Le bouddhisme au Japon

Le bouddhisme de l’époque d’Edo, un outil du shogunat pour contrôler le peuple

Histoire Culture

Les nombreuses écoles bouddhistes qui sont montées en puissance au cours du XIIe et XIIIe siècles ont sans répit rivalisé pour l’influence et la suprématie religieuse durant les tumultueuses périodes qui ont suivi. Cependant, avec la centralisation du pouvoir durant l’époque d’Edo (1603-1868), les écoles ont été rassemblées sous l’autorité du shogun. C’était une ère de stabilité et de consolidation pour le bouddhisme japonais, qui a ensuite fait partie de l’appareil d’État, aidant le gouvernement à garder un œil sur sa population et jouant un rôle important pour la collecte des impôts.

Du conflit à la stabilité

Le bouddhisme japonais contemporain est composé de nombreuses écoles différentes, chacune ayant son propre ensemble d’enseignements, s’inspirant en général des traditions et des doctrines associées à un ensemble de sutras. La plupart de ces écoles ont pris de l’importance pendant l’époque de Kamakura (1185-1333). Dans de nombreux cas, elles reçoivent chacune le soutien d’une classe sociale particulière. Elles ont réussi à maintenir leurs propres enseignements et leurs réseaux de temples avec le soutien des fidèles, chacune puisant dans une strate différente de la société. C’est durant cette période que la définition du bouddhisme comme un ensemble d’enseignements pouvant aider à soulager la souffrance humaine s’est largement répandue dans la société nippone. Ces changements ont marqué une nouvelle phase dans l’histoire du bouddhisme au Japon : désormais, toutes les différentes classes sociales s’intéressaient aux enseignements disponibles.

Cette popularisation de la foi était bien entendu positive pour la religion, qui voyait affluer de nouveaux adeptes. Mais le bouddhisme qui imprégnait la société à cette époque ne formait toutefois pas encore une religion unifiée. C’était un amalgame de différentes écoles, dont chacune avait son propre ensemble de doctrines et de croyances. Sous cet angle, on peut considérer que les luttes entre les écoles se sont intensifiées durant la période médiévale. La société japonaise passait pour sa part d’une domination aristocratique à une structure de pouvoir plus composite et inclusive qui incorporait la classe des samouraïs, nouvellement dominante, ainsi que les agriculteurs et les marchands. Le bouddhisme a lui aussi évolué avec ces changements, formant une communauté religieuse plus diverse et compétitive, dont les diverses écoles étaient soutenues par des adeptes issus des différents secteurs de la société.

Les antagonismes et les conflits entre les écoles se sont alors développés à des niveaux distincts, allant des débats doctrinaux dans les rues à la violence réelle entre milices armées. Bien sûr, au niveau individuel, de nombreux moines restaient au-dessus de la mêlée et se comportaient avec compréhension et tolérance envers toutes les doctrines. De manière générale toutefois, la période médiévale était une époque durant laquelle les différentes écoles étaient continuellement en lutte pour la suprématie.

Cette période de tension et de confusion, dans laquelle les nobles, les guerriers, les marchands et les agriculteurs étaient tous impliqués dans l’affrontement pour la domination, s’est poursuivie jusqu’au XVIe siècle. Mais lorsque le shogunat Tokugawa a fini par réunifier le pays sous un gouvernement fort et centralisé, ces conflits ont été maîtrisés, et une ère de stabilité politique s’en est suivie. Jusqu’au XVIe siècle, à chaque fois que le pouvoir était dispersé, les écoles bouddhistes se sont abritées sous la protection de différentes autorités et ont commencé à rivaliser entre elles. Mais la situation a rapidement changé lorsque le pouvoir politique s’est consolidé, et les écoles ont été placées sous la tutelle du shogunat.

L’époque d’Edo a duré environ 250 ans, du début du XVIIe siècle jusqu’à la seconde moitié du XIXe. Pendant cette période, le bouddhisme japonais a connu une longue stabilité.

Les temples en tant qu’appareil de contrôle gouvernemental

L’unification du monde disparate du bouddhisme japonais ne faisait pas initialement partie des plans du shogunat. Les autorités ne s’intéressaient à cette religion que pour leurs propres objectifs, cherchant à exploiter son potentiel comme un outil pour aider à gouverner le pays et à maintenir l’ordre dans la société. Les politiques de base du shogunat étaient les suivantes :

Premièrement, accorder aux différentes écoles un certain niveau de richesse économique et d’autorité religieuse, afin de limiter leur mécontentement mais aussi pour s’assurer que ces écoles se soumettent à l’autorité du pouvoir central.

