Exploration de l’histoire japonaise

Pourquoi Tokugawa Ieyasu s’est-il basé à Edo, la future Tokyo ?

Histoire

En 1590, Tokugawa Ieyasu quitte la région centrale du Japon où il a toujours vécu, pour s’installer à Edo. Cette ville devient sa base, il y aménage un château et pose les fondations de la future Tokyo. Mais les raisons de cette délocalisation à Edo sont finalement assez méconnues. Tentons de les éclairer à travers cet article.

Quatre théories expliquant le choix d’Edo

De février à juillet 1590, la campagne d’Odawara fait rage. Toyotomi Hideyoshi (1537-1598), alors régent (kanpaku) et fort d’une armée de plus de 200 000 hommes, assiège le château d’Odawara appartenant au clan des Hôjô. Tokugawa Ieyasu, qui a rejoint le camp de Hideyoshi, participe à la campagne.

La bataille prend fin le 5 juillet, avec la reddition aux Hôjô. Mais le 27 mai, alors que les combats battent encore leur plein, Hideyoshi aurait donné l’ordre à Ieyasu de quitter son ancien fief pour s’installer dans la région du Kantô, et le 28 juin, il lui aurait intimé de se baser à Edo (l’actuelle Tokyo). L’ordre de Hideyoshi n’aurait été rendu public que le jour de la capitulation des Hôjô.

Voici les principales thèses expliquant cette délocalisation.

(1) Le décret de paix de Hideyoshi concernant les provinces du Nord-Kantô

En 1587, Hideyoshi a promulgué un « décret de paix du Kantô profond (correspondant à la région du Tôhoku, le nord-est) » (Kantô oku Sôbujirei) interdisant les accrochages entre seigneurs (daimyô). Mais, la réaction du seigneur Date Masamune est ambiguë, il ne se présente pas à l’audience de Hideyoshi et il rejoint tardivement la campagne d’Odawara. Les Hôjô refusent de se soumettre, et entament les hostilités afin de s’emparer du château d’Ueno. Le décret de paix n’ayant pas été respecté, Hideyoshi réplique et anéantit les Hôjô lors de la campagne d’Odawara. Mais ce type de contestation était susceptible de se reproduire. Or, difficile pour Hideyoshi, basé à Osaka, de contrôler efficacement les régions du Nord-Kantô. C’est pourquoi, certains historiens avancent que Hideyoshi aurait choisi de placer Ieyasu à Edo, à un point stratégique à la croisée des routes menant aux différentes régions du Kantô et du Tôhoku.

(2) Le stratagème de Hideyoshi

La « Véritable histoire des Tokugawa » (Tokugawa Jikki, 1809-1849), suggère que Hideyoshi aurait fortement recommandé à Ieyasu de s’installer à Edo en lui soutenant que c’était un « site de choix» (keishô) : à la fois beau en paysages mais aussi militairement stratégique car riche d’une place-forte aisée à défendre. Hideyoshi aurait fortement encouragé Ieyasu à délocaliser son fief en lui vantant les nombreux avantages du site. L’idée aurait été d’envoyer Ieyasu s’installer à Edo car il n’avait aucune racine ni attache avec ce domaine longtemps aux mains des Hôjô. L’arrivée d’un nouveau venu risquait de provoquer des mouvements de révoltes et pour réprimer ces rébellions, Ieyasu avait été amené à mobiliser des troupes et des fonds, ce qui aurait permis de l’affaiblir. Hideyoshi aurait, par cette manœuvre, cherché à affaiblir les Tokugawa.

Vue sur le Pacifique depuis le mont Kasagake (l’actuel mont Ishigaki) à Odawara. La « Véritable histoire des Tokugawa » (Tokugawa Jikki, 1809-49) suggère que Hideyoshi aurait recommandé à Ieyasu d’aller s’installer à Edo alors qu’il était en campagne sur le mont Kasagake, pendant le siège d’Odawara. (Pixta)
Vue sur le Pacifique depuis le mont Kasagake (l’actuel mont Ishigaki) à Odawara. La « Véritable histoire des Tokugawa » (Tokugawa Jikki, 1809-1849) suggère que Hideyoshi aurait recommandé à Ieyasu d’aller s’installer à Edo alors qu’il était en campagne sur le mont Kasagake, pendant le siège d’Odawara. (Pixta)

(3) Sécuriser des routes maritimes

Edo était déjà un port stratégique pour la marine sur la voie reliant la baie d’Ise à Kamakura. Installer Ieyasu à Edo, permettait à Toyotomi de contrôler un site clé des routes maritimes du Kantô.

