Histoire de l’environnement japonais à l’époque moderne

Sacrifice et compassion : les relations entre les Japonais et les animaux

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On trouve des sépultures à la mémoire des animaux aux quatre coins de l’Archipel, reflet d'une sensibilité japonaise emplie de compassion pour ces êtres. D’une loi interdisant la consommation de viande dès le VIIe siècle à l’actuelle question de l’euthanasie, le Japon a toujours eu une relation extrêmement étroite avec les animaux.

Les Japonais et la consommation de viande

L’empereur Tenmu, qui régna de 673 à 686, était un fervent bouddhiste. En 675, il promulgua les premières lois visant à interdire la consommation de viande d’animaux tels que les bovins, les chevaux, les chiens, les poulets et les singes. Cette interdiction est restée en vigueur pendant près de 1 200 ans.

À la fin de la période d’Edo (1603–1868), l’application de l’interdiction de manger de la viande était devenue relativement souple. En fait, le dernier shôgun, Tokugawa Yoshinobu, aimait tellement la viande de porc qu’il en faisait apporter spécialement du domaine de Satsuma, où leur chair était réputée être la meilleure.

L’ère Meiji allait sonner le glas de cette mise au ban de la viande. Elle fut levée après la Restauration de Meiji en 1868. En 1872, l’empereur Meiji signa un édit annulant formellement l’interdiction. Lui-même devint également un grand amateur de viande. Il aurait expliqué à Ôkubo Toshimichi (1830-1878), l’un des premiers hommes d’État de Meiji, que sa consommation de viande était plutôt un moyen de sociabilisation avec les étrangers qu’un régime alimentaire personnel.

Contre toute attente, un mois plus tard, le texte déclencha une violente protestation. Un petit groupe de dix ascètes du mont Ontake prirent d’assaut le palais impérial. Bilan : quatre des membres du groupe furent abattus par des gardes de sécurité, un fut grièvement blessé et les cinq autres furent arrêtés.

À la demande d’une gyûba kaisha, entreprise gouvernementale qui vendait de la viande dans le quartier tokyoïte de Tsukiji, le grand intellectuel Fukuzawa Yukichi publia un article vantant les mille et un bienfaits de la viande, intitulé Nikujiki no setsu (Une théorie de la consommation de viande). Dans cet article, Fukuzawa y fait une véritable apologie de la consommation de viande, affirmant que traditionnellement, les Japonais n’en mangeaient que rarement, provoquant alors des affaiblissements voire des maladies chez un grand nombre de personnes en raison de carences nutritionnelles. Considérant la viande comme essentielle à une régime alimentaire sain et équilibré, Fukuzawa mit un point d’honneur à proposer de la viande au menu de la cantine de l’école Keiô Gijuku, établissement qu’il a fondé (précurseur de l’Université Keiô).

Cependant, même après la levée officielle de l’interdiction, pour de nombreux Japonais, la viande de bœuf restait une viande impure, la simple vue de l’étalage d’un magasin suscitant chez eux une sensation de dégoût. Toutefois, cela n’empêcha pas les restaurants spécialisés dans les marmites de bœuf (gyûnabe-ya) de se multiplier, si bien qu’en 1877, la seule ville de Tokyo en comptait plus de 550.

Un gyûnabe-ya au début de l'ère Meiji. Tiré d'une édition d'Agura nabe (Le mangeur de bœuf) de Kanagaki Robun (collection des Archives d'histoire de Yokohama)
Les restaurants spécialisés dans les marmites de bœuf (appelée gyûnabe-ya) au début de l’ère Meiji. Tiré d’une édition d’Agura nabe (« Le mangeur de bœuf ») de Kanagaki Robun (collection des Archives d’histoire de Yokohama).

Il faudra attendre 1923, année du terrible séisme du Kantô, pour voir les Japonais consommer de la viande couramment. De nombreux pays envoyèrent en effet des vivres et des biens de première nécessité au Japon. Le bœuf salé en conserve, ou corned-beef, alors acheminé par un destroyer de la marine américaine était particulièrement apprécié des survivants du tremblement de terre. Cela fit disparaître pour toujours le solide tabou sur la consommation de viande.

