Le Japon et l’écologie

Le retour des abeilles et des hirondelles à Tokyo : créer un nouveau monde vert sur les toits de Ginza

Environnement Gastronomie

Créer un environnement vert sur les toits du célèbre quartier de luxe de Tokyo, élever des abeilles et proposer leur miel à la vente... C’est le projet ambitieux qui se réalise en ce moment à Ginza, au-dessus de nos têtes. Et Ginpachi, l’entreprise à l’origine de cette idée, ne connaît pas la crise puisqu’elle produit plus d’une tonne de miel par an. L’augmentation de la population d’abeilles dans le quartier a même eu pour conséquence heureuse la réapparition des autrefois célèbres « hirondelles de Ginza ».

Des ruches sur les toits du quartier de luxe de Tokyo

Nous voici à Ginza, le quartier le plus huppé de Tokyo, ses innombrables boutiques datant de l’époque d’Edo (1603-1868) et ses magasins de marques de luxe du monde entier, alignés les uns derrière les autres... Extrêmement fréquenté, Ginza attire en moyenne 250 000 personnes par jour. Dans toute cette atmosphère, difficile d’imaginer que le double d’abeilles volent au-dessus de leur tête. (Voir notre article : Ginza, le quartier le plus chic de la capitale)

« Lorsque j’ai commencé à réfléchir à un projet d’élevage d’abeilles sur les toits de Ginza, tous autour de moi se demandaient qui devait se jeter à l’eau pour me dire que j’étais fou » raconte Tanaka Atsuo, directeur général du Pulp and Paper Building, situé dans le quartier. Il se remémore avec amusement cette époque, il y a 15 ans.

Le rucher sur le toit du Pulp and Paper Building, à 45 mètres de hauteur
Le rucher sur le toit du Pulp and Paper Building, à 45 mètres de hauteur

Tout a commencé après la fin de la bulle économique japonaise. À la recherche d’idées pour maintenir dynamisme et nouveauté dans le quartier de Ginza, Tanaka a commencé à organiser des ateliers et des séminaires. Mais une rencontre a fait prendre à ses projets une toute nouvelle tournure au printemps 2006. Tanaka Atsuo préparait alors un atelier sur l’alimentation et cherchait un instructeur. C’est alors qu’il a fait la connaissance de Fujiwara Seita, apiculteur dans la ville de Morioka (préfecture d’Iwate). Ironie du sort, ce dernier était lui-même à la recherche d’un toit d’immeuble dans le centre de Tokyo pour y installer un rucher. Ainsi a débuté cette belle aventure.

Tanaka n’a pas immédiatement été conquis par l’idée. « Des abeilles à Ginza ? » mais Fujiwara de lui assurer : « Oui, vous pouvez élever des abeilles ici et récolter leur miel ».

Ce qu’’il faut savoir, c’est que les abeilles se contentent généralement d’un périmètre de trois kilomètres. Et c’est justement dans cette zone, à environ deux kilomètres de la ruche que se trouve les jardins Hama-rikyû, le parc Hibiya, le Palais impérial, et d’autres espaces verts qui regorgent de nectar. Il y a également les arbres plantés le long des rues de Ginza, notamment des tulipiers de Virginie, des marronniers et des tilleuls ; le milieu rêvé pour leurs pollinisateurs. Autre argument, et non des moindres, aucun produit chimique agricole n’est utilisé sur ces arbres.

Tanaka s’est donc ravisé et a encouragé Fujiwara à utiliser le toit du bâtiment, même si celui-ci le trouvait trop petit au début.

« Ginza est un quartier commerçant depuis l’époque d’Edo (1603-1868). Ça serait quand même bien si nous pouvions produire du miel naturel ici » s’est dit Tanaka. Seulement, ce projet n’a pas directement fait l’unanimité. Certains pensaient en effet qu’il était dangereux d’élever des abeilles dans un quartier d’affaires aussi fréquenté. Mais Tanaka les a rassurés en leur expliquant que les abeilles ne piquent que si elles se sentent menacées, elles ou leurs nids. Et l’idée d’une ruche en plein Ginza a fait mouche, rencontrant enfin le soutien espéré.

C’est ainsi que le projet « Ginpachi » a vu le jour, lancé avec trois employés à plein temps mais aussi et surtout de nombreux bénévoles, toutes corporations confondues. Qu’ils soient cuisiniers, pâtissiers, barmans ou encore employées de club à hôtesses, ils avaient tous un point commun, voire deux : ils travaillaient à Ginza et étaient prêts à mettre la main à la pâte et à apporter leur aide.

