tasse de café. Elle s’est ensuite mise à fixer silencieusement le comptoir avec un air sombre. Daibô a décidé de la laisser faire et a continué à préparer du café pour ses autres clients.

Environ quatre heures plus tard, elle a finalement commencé à parler, disant à Daibô qu’elle s’était enfuie de chez elle la veille, avant de se teindre les cheveux. Elle lui dit ensuite que le fait de l’avoir observé en train de préparer le café l’avait aidée à se calmer, et qu’elle souhaitait désormais rentrer chez elle.

Daibô lui dit qu’il était préférable pour elle de retourner à la maison, et que si elle voulait vraiment quitter son domicile, elle devrait au moins en parler d’abord avec ses parents. « Elle devait être plongée dans ses pensées tout ce temps », se souvient-il. « Je pense que lorsque nous nous arrêtons et que nous prenons un moment de repos pour nous détendre avec une tasse de café, nous pouvons prendre du recul sur notre situation. En plus de goûter à la saveur de la boisson, nous contemplons l’état de notre vie et notre moi intérieur à ce moment particulier. Quand je me concentre sur la fabrication du café, je suis totalement dans l’instant, et d’une manière ou d’une autre, cet acte crée naturellement une ouverture entre moi et le client. Une étrange relation naît alors. »

Daibô explique que les gens ont besoin d’un endroit pour faire une pause dans leurs activités quotidiennes et faire le point. « Il y a toutes sortes de lieux où les gens peuvent prendre le temps de réfléchir », soutient-il. « J’ai toujours pensé qu’un café devrait remplir cette fonction dans la vie des gens. »

Un paisible refuge au coeur d’une ville qui ne s’arrête pas

L’ancien café de Daibô était situé au deuxième étage d’un immeuble multi-usages. Après avoir monté les marches d’un escalier étroit, les clients devaient pousser la lourde porte de l’établissement avant d’être accueillis par des compositions florales saisonnières, la seule touche de couleur dans un intérieur sombre. S’ouvrait alors un paisible refuge à l’abri du tumulte de la ville. Souvent, le seul son provenait d’un disque de jazz qui jouait doucement en arrière-plan, et tout l’espace était imprégné de l’arôme profond du café.

À sept heures du matin, Daibô commençait à torréfier des grains dans sa machine à main, tournant la poignée pendant trois heures, parfois plus si le magasin était particulièrement occupé. Lorsque le magasin ouvrait à neuf heures, le maître continuait à torréfier les grains devant les clients tout en préparant des tasses de café. Certains habitués avaient l’habitude de plaisanter en disant que s’ils venaient ici pour une pause rapide lors de leur travail, le fort arôme du café s’accrochant à leurs vêtements les dénonceraient tout de suite auprès de leurs collègues.

Daibô offrait son mélange torréfié foncé dans cinq brassages différents, allant de 25 grammes de café pour 50 ml d’eau à 15 grammes dans 150 ml, toujours servis dans des tasses luxueuses. Le maître parlait rarement quand il préparait son café. Non pas qu’il était grincheux ou peu accueillant, mais il préférait tout simplement se concentrer sur les gouttes d’eau et les grains. Lorsqu’un client entrait dans la boutique, il tournait son regard vers le nouvel arrivant et offrait quelques mots de bienvenue sympathiques avant de les laisser s’installer dans l’atmosphère calme du lieu.

L’ancien café Daibô tiré du documentaire de 2014 « A Film About Coffee ». (© Avocados and Coconuts)
L’ancien café Daibô, une image tirée du documentaire de 2014 « A Film About Coffee ». (© Avocados and Coconuts)

Une inspiration pour la « troisième vague » de cafés

Au printemps 2015, Blue Bottle Coffee, une chaîne de cafés de spécialité basée à San Francisco, a ouvert sa première succursale à Tokyo, à Kiyosumi Shirakawa. Bien que l’entreprise utilise certaines machines modernes, son approche innovante, consistant à préparer des cafés de spécialité torréfiés en une seule tasse à la fois, est devenue un phénomène aux États-Unis et a contribué à la création de ce que l’on appelle les cafés de « troisième vague ». Ce nouveau style a réussi à capter l’attention des jeunes sensibles aux nouvelles modes et est également devenu un succès auprès des connaisseurs intéressés par les cafés au goût bien distinct. En 2007, le fondateur de Blue Bottle, James Freeman, a visité de nombreux cafés parmi les plus connus du Japon et a été surpris par le style de préparation du café goutte à goutte. Il a ensuite introduit la technique dans ses cafés, où elle est devenue une caractéristique déterminante du style de la troisième vague. L’une de ses boutiques préférées au Japon était le café de Daibô.

En 2014, Brandon Loper, un cinéaste indépendant de la côte ouest, sort « A Film About Coffee », un documentaire qui suit les tendances de la troisième vague et des cafés de spécialité. Un plan-séquence capture l’intérieur du café de Daibô dans toute sa splendeur, le préservant pour la postérité.

Garder la légende en vie

La ville de Tokyo abrite une incroyable gamme de cafés. Les chaînes étrangères comme Starbucks se bousculent aux côtés des magasins japonais. Les supérettes konbini disposent désormais de machines distribuant du café fraîchement moulu pour seulement 100 yens (Voir notre article : Petit guide des supérettes japonaises (3) : les boissons). Cette boisson chaude est devenu un élément indispensable de la vie urbaine, et les cafés servent de lieu pour tuer le temps et se reposer. Bien que la boutique de Daibô ne soit plus, le maître continue d’exercer. Il voyage fréquemment au Japon pour donner des conférences sur les techniques de torréfaction et de brassage ou pour préparer des tasses dans des pop-up stores. Ses ateliers, destinés aux amateurs et aux exploitants de magasins spécialisés, vendent toujours leurs tickets presque immédiatement, preuve de l’influence encore présente de l’approche distincte de Daibô pour concevoir un délicieux breuvage.

(Photo de titre : Daibô Katsuji et son épouse Keiko préparent le café à la librairie Sanyô-dô, lors d’un événement spécial tenu à Omotesandô au printemps 2019)

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