Exploration de l’histoire japonaise
Après Sekigahara : remodeler le Japon
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Pour les première et deuxième parties de cette série en trois volets, se référer aux articles, « Avant Sekigahara : l’ambition de Tokugawa Ieyasu » et « La bataille de Sekigahara, le conflit qui changea le cours de l’histoire du Japon ».
Parier sur la survie du clan
Le 21 octobre 1600, Tokugawa Ieyasu et son armée de l’Est remportent la bataille de Sekigahara en quelques heures et s’assurent le contrôle du Japon. Cependant, aux début des combats, l’issue n’était pas certaine et les seigneurs de la guerre ont dû faire des choix stratégiques, un pari sur l’avenir de leurs clans : soit ils misaient sur Ieyasu, soit ils rejoignaient l’armée de l’Ouest.
Dans chaque fief les discussions ont dû être houleuses car toute défaite s’avérerait irrévocable. De nombreuses disputes et différends ont divisé les clans et les vassaux, certains refusaient de faire des compromis ou d’infléchir leurs positions personnelles.
Le clan Sanada en est un bon exemple. Au début de l’année 1600, Sanada Masayuki, alors à la tête du fief, est du côté d’Ieyasu au moment de l’expédition punitive contre le clan d’Aizu (dans l’actuelle Fukushima). Mais alors qu’Ishida Mitsunari qui a pris la tête de l’armée de l’Ouest lui fait parvenir un message secret l’enjoignant à unir ses forces aux adversaires d’Ieyasu, Sanada prend conseil auprès de ses fils, Nobuyuki et Yukimura.
La situation est complexe. D’un côté, les patriarches Masayuki et Mitsunari sont proches car tous deux mariés à des filles d’Uda Yoritada. Et Yukimura (le fils cadet des Sanada) est marié à la fille d’Ôtani Yoshitsugu, un allié de Mitsunari. De l’autre, Nobuyuki (le fils aîné des Sanada) a épousé Komatsu-hime, une fille adoptive d’Ieyasu. Finalement, Masayuki et Yukimura choisissent de rejoindre l’armée de l’Ouest. Alors que Nobuyuki part se battre dans l’armée de l’Est. En se divisant, le clan Sanada assure paradoxalement sa survie, certain d’être du côté des vainqueurs quelle que soit l’issue de la bataille. Après les combats, Nobuyuki se retrouve dans le camp victorieux. Il plaide pour que son père et son frère soient épargnés et obtient leur exil.

Après la bataille de Sekigahara, Sanada Masayuki et Yukimura qui sont du côté des vaincus, trouvent refuge au Zenmyôshô-in, un temple situé à Kudoyama (dans l’actuelle Wakayama) qui est également connu sous le nom de Sanada-an. (© Pixta)
Les clans qui ont rejoint l’armée de l’Est ont pu préserver leur fief. Les Maeda du fief de Kaga (dans l’actuelle Ishikawa) sont un autre exemple de clan ayant rusé pour préserver l’avenir de leurs descendants.
Maeda Toshinaga venait de succéder à son père Toshiie quand commencèrent les combats de Sekigahara. Il choisit d’envoyer sa mère en otage à Edo auprès d’Ieyasu, en marque d’allégeance et par crainte des représailles. Maeda signalait ainsi sa volonté de se positionner du côté d’Ieyasu.
Mais après la première escarmouche aux côtés d’Ieyasu, Maeda Toshimasa, (le frère cadet du seigneur) préfére passer à l’armée de l’Ouest. Les historiens avancent différentes explications pour expliquer ce revirement. Pour certains, Toshimasa aurait reçu un message de Mitsunari lui indiquant que sa femme avait été prise en otage à Osaka, alors sous contrôle de l’armée de l’Ouest. Mais il est également possible que ce soit simplement là un stratagème du clan Maeda, au cas où Ieyasu ne sorte pas vainqueur.
Après la bataille, Toshimasa qui se retrouve du côté des vaincus, se voit retirer ses terres, mais Toshinaga se confond en excuses, parvient à sauver son frère de la peine de mort et obtient qu’il passe le reste de ses jours à Kyoto. Le fief reste aux mains du clan, il est attribué à Toshinaga, qui le lèguera plus tard à Naoyuki, le fils de Toshimasa.
Citons également le cas du clan Kuki, basé dans la province de Shima (dans l’actuelle Mie) et célèbre pour sa flotte. Quand Yoshitaka, le patriarche qui était du côté de l’armée de l’Ouest, se retranche dans le château de Toba, son fils Moritaka encercle la forteresse avec la bénédiction d’Ieyasu. Le clan se clive. Le père et le fils n’ont pas à s’affronter directement mais à la nouvelle de la victoire d’Ieyasu à Sekigahara, Yoshitaka est contraint à la fuite, le patriarche finit par se donner la mort par seppuku.