C’est ainsi que le corned-beef fut considéré comme un type spécial de nourriture en conserve. À ce jour, les Japonais sont probablement les seules personnes au monde à en consommer régulièrement dans le cadre de leur alimentation, alors que ces boîtes de conserve se destinaient en fait aux marins. (En effet, la forme unique de la boîte de conserve de bœuf salé aurait été conçue pour un stockage efficace et compact dans les cales des navires.)

Des monuments dédiés aux animaux et aux insectes

Il est connu que traditionnellement, les Japonais ont de la compassion pour tous les êtres vivants. En témoignent, par exemple, les nombreux monuments et statues bouddhiques érigés pour commémorer des animaux de toutes sortes ayant une signification particulière pour les humains. À une époque où les pesticides n’existaient pas, les agriculteurs ont construit des mushizuka ou « monticules d’insectes » pour commémorer les insectes qu’ils ont été contraints de chasser de leurs champs pour protéger leurs récoltes. Mais ces opérations s’accompagnaient fréquemment de prières, car les villages agricoles du Japon considéraient tous les êtres vivants. Il convenait donc de leur rendre hommage.

De la même manière, il est courant au Japon de faire honneur à un animal qui nous a aidé dans une tâche. Ainsi, des colonnes de pierres et des statues bouddhiques sont érigées à la mémoire d’animaux qui furent au service de l’homme, tels que les chevaux et les chiens. Il existe également des monuments commémoratifs dédiés aux animaux abattus pour la consommation humaine, notamment les cochons, les poulets, les sangliers, les oiseaux, les poissons et les cerfs. Autre exemple, la peau de chien et de chat a longtemps été utilisée dans la fabrication du shamisen, un instrument traditionnel à cordes pincées. Il existe aussi des monuments dédiés aux animaux qui ont été sacrifiés pour la réalisation de l’instrument. Dans la ville de Nasu, dans la préfecture de Tochigi, il existe même un monument spécifiquement érigé à la mémoire des insectes qui ont été capturés et donnés en pâture pour nourrir les faucons du shogun (ce monument s’appelle okera kuyôtô).

À la mémoire du sacrifice des baleines

Autre exemple de la volonté japonaise de rendre hommage aux animaux, les kujira-baka, des monuments érigés dans l’enceinte de temples locaux à la mémoire des baleines capturées. Cette pratique, unique au Japon, était courante dans les villages de pêcheurs qui dépendaient de la chasse à la baleine. Lors d’un récent voyage retraçant la vie de la poétesse Kaneko Misuzu, originaire d’un village de pêcheurs de la préfecture de Yamaguchi, j’ai eu l’occasion de visiter le musée des baleines de Nagato dans la ville du même nom. J’ai été particulièrement ému par la tombe des baleines située dans l’enceinte du temple bouddhique Kôgan-ji.

Un monument à la mémoire des baleines sur l'île d’Ômijima, Nagato, dans la préfecture de Yamaguchi. (© Aflo)
Un monument à la mémoire des baleines sur l’île d’Ômi-jima, dans la préfecture de Yamaguchi (Photo : Aflo)

Les premières tombes de baleines auraient vu le jour en tant que symbole du regret et de la compassion ressentis par les chasseurs japonais de ce mammifère marin, pour leur progéniture et pour les fœtus de baleines, victimes collatérales de la mise à mort de leur mère. Ainsi, plus de 70 baleines reposeraient dans cette sorte de mausolée à Nagato. Encore aujourd’hui, de nombreux visiteurs s’y rendent et déposent de l’encens, bien que la baleine ne soit plus chassée dans la plupart des pays du monde.

En plus de cette grande tombe à la mémoire des baleines, le temple Kôgan-ji abrite une collection de tablettes mortuaires dédiées à ce mammifère marin et des registres de décès répertoriant les espèces, les dates et les lieux de capture, les noms bouddhiques donnés à titre posthume à 242 baleines, ainsi que les noms des équipes de chasse à la baleine. Ces créatures sont honorées de la même manière que leurs homologues humains.

Kaneko Misuzu (1903–1930) est née et a vécu à Senzaki, qui fait maintenant partie de la ville de Nagato, jusqu’à sa mort. À l’époque, Senzaki était un village de pêcheurs dont l’une des principales ressources était la chasse à la baleine. Certains des poèmes de Kaneko Misuzu évoquent les baleines, tels que « Kujira hôe » (L’oraison funéraire de la baleine). Kaneko Misuzu décrit dans ce poème l’honneur rendu à l’animal et le sentiment de gratitude ressenti pour son grand sacrifice.

