Face à une ville japonaise sans librairies, l’amour de la lecture accompli des merveilles

Société Vie quotidienne

La dernière librairie de la ville de Rumoi (25 000 habitants), sur l’île de Hokkaidô au nord du Japon, avait fermé en décembre 2010. Sept mois plus tard, une grande chaîne de librairies, qui ne possède en principe des points de vente que dans des villes de plus de 300 000 habitants, en rouvre une. Ce n’est peut-être pas par hasard... Comment un tel miracle a-t-il pu être accompli ?

Une petite ville japonaise perd toutes ses librairies

Rumoi est située sur la côte ouest de Hokkaidô, à une centaine de kilomètres au nord de Sapporo, la grande ville de la région. Le nom particulièrement poétique de la ville, Rumoi, vient en fait d’un mot aïnou « Rurumoppe », qui signifie « L’endroit où la marée s’infiltre en douceur ». La ville fut fondée par des pêcheurs de harengs durant l’ère Meiji (1868-1912), puis a connu une seconde prospérité autour de l’extraction de charbon. Une ligne de chemin de fer fut ouverte en 1910, et le port modernisé en1932.

Rumoi a connu son maximum de population en 1967, avec 42 000 habitants, mais n’a pas cessé de décliner depuis, et compte aujourd’hui à peine plus de 20 000 âmes. À l’époque, il y avait un grand magasin, six cinémas, et cinq librairies. Comme dans toutes les villes portuaires, on y trouvait des restaurants de cuisine traditionnelle, des cabarets et même des maisons de geisha. Le bowling est maintenant fermé, mais a gardé sa quille géante sur le toit. On croise peu de promeneurs, seule la brise marine emplit les rues.

Cela fait plus de vingt ans que le grand magasin du centre-ville a fermé ses portes. Puis en décembre 2010, la dernière librairie a fait faillite. Elle avait été fondée avant la guerre. Avec cette fermeture, Rumoi devenait une ville sans une seule librairie.

Le centre-ville de Rumoi autrefois animé
Le centre-ville de Rumoi autrefois animé

Quelque temps plus tard, une librairie géante apparaît

Or, sept mois plus tard, un point de vente géant, le Rumoi Book Center, faisait son apparition à environ 5 km à l’est du centre-ville. Les habitants se sont mobilisés pour que cette librairie de grande envergure, de près de 500 mètres carrés et 100 000 livres en rayons, ouvre.

Le Rumoi book center, la grande librairie de la ville
Le Rumoi book center, la grande librairie de la ville

Le Rumoi Book Center fait partie du groupe Sanseidô, une chaîne de librairies existant de longue date, dont le siège social se trouve à Jimbochô, le quartier des livres de Tokyo. La chaîne exploite 23 points de vente, principalement dans la région de la capitale et des environs, mais également dans les préfectures d’Aichi, Gifu et Hokkaidô. La société est également éditrice de dictionnaires et de manuels scolaires.

Le magasin de Rumoi est dirigé par Kon Takumi. D’habitude, tous les points de vente de la chaîne sont gérés par des employés envoyés par la maison mère de Tokyo. Mais au Rumoi Book Center, les employés et le directeur sont tous des résidents de Rumoi. Cette exception est liée à l’histoire de cette librairie.

Kon Takumi, le gérant de la grande librairie Rumoi book center, et le déballage du matin
Kon Takumi, le gérant de la grande librairie Rumoi book center, et le déballage du matin

M. Kon n’est pas un employé statutaire de la librairie Sanseidô. Il est gérant, avec un contrat de travail Sanseidô. Il est le seul dans ce cas et les cinq membres du personnel du magasin sont employés par lui.

Sanseidô gère le loyer, l’achat des livres et les autres dépenses de gestion. M. Kon est responsable de la gestion du magasin et de la gestion du personnel. Il est lié à Sanseidô par une obligation de chiffre d’affaires. Sanseidô définit la politique générale en matière de distribution, mais M. Kon et son personnel passent les commandes de leur propre chef en fonction des goûts et préférences de la population locale en matière de livres.