Créer un cycle écologique vertueux en plein ville

La première année n’a été que peu fructueuse, avec 150 kilos de miel. Mais de fil en aiguille, en 2017, grâce à l’amélioration des compétences de chacun et à trois ruchers supplémentaires, ce ne sont pas moins de 1,6 tonne de miel qui ont été produits sur les toits du quartier le plus luxueux de la capitale.

Produit à Ginza, le miel Ginpachi se distingue par le design ludique de ses labels.
Produit à Ginza, le miel Ginpachi se distingue par le design ludique de ses labels.

Le miel produit par Ginpachi est proposé à la vente tel quel mais il est également utilisé pour la confection de bonbons, de bières, de cocktails et même de cosmétiques vendus dans les grands magasins, les restaurants, les hôtels et les bars de Ginza. La cire d’abeille sert également à fabriquer des bougies qui illuminent l’église de Ginza à Noël. Elles sont de même vendues à des fins caritatives dans le grand magasin Matsuya Ginza.

Le retour de la pollinisation par les abeilles a un impact majeur sur l’environnement naturel autour de Ginza. « Lorsque vous vous trouvez prêt des ruches, vous voyez beaucoup plus d’oiseaux, et beaucoup plus d’espèces. Les abeilles pollinisent les plantes et arbres du quartier de Ginza, ce qui leur permet à leur tour de donner des fruits, que les oiseaux viennent manger. Il s’agit donc d’un véritable cycle écologique vertueux » explique Tanaka Atsuo.

Même la saison de la récolte du nectar terminée, les chaudes journées d'hiver, les abeilles domestiques s'envolent à la recherche du précieux pollen
Même la saison de la récolte du nectar terminée, les chaudes journées d’hiver, les abeilles domestiques s’envolent à la recherche du précieux pollen

Pour diversifier les sources de nectar et de pollen, les toits de Ginza ont été davantage verdis. Le laborieux travail a payé puisque la végétation, toutes espèces confondues, couvre désormais une surface totale de plus de 1 000 mètres carrés. Ainsi on trouve de nombreuses variétés de fruits, notamment de kabosu (un type d’agrume), des kumquats, des légumes tels que les pommes de terre, ou encore des aromates comme la menthe et des herbes.

Ces diverses plantes sont cultivées à partir de semis envoyés par des producteurs de tout le Japon. Et elles ne fournissent pas seulement des sources de nectar et de pollen pour les abeilles, mais donnent également les fruits et légumes permettant à de nombreux cuisiniers de renom à Ginza de concocter de bons petits plats. Plus surprenant encore, certains de ces ingrédients donnent lieu à d’autres formes d’utilisation et sont transformés en saké.

Du miel au saké, une belle aventure

Citons un bel exemple qui a commencé avec Ginpachi pour donner un nouveau produit : le rucher situé sur le terrain de la résidence du Premier ministre à Tokyo. À l’époque du gouvernement d’Abe Shinzô, le projet Ginpachi a aidé l’épouse du Premier ministre à installer ce rucher. Et le jardin entourant le rucher a été lui aussi planté avec un type de colza provenant de la préfecture de Fukushima. De fil en aiguille, ce jardin a mené également à la production d’un saké appelé « Gohyakuman-goku », lequel a été transformé dans une brasserie de la préfecture de Yamaguchi, d’où est originaire la famille de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, pour donner un saké typique de la préfecture de Fukushima.

Les membres du Chôshû Tomo no Kai (en français « Association des amis de Chôshû », ancien nom de la région où se trouve la préfecture de Yamaguchi) se sont d’eux-mêmes rendus à Fukushima pour planter et récolter le riz utilisé pour produire le saké. Ce projet a permis de soutenir la région sinistrée de Fukushima avec la naissance d’un nouveau saké de type junmai ginjô (fabriqué uniquement avec du riz, du ferment kôji, du riz malté en guise d’amorce, et de l’eau ; sans ajout d’alcool). Ainsi le saké Sei-ippai, qui signifie « un coup de force » a vu le jour pour coïncider avec le 150e anniversaire de la Restauration de Meiji.

Différents alcools produits par Ginpachi. Seiippai (deuxième bouteille à partir de la gauche) et Ginza Imojin (deuxième à partir de la droite), un shôchû produit à partir de patate douce distillée.
Différents sakés produits par Ginpachi. Sei-ippai (deuxième bouteille à partir de la gauche) et Ginza Imojin (deuxième à partir de la droite), une boisson produite à partir de patate douce distillée.