Moritaka bataille si bravement contre l’armée de l’Ouest campée alentour qu’il fait forte impression sur Ieyasu. Le père ayant reconnu ses torts par son seppuku, les exploits militaires du fils permettent au clan Kuki de considérablement augmenter son territoire.
La défaite de Mitsunari
À la débâcle, Mitsunari qui était à la tête de l’armée de l’Ouest, abandonne ses vassaux et part seul s’enfuir vers le mont Ibuki. Mais alors qu’il cherche à retrouver la trace de ses alliés, il est capturé par son ancien ami Tanaka Yoshimasa et amené à Ieyasu alors basé à Ôtsu.

Sur ce rouleau représentant la bataille de Sekigahara, on aperçoit au centre la silhouette d’Ishida Mitsunari. (Avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)
Les « Récits de Jôzan » (Jôzan kidan, écrits au XVIIIe siècle) font dire à Honda Masazumi, le geôlier de Mitsunari, que sa disgrâce était méritée car il avait déclenché un conflit insensé au lieu de guider Hideyori, le jeune fils de Toyotomi Hideyoshi, vers la paix. Mitsunari aurait répondu qu’à ses yeux il était juste de renverser le clan Tokugawa. Il avait perdu une guerre qu’il aurait pu remporter si des traîtres ne l’avaient contrarié. Jadis même Minamoto no Yoshitsune, le célèbre seigneur de la guerre avait été tué au combat quand la chance avait changé de camp. « J’ai été vaincu, c’était la volonté du ciel », aurait-il ajouté sans éprouver le moindre regret.
Masazumi ajouta qu’un chef avisé aurait dû savoir qui compter parmi ses alliés et le critiqua également de ne pas s’être donné la mort. Furieux, Mitsunari aurait alors répliqué : « Vous ne connaissez rien à la stratégie militaire. Seuls les samouraïs sans valeur s’ouvrent le ventre de crainte qu’un autre ne les tue. Quand Minamoto no Yoritomo [qui devint plus tard shôgun] perdit la bataille d’Ishibashiyama, il choisit de se cacher dans le tronc d’un arbre creux. Vous seriez bien incapable de comprendre quel était son état d’esprit à ce moment-clé. Vous vous permettez de donner des leçons aux plus grands alors que vous n’y entendez rien ! Je n’ai plus rien à ajouter. »
Puis, il se tut et garda le silence.
Plus tard, quand ils purent s’entretenir, Ieyasu dit à Mitsunari : « Ce genre de chose arrive depuis des temps immémoriaux, il n’y a pas lieu d’avoir honte. ». Rasséréné, Mitsunari lui répondit : « C’était la volonté du ciel. Maintenant, tranchez-moi la tête. » Ieyasu loua sa grandeur.
Poussé par la curiosité, Kobayakawa Hideaki, qui avait tout d’abord bataillé dans les rangs de l’armée de l’Ouest avant de changer de camp, était venu voir passer Mitsunari, escorté hors de la forteresse. Mitsunari qui le reconnut, maudit le traître qui ne trouva mot et repartit la tête basse.
Après avoir dû défiler avec d’autres prisonniers autour d’Osaka et de Sakai, Mitsunari fut emmené à Kyoto. Le 6 novembre, il fut de nouveau montré en ville avant d’être conduit au lieu d’exécution de Rokujôgawara. L’histoire raconte qu’en chemin, la soif le poussa à demander de l’eau à un garde. L’homme lui ayant proposé un kaki séché, Mitsunari l’aurait refusé en arguant que c’était mauvais pour la santé. Le garde moqua cette réplique venant d’un homme sur le point d’être décapité. Cette anecdote apocryphe tient de la légende, mais Mitsunari lui aurait répondu qu’il était important de penser à sa santé et que rien ne saurait justifier de ne pas la préserver jusqu’au dernier instant.
La tête de Mitsunari fut exposée sur le pont Sanjô jusqu’à ce que le révérend du temple Daitoku-ji demanda à ce qu’elle soit retirée. Mitsunari, le vaincu de Sekigahara, serait enterré au temple Sangen’in à Kyoto.

La tombe d’Ishida Mitsunari se trouverait au Sangen’in à Kyoto. Habituellement fermé au public, le temple a ouvert ses portes pour la première fois en 50 ans, en février 2023. Les visiteurs n’ont pourtant pas été autorisés à voir la tombe de Mitsunari. (© Pixta)
Redistribuer les terres pour récompenser et punir
Mitsunari est l’un des rares daimyô de l’armée de l’Ouest à avoir été exécuté. Au total, moins de dix seigneurs (en incluant ceux ayant commis un seppuku) ont trouvé la mort, mais ceux qui ne s’étaient pas ralliés à Ieyasu ont été entièrement ou partiellement privés de leur fief.