Le magasin est spacieux et couvre presque tous les genres de livres, la presse magazine, la littérature générale, sciences humaines, livres de référence pour préparer concours et examens, et les albums jeunesse. Les chiffres des ventes sont confidentiels mais dépassent de loin la moyenne des librairies de grande surface. Ce succès est dû à l’ingéniosité de M. Kon et de son personnel, et à tous ceux qui se sont dit : « Rumoi sans une seule librairie ? Ce serait un malheur ! »

Mais pour comprendre la situation en détail, il faut vous raconter comment M. Kon a réussi à ouvrir sa librairie à Rumoi.

De la lecture pour tous au sein de la grande librairie Rumoi book center...
De la lecture pour tous au sein de la grande librairie Rumoi book center...

...et des clients toujours présents
...et des clients toujours au rendez-vous

Il n’y avait plus une seule librairie dans la ville, les gens se sont levés…

Si Rumoi a compté jusqu’à cinq librairies à l’époque de son apogée, toutes ont fermé les unes après les autres quand le déclin est venu. M. Kon travaillait dans la dernière librairie indépendante en activité à l’époque, quand, un matin de décembre 2010, le propriétaire a annoncé qu’il mettait la clé sous la porte.

Kon Takumi est né en 1949 dans le village de Hamamasu, à 70 km de Rumoi, où sa famille a déménagé alors qu’il était en 5e année d’école primaire. À la fin de ses études secondaires, il est monté à Tokyo, mais est rentré au pays à l’âge de 30 ans, après son mariage. Sans vrai projet pour sa vie professionnelle, mais fréquentant assidûment les librairies dont il a toujours aimé l’espace et le confort lié à la présence des livres, il vit une offre d’emploi. Ce fut le début d’une carrière de trente années en tant qu’employé de la librairie locale.

Kon Takumi
Kon Takumi

Ses fonctions portaient essentiellement à s’occuper du service commercial extérieur, mais sa joie quotidienne était d’ouvrir tous les jours la librairie et de se tenir devant les rayonnages remplis de livres avant de partir en tournée commerciale. La fermeture fut pour lui un choc. Non seulement il perdait son emploi, mais il perdait la motivation qui le faisait tenir debout dans sa vie quotidienne. Quand il devait se rendre à l’agence pour l’emploi pour demander à bénéficier de l’assurance chômage et chercher un nouveau travail, il s’arrêtait ensuite à la bibliothèque municipale pour retrouver la paix intérieure devant les rayonnages de livres.

Un printemps 2011, le magasin Sanseidô de Sapporo organisa un événement promotionnel à Rumoi en direction des enfants à l’époque de la rentrée scolaire. M. Kon trouva là l’occasion de se faire engager pour une période de six semaines à superviser les ventes.

À la même époque, une association d’amoureux de livres et de lecture se forma autour d’un certain nombre de femmes au foyer avec pour objectif de faire ouvrir un magasin Sanseidô à Rumoi. L’antenne locale du journal Hokkaidô Shimbun suivit leur action, qui consista, dès leur premier mois d’existence, à suggérer à la direction de Sanseidô d’ouvrir un magasin dans leur ville. Et pour montrer leur sérieux, elles organisèrent une campagne d’inscription à la carte de membre de Sanseidô, qui recueillit 2 500 abonnements, soit près de 10 % de la population de la ville en un mois.

De son côté, M. Kon se réjouissait de reprendre contact avec la librairie après plusieurs mois de chômage quand se produisit quelque chose auquel il ne s’était pas attendu : des parents ou grands-parents, qui avaient accompagné leurs enfants ou petits-enfants à l’événement, lui demandèrent s’il n’avait pas des livres pour adultes aussi. M. Kon commanda donc en urgence, au magasin de Sapporo, par fax depuis son domicile, un envoi de livres pour adultes en complément des manuels scolaires de l’événement. Et il réussit à en vendre plusieurs centaines !

Au final, la campagne « Pour une librairie Sanseidô à Rumoi » rassembla 8 000 adhérents. L’enthousiasme de M. Kon fit également grande impression. Et alors que Sanseidô n’étudie en principe aucune nouvelle ouverture dans les villes de moins de 300 000 habitants, la naissance d’un de leur magasin à Rumoi fut très vite décidée.

L’union et la passion font la force

La bonne nouvelle de l’ouverture d’un magasin Sanseidô à Rumoi fut immédiatement communiquée à Watanabe Toshiyuki, chef de la section agricole de Rumoi à l’Agence pour la promotion de Hokkaidô, mais aussi vice-maire de Rumoi.