Deuxièmement, exploiter le potentiel des nombreux temples bouddhistes situés dans toutes les régions du pays pour la surveillance et le contrôle des populations au niveau individuel et familial.

Troisièmement, il s’agissait d’utiliser le bouddhisme comme un rempart religieux afin de protéger le pays contre le christianisme, dont les adeptes étaient soupçonnés par le gouvernement de constituer une forme d’avant-garde pour les forces occidentales désirant envahir et conquérir le Japon.

Ces politiques convenaient également aux intérêts du bouddhisme, et les écoles étaient donc heureuses de s’y conformer. En conséquence, la religion n’a été impliquée dans aucun conflit majeur, ni aucun des tumultes de l’époque d’Edo, et les écoles ont pu jouir d’une stabilité et d’une prospérité certaine tout en poursuivant leurs activités en accord avec la politique gouvernementale. Par ailleurs, deux systèmes qui ont vu le jour pendant cette période subsistent encore aujourd’hui, continuant de jouer un rôle important dans le bouddhisme japonais.

Le système des temples principaux et secondaires (Honzan-Matsuji seido)

Sous les instructions du shogunat, les temples de chaque école ont été classés, et une stricte hiérarchie leur a été imposée, avec un temple principal (honzan) au sommet de plusieurs temples secondaires (matsuji). La hiérarchie pyramidale qui existe encore dans le bouddhisme japonais d’aujourd’hui est l’un des héritages de ce système qui facilitait le contrôle de la religion et des fidèles. Dans sa forme originelle, telle qu’établie par le Bouddha historique Shakyamuni, en Inde, tous les membres de la sangha (communauté des moines) sont égaux, et une hiérarchie aurait été tout simplement impensable. À partir de l’époque d’Edo, ce système a imposé à tous les temples un classement strict, ce qui a par ailleurs fait émerger une hiérarchie similaire pour les moines qui y appartenaient. Ces développements ont introduit au sein du bouddhisme japonais de nouveaux éléments de discrimination liés au rang.

Le système paroissial (Danka seido)

Ce système mandaté par le gouvernement exigeait que chaque habitant du pays enregistre les détails de sa famille en tant que danka (paroissiens) auprès du temple bouddhiste local. Par conséquent, le shogunat avait accès à des informations personnelles sur les ménages, facilitant ainsi la surveillance de la population. De nombreuses informations sur les individus (telles que les naissances, les décès, les mariages, les voyages et les détails sur les déménagements) étaient conservées dans les registres des temples, ce qui les rendait extrêmement précieux pour le gouvernement, en tant qu’appareil de surveillance et de contrôle de la population. Et puisque ce système imposait le choix d’un temple au niveau familial, il n’était plus possible pour les individus de choisir une doctrine selon leurs propres croyances. Une fois qu’une famille était enregistrée auprès d’une certaine école, c’était normalement définitif : les générations suivantes continueraient automatiquement à être affiliées au même temple. De nos jours encore, il est courant d’entendre les Japonais demander : « À quelle école appartient votre famille ? » ou « À quel temple appartenez-vous ? ». Le fait que ces questions soient toujours routinières montre que ce système a continué de fonctionner jusqu’à aujourd’hui.

Un objectif important du danka était également de débusquer les chrétiens qui pourraient encore s’accrocher à leur foi interdite. En liant toute la population à un temple bouddhiste, le système cherchait à empêcher le développement du christianisme, même si de nombreux fidèles ont toutefois continué à pratiquer leur foi en secret, tout en prétendant suivre les règles. Si les deux siècles et demi de l’époque d’Edo sont souvent décrits comme une période de paix, pour les chrétiens du Japon, ils représentaient plutôt une période de persécution religieuse sévère et impitoyable. (Voir notre article : Les îles Gotô : sur les traces des « chrétiens cachés » du Japon)

Le fait d’opérer sous l’autorité du shogunat a profondément changé la nature du bouddhisme japonais. La religion a perdu l’énergie et l’ambition qui l’avaient poussée à se développer à son paroxysme dans les temps anciens. Au lieu de cela, le bouddhisme était désormais content de vivre paisiblement, en accord avec le statu quo. En un sens, cela marquait un retour aux conditions de la forme première de cette religion, lorsque la communauté des moines de Shakyamuni se maintenait à part et vivait paisiblement sous la protection de puissantes figures locales. Il y avait toutefois une différence majeure. Le bouddhisme japonais de l’époque d’Edo avait été laissé tranquille parce qu’il avait également été coopté dans les systèmes politiques du pouvoir shogunal. Les activités séculières étaient désormais devenues une partie essentielle du travail des temples bouddhistes, jouant un rôle important dans la collecte des impôts et garantissant l’obéissance du peuple.