(4) Ieyasu était favorable à la délocalisation

Ieyasu qui s’intéressait depuis longtemps au potentiel d’Edo, nœud stratégique des transports par voie de mer et de terre, était en fait favorable à la délocalisation de son fief.

Actuellement, la thèse la plus communément admise combine les propositions (1), (3) et (4). Installer Ieyasu à Edo, permettait à Hideyoshi d’étendre son contrôle à la région du Kantô et du Tôhoku, tout en s’assurant la mainmise sur un site stratégique du transport maritime. Les ambitions de Hideyoshi et de Ieyasu (favorable à la délocalisation de son fief) se recoupaient.

Il aurait été impossible de désobéir aux ordres de Hideyoshi. Avant la campagne d’Odawara, Ieyasu régnait sur cinq provinces : Mikawa, Tôtomi, Suruga, Shinano et Kai. Son nouveau domaine allait englober Ueno, Shimotsuke, Musashi, Kazusa, Shimôsa, Sagami et Izu, et son revenu annuel serait désormais de 2,4 millions de koku, soit la plus forte rente octroyée aux seigneurs sous autorité des Toyotomi. Sa nouvelle « capitale » serait à Edo.

Ôta Dôkan, le bâtisseur du château d’Edo

On entend parfois dire qu’avant l’installation d’Ieyasu, Edo n’était qu’un village de pêcheurs désolé et marécageux. Mais comme nous le mentionnions précédemment, on sait qu’en fait c’était déjà un site clé pour la marine et que le bourg disposait déjà de l’infrastructure attendue. Ce postulat voulant que les Tokugawa aient été les premiers à développer ce petit port sans envergure serait une invention postérieure, un mythe servant la légende dorée d’un Ieyasu présenté comme « chef suprême » (shinkun) du Japon.

Alors à quoi ressemblait le Edo d’avant Ieyasu ? Petit panorama historique.

Tout d’abord, « Edo » signifie « porte de la baie ». Comme l’explique le penseur Ogyû Sorai (1666-1728) dans son recueil portant sur l’histoire des toponymes intitulé « Voilà donc » (Narubeshi) et publié en 1736, le bourg donnait accès à la « crique de Hibiya », c’était donc un port. L’actuel quartier commerçant de Hibiya-Yûrakuchô aux nombreux gratte-ciels élégants était autrefois sous les flots.

Un certain Edo, vassal du gouvernement militaire de Kamakura, contrôlait le site alors désigné sous le nom de « E no mondo». Edo Shigenaga (XIIe), qui servait Minamoto no Yoritomo, a par ailleurs marqué l’histoire du clan Edo.

Ôta Dôkan est l’homme fort d’Edo pendant le soulèvement de Kyôtoku (1454-1483) au début de la période des Royaumes combattants (Sengoku). Vassal des Ôgigayatsu Uesugi qui servent et protègent les terres de Sagami, il construit en 1457 la place-forte qui sera à l’origine du château d’Edo.

Statue en bronze d’Ôta Dôkan devant la gare JR de Nippori (Pixta)
Statue en bronze d’Ôta Dôkan devant la gare JR de Nippori (Pixta)

Par ailleurs, la chronique militaire intitulée « Conversations privées à l’ombre des pins » (Shôin shigo), indique que le château d’Edo de l’époque n’est pas à mettre au seul crédit de Dôkan. En effet les Ôgigayatsu Uesugi y auraient largement contribué : « Ils y ont investi tout leur savoir-faire secret sur de nombreuses années. » Des techniques « secrètes », connues des seuls membres de ce clan, auraient été mobilisées pour la construction du château.

Un moine de passage à Edo en 1476 décrit la ville en un poème.

« Attacher les amarres, ramer, chaque jour un marché. » (Introduction à la « Description en vers de la tourelle de Seishô-ken du château d’Edo », Kidai Edojô Seishô-ken)

Il devait y avoir de nombreux bateaux dans le port et le marché près de la tourelle Seisho-ken au pied du château semble avoir été très animé.