Watanabe Toshiyuki
Watanabe Toshiyuki

M. Watanabe s’était inquiété de la disparition de la dernière librairie de Rumoi il y a onze ans. Il en avait parlé au directeur général de l’Agence de promotion de Hokkaidô lors d’une fête de fin d’année. Le directeur général lui avait laissé entendre que les personnes qui avaient vocation à agir pouvaient agir. Et bien que la librairie ne fasse pas partie des attributions d’un directeur de section agricole, il avait ressenti le devoir de conduire ce projet de faire revenir une librairie à Rumoi. De toutes les chaînes de librairies implantées au niveau national, dont plusieurs possèdent un magasin à Sapporo, Sanseidô fut la seule à ne pas décliner la proposition d’entrée de jeu. Et encore, la réponse à ce stade était : « Il faut voir le site de près, nous ne pouvons pas nous prononcer avant. »

C’est Ibata Takayasu, le directeur de la bibliothèque municipale de Rumoi, qui proposa à M. Watanabe de faire agir les citoyens. À l’invitation de M. Watanabe et de M. Ibata, Mme Mura Chiharu prit en main l’association citoyenne qui prit le nom de « Pour une librairie Sanseidô à Rumoi ». Des cercles de lecture furent montés entre amies qui connurent immédiatement un très grand succès. La population de la commune se découvrit une pensée commune : ils ne pouvaient pas imaginer leur ville sans librairie.

Quelques membres de la campagne « Pour une librairie Sanseidô à Rumoi » (de gauche à droite : Ibata Takayasu, Mura Chiharu, Hanzawa Toyohide)
Quelques membres de la campagne « Pour une librairie Sanseidô à Rumoi » (de gauche à droite : Ibata Takayasu, Mura Chiharu, Hanzawa Toyohide)

Mais ce n’est qu’à partir du moment où Sanseidô commença à envisager sérieusement une ouverture à Rumoi que la position de M. Watanabe devint tenable. Jusque-là, il devait faire face à une opposition au sein de sa propre Agence : « En quoi cela concerne-t-il une section agricole ? » D’autre part, de nombreux habitants de Rumoi se sentaient démoralisés par le déclin continu de leur ville : À quoi bon ? Le maire de Rumoi lui-même ne montrait pas une attitude particulièrement positive.

La division de la promotion a attendu que l’association citoyenne ait réussi sa campagne d’inscriptions, profitant du fait que Sanseidô assouplissait sa position, avant de proposer une convention globale. L’idée était de contribuer à la prospérité de la ville de Rumoi par le biais des livres, notamment en organisant des salons du livre et d’autres événements locaux sur le thème du livre et de la lecture, par la coopération des uns avec les autres. La ville, de son côté, a subventionné l’emploi et la rénovation des magasins de la ville.

M. Kon, qui n’était pas au courant de l’évolution de la situation, se rendit à une convocation du magasin Sanseidô de Sapporo avec son épouse. Quand la librairie lui a proposé le poste de responsable du nouveau magasin de Rumoi, il s’est effondré en larmes.

Dix ans plus tard, en 2021, le soutien de tous est toujours aussi solide

Yokouchi Masahiro, à l’époque directeur du magasin Sanseidô de Sapporo, et actuel directeur général à la maison mère, se souvient :

« Quand le magasin de Rumoi a ouvert, je lui ai dit : si le magasin s’avérait déficitaire après deux ou trois ans d’activité, nous serions peut-être obligés de nous retirer. »

Il ne s’attendait pas, dix ans plus tard, à trouver tous les acteurs de la ville toujours aussi actifs et motivés au soutien de leur librairie. L’association citoyenne existe toujours, elle a changé son nom en « Les supporters de la librairie Sanseidô à Rumoi », mais se réunit toujours mensuellement pour imaginer de nouvelles actions de soutien. M. Kon, le gérant du magasin, et M. Watanabe, le vice-maire de Rumoi, participent eux-mêmes souvent aux réunions. La première année, les membres de l’association s’étaient portés volontaires pour ficeler les magazines avant leur mise en présentoir afin de pallier au manque de personnel.

Depuis, bien d’autres actions ont été mises en place, des clubs de lecture pour les enfants comme pour les adultes. Le 15 de chaque mois, une vente hors les murs est organisée pour les personnes âgées qui viennent en ville percevoir leur pension. Le responsable du stand, Hanzawa Toyohide, en profite pour faire la conversation avec les personnes âgées qui viennent voir ce qu’il a à leur proposer cette fois-ci.