(Voir également notre article : Le Japon reprend la chasse à la baleine : voir au-delà de la polémique)

Il y a des monuments dédiés aux baleines un peu partout au Japon. Celui-ci est situé au sanctuaire Kagata à Shinagawa, Tokyo. (Photo : Aflo)
Il existe des monuments dédiés aux baleines un peu partout au Japon. Celui-ci est situé au sanctuaire Kagata, à Shinagawa, Tokyo. (Photo : Aflo)

Les humains, éléments de la nature

Nakamura Teiri, professeur émérite de l’Université Risshô, avait fait remarquer que dans les fameux Contes de Grimm, 67 épisodes concernent la transformation d’un humain en animal, contre seulement 6 décrivant un animal se changeant en humain. En revanche, la collection Nihon mukashi banashi (« Vieux contes du Japon ») contient 42 histoires d’êtres humains se transformant en animal et 92 d’animaux se transformant en être humain.

Si la magie est essentielle à l’acte de transformation dans les contes de fées de Grimm, c’est tout le contraire dans Nihon mukashi-banashi. Pour Nakamura Teiri, cela prouve l’existence de liens forts entre les humains et les animaux dans le folklore japonais qui ne se retrouve pas en Occident, où au contraire, ils sont clairement différenciés.

Au Japon, les tanuki (chien viverrin) prennent une forme humaine, le légendaire héros  Yamato Takeru est ressuscité sous la forme d’un cygne et dans le conte populaire Tsuru no ongaeshi (« La Grue reconnaissante »), une grue prend la forme d’une femme pour remercier son bienfaiteur humain. Il y a donc une fluidité dans les transformations de l’animal en l’humain (et inversement), un sentiment d’égalité où toute notion de supériorité est totalement absente. C’est peut-être là une manifestation du sentiment japonais d’unité, d’identification et d’intégration avec la nature.

Tuer ou laisser souffrir ?

Dans les années 1950, un incident majeur a contribué à raviver la conscience de la forte affinité japonaise pour les animaux. En 1956, la première équipe de chercheurs du Japon mit le cap sur l’Antarctique à bord du navire Sôya (voir notre article lié). Le groupe était accompagné de 22 huskies Sakhaline, dont deux nommés Taro et Jiro. Les chercheurs devaient passer la saison hivernale à la base antarctique de Shôwa jusqu’à l’arrivée de la deuxième équipe. Mais, ils furent surpris par le mauvais temps, contraints de quitter les lieux, laissant derrière eux 15 des chiens.

En janvier 1959, l’hélicoptère de la troisième équipe de recherche repère deux chiens vivants à l’ancienne base de Shôwa. Un des hommes de cette expédition m’a dit plus tard qu’il avait eu peur d’approcher les chiens au début parce qu’il pensait qu’ils étaient devenus sauvages et qu’ils pouvaient donc être dangereux. Il a été confirmé par la suite que les deux chiens étaient Taro et Jiro, et qu’ils étaient les seuls survivants parmi les 15 chiens. Les deux chiens rescapés firent les gros titres des journaux nippons, suscitant un sentiment de liesse générale. Partout dans le pays, des pierres commémoratives et des statues furent érigées à la mémoire de ces chiens. Une chanson a même été écrite en leur honneur.

En 1983, le film Antarctica (Nankyoku monogatari), mettant en vedette les deux animaux miraculés Taro et Jiro, a attiré plus de 12 millions de spectateurs, ce qui lui a valu le meilleur box-office de l’année. Un remake est même sorti aux États-Unis en 2006 sous le nom de Eight Below (en français : Antartica, prisonniers du froid).

Le livre Inutachi no nankyoku (« Les chiens de l’Antarctique ») a été écrit par Kikuchi Tôru, alors membre de l’expédition antarctique. Il se souvient que le Sôya a été littéralement inondé de télégrammes s’indignant contre la cruelle décision d’abandonner les chiens. Certains d’entre eux étaient très virulents : « Ne tuez pas des membres de l’expédition qui ne peuvent pas s’exprimer eux-mêmes », ou « Vous devez les ramener, quoi qu’il arrive » ou encore « Comment osez-vous oublier ce que vous devez à ces chiens ? Si vous les abandonnez, c’est vous qui ne devriez pas rentrer chez vous. » pouvait-on lire...