Le bouddhisme comme sujet d’étude

Au même moment, cette période de paix et de stabilité a encouragé les chercheurs à étudier le bouddhisme de manière plus objective, et les savants ont commencé à s’intéresser à la véritable nature de cette religion. Listons à présent quelques uns des importants développements académiques de cette période.

Analyse scientifique des textes bouddhistes

Durant cette époque, de nombreux moines érudits ont apporté d’importantes contributions à la compréhension du bouddhisme. Ils ont soumis l’immense corpus de textes bouddhistes à une étude philologique particulièrement rigoureuse, produisant des éditions savantes de ces écrits et développant les études religieuses en tant que domaine de recherche digne d’intérêt. Les documents qu’ils utilisaient étaient limités à des traductions chinoises (en effet, très peu de savants japonais de cette époque avaient accès aux textes en langue indienne) mais même ainsi, une nouvelle perspective avait pu être établie, traitant le bouddhisme comme un sujet d’étude sérieux.

Mouvements de restauration du Vinaya Pitaka

Comme précédemment mentionné dans cette série, l’une des particularités du bouddhisme au Japon est l’absence d’une véritable sangha, une communauté de moines. Le code de discipline du Vinaya Pitaka, conçu pour maintenir la discipline et l’ordre au sein de la sangha, n’avait donc pas de force effective au Japon. Certains moines ont alors commencé à reconnaître les inconvénients de cette lacune, ce qui a conduit à un mouvement visant à rapprocher le bouddhisme japonais des enseignements originels du Bouddha historique. Ce mouvement, particulièrement présent au sein de l’école Shingon, n’a finalement pas abouti au renouvellement d’une véritable sangha au Japon. ll a toutefois au moins réussi à donner naissance à une petite communauté de moines, qui avait compris qu’un bouddhisme sans sangha manquerait éternellement de quelque chose d’essentiel à sa véritable nature.

Rééxamination du corpus mahayana

Certaines personnes qui n’étaient pas des bouddhistes pratiquants, ou qui ressentaient de l’antipathie envers la position de pouvoir et de prestige dont jouissait le bouddhisme sous la domination des Tokugawa, ont également commencé à étudier la religion d’un point de vue critique. Ces savants sceptiques ont été les premiers à avancer l’idée que le contenu du canon Mahayana ne représentait pas les véritables enseignements du Bouddha historique. Le plus influent de ces savants était sans doute Tominaga Nakamoto (1715–46). Ce dernier a mené une analyse objective des écritures bouddhistes et a soutenu, sur la base de preuves écrites, que les sutras Mahayana et les commentaires associés n’étaient pas les paroles de Shakyamuni, et qu’elles avaient en fait été écrites pendant plusieurs siècles par une diversité d’auteurs éloignés du Bouddha historique, dans le temps comme dans l’espace. Sans surprise, cette théorie a provoqué une réponse cinglante de la part des autorités bouddhistes de l’époque. Mais l'œuvre de Tominaga a depuis été réévaluée durant l’ère Meiji (1868–1912), et est aujourd’hui considérée comme l’une des découvertes les plus impressionnantes de l’histoire intellectuelle japonaise.

Dans l’ensemble, l’époque d’Edo a été bénéfique pour le bouddhisme japonais, qui a consolidé sa position et son prestige sous la protection du shogunat. Mais lorsque la domination des Tokugawa s’est effondrée dans les années 1860, la ferveur révolutionnaire qui a balayé le pays a apporté avec elle des changements dramatiques sur presque tous les aspects de la vie nationale. Le bouddhisme lui-même n’a pas été à l’abri de ces bouleversements. La religion allait en effet devoir faire face à ce qui a peut-être été sa plus grande crise depuis son arrivée sur l’archipel, comme nous le verrons dans le prochain volet de cette série.

(Photo de titre : un prêtre s’addresse aux membres d’une famille lors de funérailles bouddhistes. De nombreuses familles japonaises appartiennent aujourd’hui encore au même temple et à la même école qui leur avaient été assignés dans le cadre du système danka de l’époque d’Edo. Pixta)

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