Après la bataille, 88 clans sont déchus (kaieki) sans être décimés. Le fief de Môri Terumoto, qui commandait l’armée de l’Ouest, a été réduit de huit à deux provinces. Celui d’Uesugi Kagekatsu, qui avait défié Ieyasu peu avant la bataille, a été amputé de 1,2 million de koku à Aizu (dans l’actuelle Fukushima) et de 300 000 koku à Yonezawa (dans l’actuelle Yamagata). En confisquant 6,3 millions de koku, Ieyasu reprenait la main sur environ un tiers de la production totale du pays. (Note : un koku correspond à 180 kg de riz)
Autre exemple, attendant de voir qui sortirait vainqueur des combats, Satake Yoshinobi de la province de Hitachi (dans l’actuelle Ibaraki), avait choisi de ne pas participer à la bataille de Sekigahara. En rétorsion, Ieyasu le reléguera dans ce qui est aujourd’hui la préfecture d’Akita en réduisant son fief au tiers de ce qu’il possédait auparavant.
Avec Sekigahara, les Tokugawa agrandissent leur fief (qui passe de 2,5 millions à 4 millions de koku) et prennent le contrôle des villes et des mines appartenant jadis au clan Toyotomi. Cela ne signifie pas pour autant qu’Ieyasu a les mains libres. Après sa victoire, il lui faudra encore deux ans et demi pour devenir shôgun et parvenir à instaurer son shogunat à Edo.
En effet, les troupes de Hidetada (le fils d’Ieyasu), qui étaient la principale force de frappe des Tokugawa, avaient tardé à se joindre à la bataille de Sekigahara. Ainsi les seigneurs tozama liés au clan Toyotomi mais rangés du côté de l’armée de l’Est avaient tout d’abord eu le monopole des victoires sur le champ de bataille. (Contrairement aux seigneurs dits fudai s’ils sont des alliés de longue date, on appelle tozama ceux qui ont rejoint le camp de Ieyasu peu avant la bataille ou qui se sont soumis à lui après les combats.)
Ieyasu a donc veillé à récompenser ses alliés de fraîche date en agrandissant notamment les fiefs des clans de Fukushima Masanori, Kuroda Nagamasa et de Yamanouchi Kazutoyo. Le fief de Masanori est passé de 290 000 à 498 000 koku dans les provinces d’Aki et de Bingo (dans l’actuelle Hiroshima). Celui de Nagamasa est passé de 180 000 à 520 000 koku dans la province de Chikuzen (l’actuelle Fukuoka) et Kazutoyo fut nommé seigneur de la province de Tosa (dans l’actuelle Kôchi), ses terres passant de 50 000 à 200 000 koku.

Fukushima Masanori. Portrait peint par Kurihara Nobumitsu au XIXe siècle. Originellement vassal du clan Toyotomi, il se rangea aux côtés d’Ieyasu après la mort de Hideyoshi et combattit en première ligne à la bataille de Sekigahara. (Avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)
Certes Ieyasu tenait à augmenter les fiefs de ses récents alliés (tozama), mais il a également cherché à les garder éloignés du centre du pouvoir en leur allouant des terres loin de la capitale et de son domaine. Relégués loin d’Edo, du Kantô, ou des grandes cités d’Osaka et de Kyoto, ces seigneurs reçurent des terres plutôt à l’Ouest du pays, à Kyûshû ou à Shikoku. De plus, Ieyasu prit garde à intercaler de petits domaines aux mains d’alliés historiques (fudai) et des zones directement sous le contrôle du shogunat à l’ouest. Enfin, il installa son gendre, Ikeda Terumasa, à Himeji pour contenir Hideyori.
Posté sur les pentes de Nangûsan, ce gendre qui ne prit part à aucun affrontement majeur pendant la bataille de Sekigahara, reçut pourtant en récompense les 521 000 koku de la province de Harima (dans l’actuelle préfecture de Hyôgo), un domaine trois fois plus grand que son fief initial.
Aucune source historique n’étaye cette anecdote, mais Ieyasu aurait gardé une très forte rancœur à l’égard de son fils Hidetada, arrivé tardivement à la bataille de Sekigahara. Il aurait longtemps refusé de le voir avant de se raviser et de le désigner comme successeur. Le prestige de Hidetada aurait beaucoup souffert de cet incident.
Ainsi s’achève cette série sur la bataille de Sekigahara. On a souvent dit que de nombreux daimyô s’attendaient à ce que les contentieux pour le contrôle du Japon continuent sur plusieurs mois. Ils ne s’imaginaient pas que l’issue de la bataille puisse être réglée en quelques heures seulement et Ieyasu en a peut-être été le premier surpris.
(Photo de titre : ce paravent représentant la bataille de Sekigahara est la partie gauche d’un diptyque créé pendant l’époque d’Edo [1603-1868]. On y voit l’armée de l’Ouest qui avance. Le champ de bataille est vu depuis les positions Sud. Avec l’aimable autorisation du musée d’art Watanabe de Tottori, préfecture de Tottori.)