Il y avait même des gens qui insistaient sur le fait qu’il aurait été plus humain de tuer les chiens que de les abandonner à leur triste sort. Ce point de vue était particulièrement répandu chez des personnes originaires de pays occidentaux et des Japonais qui avaient voyagé à l’étranger. En fait, l’équipe aurait prévu d’euthanasier les chiens, mais à court de temps, ces derniers ont été tout simplement laissés sur place.

Cependant, la plupart des Japonais s’opposent fermement à l’euthanasie, qu’ils perçoivent comme un meurtre, ce qui est parfois lourd de conséquences. Autour de l’île d’Okinawa et de celles d’Ogasawara par exemple, des écosystèmes délicats se sont retrouvés perturbés, car les lapins, les chèvres et les chats abandonnés y prolifèrent à un rythme alarmant. Plutôt que de les tuer, un grand nombre de personnes réclament encore à l’heure actuelle leur capture et leur apprivoisement.

L’euthanasie au Japon

En Europe, le bien-être des animaux est un thème depuis longtemps régi par des lois. Le Royaume-Uni, par exemple, a mis en place une série de législations contre la cruauté envers les animaux dès 1822 et l’Allemagne continue d’appliquer les lois de protection des animaux promulguées en 1933. Au Japon, il faudra attendre 1973 pour qu’une loi sur le bien-être et la gestion des animaux soit adoptée.

À ce sujet donc, il semblerait que le Japon soit à la traîne par rapport aux pays occidentaux. L’Archipel n’a pas mis en place le même type d’instruments juridiques dictant les normes relatives aux installations pour animaux, définissant les règles de gestion des animaux ou autorisant ceux-ci à accompagner leurs propriétaires dans les transports publics. Toutefois, le Japon semble rapidement rattraper son retard.

Depuis de nombreuses années, le Japon est montré du doigt en raison du nombre important de chiens et de chats amenés dans les centres de santé publique pour y être euthanasiés. Cependant, selon le ministère de l’Environnement, ce chiffre a considérablement diminué, passant de plus de 1,2 million en 1974 à 83 000 en 2015. Le pourcentage de chiens et de chats qui sont issus de ces installations et ont pu être adoptés a augmenté de manière phénoménale pour la même période, passant de 2 % à 39 %. Le Japon, autrefois mauvais élève, progresse et s’approche petit à petit de pays comme la Grande-Bretagne, avec 7 000 animaux euthanasiés et peut-être un jour de l’Allemagne, où le chiffre est tout simplement de 0. Pour information, les États-Unis en ont euthanasiés environ 2 millions en 2015.

La question du vieillissement des animaux et de leurs propriétaires

Le nombre d’animaux domestiques n’a jamais été aussi élevé au Japon, un phénomène qui trouve en partie son explication dans la baisse du taux de natalité et du vieillissement de la population. Les adultes sans enfant optent de plus en plus pour des animaux de compagnie, et les seniors recherchent une présence une fois que leurs enfants ont quitté le nid familial ou que leurs partenaires sont décédés. Par ailleurs, un nombre croissant de Japonais disent se sentir seuls et isolés. Plus de la moitié des propriétaires d’animaux japonais confient que leurs compagnons leur offrent du réconfort, et qu’ils représentent pour eux plus des membres de la famille ou des partenaires que de simples animaux.

Cependant, un problème se pose alors : qui doit s’occuper de l’animal dans le cas où ce dernier et son maître sont âgés ? En 2016, la loi sur le bien-être animal a été révisée pour inclure une clause non contraignante obligeant les propriétaires d’animaux à s’occuper à vie de leurs animaux. Par ailleurs, des maisons pour chiens âgés ont vu le jour dans le pays. Dans le même temps, cependant, un nombre croissant de propriétaires vieillissants choisissent d’abandonner leurs animaux de compagnie. Ce dont il est certain, c’est que l’évolution de notre société amènera de nouveaux débats sur les relations entre les humains et les animaux.

(Photo de titre : statues en bronze de Taro et Jiro devant le navire de recherche antarctique Fuji, amarré en permanence au port de Nagoya. Photo : Aflo)

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