Les ventes ne sont pas mirobolantes, mais si l’action hors les murs n’était pas maintenue, certaines personnes perdraient tout contact avec les livres. L’action des volontaires permet de maintenir un équilibre entre les exigences de la gestion commerciale et celles du service public. M. Hanzawa, ancien directeur de collège, a rejoint l’association des supporters il y a quatre ans, quand il a pris sa retraite. Il est également un vieil ami de M. Kon, de l’époque de l’ancienne librairie en centre-ville.

En 10 ans, le nombre des détenteurs d’une carte de fidélité Sanseidô à Rumoi est passé à 17 000. La bibliothèque municipale apporte aussi son soutien en délivrant une carte à tamponner aux enfants. À chaque visite d’un magasin Sanseidô ou de la bibliothèque, ils font tamponner leur carte, et au bout de 10 marques, ils reçoivent un cadeau.

La soif de lire encore et toujours

Le fait qu’une population ou une communauté se sente « en proximité » avec l’image d’un espace rempli de livres est considéré comme un critère important par Sanseidô dans le processus de décision d’ouvrir un nouveau magasin. Les invitations à venir s’installer dans une ville sont nombreuses. Certaines de ces communautés possèdent une plus grande population, autrement dit un potentiel commercial plus attractif que Rumoi, et ont pourtant été refusées. La raison est souvent le sentiment de distance entre la population locale et l’image de la librairie. Pour Sanseidô, ouvrir un magasin dans une communauté qui s’est déjà habituée à vivre sans librairie depuis longtemps, ou a pris l’habitude de faire 30 minutes en voiture pour se rendre dans la ville voisine pour acheter un livre, est trop risqué.

Ce qui a forcé la décision à Rumoi, au contraire, c’est cette « soif d’une librairie » qui était perceptible chez les habitants. Les citoyens se sont mobilisés pour faire venir Sanseidô à Rumoi parce qu’ils se sont identifiés à la question de prouver qu’une librairie était commercialement vivable dans leur ville.

La disposition optimale des livres sur les rayonnages est un équilibre dynamique, matière à perpétuels remaniements, essais et erreurs. La foire sur le thème des izakaya (les bistros japonais) organisée cette année, en compensation à la crise sanitaire qui a drastiquement réduit les occasions de boire ensemble, a connu une réaction très positive. De nouveaux événements sont planifiés tous les deux mois : au printemps, une foire agricole, une foire aux bentô, ou une foire à l’artisanat ; des événements en plein air l’été.

L’une des foires aux livres de cette année est sur le thème des izakaya.
L’une des foires aux livres de cette année est sur le thème des izakaya.

Une autre foire aux livres, sur le thème de l'horticulture
Une autre foire aux livres, sur le thème de l’horticulture

Plus personne ne veut voir un libraire attendant le client armé de son plumeau à poussière. Refaites vos étagères en permanence et la poussière n’aura pas le temps de s’accumuler ! explique M. Kon. À l’époque où il est si facile d’acheter en ligne, le téléphone n’arrête pas de sonner pour noter une commande ! Pourquoi ? C’est probablement pour la chaleur du contact humain que les gens se tournent vers la librairie locale. Les membres du personnel ont tous des personnalités bien tranchées.

Il y a 5 ans, Masato, le fils de M. Kon, âgé de 47 ans, a quitté son emploi à Sapporo et a rejoint le personnel du magasin. Enfant, il se souvenait de son père à la maison, regardant des matchs de base-ball à la télé devant un verre de saké. Avant de travailler avec lui, il ne s’était jamais imaginé que son père était quelqu’un qui mettait tant de passion et d’énergie à vendre des livres.

« Mon père travaille depuis de longues années. Il arrive au magasin très tôt le matin et prend une longue pause l’après-midi. Et pendant sa pause : il lit des livres. Ce que sera cette ville dans 10 ans, personne ne le sait. L’avenir est incertain, mais c’est pour cela que je veux me donner à fond pour ce qu’il y a à faire devant mon nez. Et je veux que la librairie de Rumoi reste. De tout mon cœur. »

(Photo de titre : le gérant du Rumoi book center, Kon Takumi, et son fils Masato. Toutes les photos sont de l’auteur de l’article)

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