« Edo illustré, la période Eiroku (1558-70) » (Eiroku Edo Zu) montre comment était Edo du temps des Hôjô. (1) Château d’Edo (2) Crique de Hibiya.  (Archives numériques de la bibliothèque de l’Université de Shimane)
« Edo illustré, la période Eiroku (1558-1570) » (Eiroku Edo Zu) montre comment était Edo du temps des Hôjô. (1) Château d’Edo (2) Crique de Hibiya. (Archives numériques de la bibliothèque de l’Université de Shimane)

Puis en 1524, la région passe sous le contrôle des Hôjô, qui viennent de l’emporter sur les Ôgigayatsu-Uesugi. Les Hôjô continuent d’utiliser le château d’Edo construit par Dôkan et y installent un gouverneur les représentants (daikan). Après la reddition des Hôjô, Ieyasu s’empare du château qui donc est l’édifice initialement bâti par Dôkan.

Le site est tout sauf un misérable village.

Ieyasu table sur le potentiel d’Edo

Le document historique intitulé « Supplément au recueil des épis tombés » (Ochibo-shû tsuika), qui retrace les exploits d’Ieyasu, décrit en ces termes le château d’Edo au moment où le seigneur en prend possession :

« (Dans l’enceinte du château) restaient les enceintes Ni-no-maru, San-no-maru et quelques demeures.. (...) Certaines maisons étant particulièrement anciennes, Honda Sadonokami dit les trouver « laides au regard », mais (Ieyasu) en rit et, sans s’en soucier, il fait combler la deuxième douve et se hâte de faire reconstruire le château. »

Les combats risquant de continuer, la priorité est donnée aux travaux sur le château.

Les navires marchands accostent fréquemment à Hibiya, la ville accueille toujours plus de commerçants et les maisons d’habitation sont toujours plus nombreuses. À l’embouchure de la Tone et de l’Arakawa le transport fluvial est également florissant. Pour ce qui est des voies terrestres, Edo est reliée à Kamakura, Hachiôji ou Kawagoe. Dôkan avait choisi un emplacement stratégique pour y édifier son château et les Hôjô en avaient hérité. Ces dernières années, les historiens s’accordent à dire qu’ Edo était déjà bien développée à l’arrivée d’Ieyasu.

« Edo illustré, l’époque Keichô (1596-1615)» (Keichô Edo Zu), réalisé en 1602 montre Edo sous un jour moins ancien que le « Edo illustré, l’époque Eiroku ». On remarque que le château s’est déjà agrandi (encadré rouge), mais que Hibiya est encore une crique. Le remblayage ne commencera que plus tard. (Collections spéciales de la bibliothèque centrale de Tokyo)
« Edo illustré, l’époque Keichô (1596-1615)» (Keichô Edo Zu), réalisé en 1602 montre Edo sous un jour moins ancien que le « Edo illustré, l’époque Eiroku ». On remarque que le château s’est déjà agrandi (encadré rouge), mais que Hibiya est encore une crique. Le remblayage ne commencera que plus tard. (Collections spéciales de la bibliothèque centrale de Tokyo)

Alors pourquoi Edo ?

Ieyasu savait qu’il pouvait parier sur le potentiel de ce site encore sous-exploité et le développer davantage. Et vu comment Edo s’est par la suite transformée dans la mégapole que l’on connaît, on peut dire que le shôgun a su faire preuve d’une grande perspicacité.

[Bibliographie]

  • « Tokugawa Ieyasu l’urbaniste » (Toshi keikaku-ka Tokugawa Ieyasu) Taniguchi Sakae/ MdN Shinsho
  • « L’urbanisme d’Ieyasu » (Ieyasu no Toshi keikaku) Taniguchi Sakae/ Takarajima-sha
  • « La vérité sur la délocalisation de Tokugawa Ieyasu » (Tokugawa Ieyasu Kantôkokugae no shinjitsu), Andô Yuichirô / Yûrindô
  • « Pourquoi Ieyasu a-t-il choisi Edo ? » (Ieyasu-ha naze Edo-wo eranda-ka) (Edo Tokyo Library 9), Okano Tomohiko / Kyôiku Shuppan
  • « Edo, de l’ère Heian à la construction par Ieyasu » (Edo Heian-jidai kara Ieyasu no kensetsu), Saitô Shin’ichi / Chûkô Shinsho

(Photo de titre : vue aérienne de l’actuel palais impérial, sur le site du château d’Edo. Pixta)

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