Le processus de végétalisation a fait d’une pierre deux coups ; les prix des terrains étant relativement élevés dans l’arrondissement Chûô, où se trouve Ginza, il s’est avéré plus économique de reverdir les toits et les façades plutôt que de construire de nouveaux parcs ex-nihilo. Si les toits de nombreux immeubles de Ginza ont été verdis, la pelouse qu’on y trouve est souvent peu ou pas entretenue. Là aussi, Ginpachi avait la solution clé en main pour remédier à ce problème : la patate douce satsuma, une plante résistante et facile à cultiver. Ginpachi a même mis à disposition une sorte de kit prêt à l’emploi, allant jusqu’à fournir jardinières, terreau et plants de satsuma aux entreprises et organisations bénévoles désireuses de contribuer au projet. Et ça marche ; les patates récoltées sont envoyées à une brasserie de saké à Buzen, dans la préfecture de Fukuoka, pour être transformées en une boisson vendue sous le label Ginza Imojin.

Comme en témoignent de nombreux exemples mentionnés ci-dessus, parti de la production d’un simple miel, Ginpachi étend son activité à de nombreux autres domaines.

« Ginza est une communauté locale, et comme dans toute communauté, voir que des produits locaux sont fabriqués pour une consommation locale fait germer tout un tas de nouvelles idées. Pour qu’un produit soit apprécié, il suffit parfois de lui donner un nouveau visage, une nouvelle forme et un nouveau design. Et si ce produit se retrouve sur les étalages des grands magasins de Ginza, il attire naturellement beaucoup d’attention, créant un cercle vertueux et dynamisant à son tour la communauté locale », explique Tanaka Atsuo.

Et le succès de Ginpachi a fait des émules ! Plus de 100 entreprises et organisations de tout l’Archipel ont souhaité franchir le pas et s’essayer à l’apiculture urbaine. Dans la préfecture de Shimane, à l’aéroport Hagi Iwami, une cinquantaine de ruches ont été installées le long de la piste. Résultat : pas moins de 700 kilogrammes de miel par an. Des entreprises locales participent à cette belle aventure et utilisent le miel pour la fabrication de nouveaux produits. Dans la préfecture d’Aichi, les élèves du lycée commercial d’Aichi proposent à la vente un miel obtenu auprès de producteurs du Tôhoku (région du nord-est) durement touchés par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011, sous forme de glaces aux fruits et au miel. Une partie des recettes est reversée au Fonds pour l’avenir des enfants (Kodomo Mirai Kikin).

Réaliser le rêve du défunt professeur Nakamura Tetsu en Afghanistan

L’intérêt pour le Paper and Pulp Building ne s’arrête pas aux frontières de l’Archipel et attire des visiteurs étrangers désireux, eux aussi, d’en savoir plus sur cette apiculture pas comme les autres. Il y a deux ans, Tanaka Atsuo a invité le médecin Nakamura Tetsu pour parler de son travail lors d’un événement organisé au Paper and Pulp Building. Célèbre pour son dévouement envers le Pakistan et l’Afghanistan, c’est notamment grâce à Nakamura Tetsu que des hôpitaux et des canaux d’irrigation ont vu le jour dans ces deux pays. Profitant de l’événement, le professeur a fait part de son intérêt pour les activités de Ginpachi. Souhaitant lui-même élargir ses activités, il a sollicité le soutient de Tanaka. Malheureusement, peu de temps après, Nakamura Tetsu a été assassiné en Afghanistan.

Si Nakamura Tetsu n’est plus là, son rêve lui a survécu. Sur place, les abeilles produisent du miel à partir du nectar d’agrumes cultivés dans l’est de l’Afghanistan. « Pour l’instant, la production de miel est juste suffisante pour la consommation locale, mais nous espérons qu’à l’avenir, elle sera exportée vers d’autres pays, et que les bénéfices permettront de venir en aide, au quotidien, à la population afghane. »

Le retour des hirondelles de Ginza

Et « l’effet abeille » n’en finit pas. Deux ans après le débuts de cette belle aventure, les « hirondelles de Ginza », qui s’étaient faites de plus en plus rares, ont commencé à revenir dans le quartier.

« En 2017, nous avons observé la présence de seulement deux nids d’hirondelles dans le quartier de Ginza. En 2019, non seulement le nombre de nids a augmenté mais les habitats des hirondelles ont été confirmés dans pas moins de six endroits. La raison : les abeilles domestiques. Ces insectes sont en fait un maillon de leur chaîne alimentaire. Les hirondelles se nourrissant d’insectes volants, généralement dans un rayon d’environ 300 mètres, la ruche d’abeilles sur le toit du Paper and Pulp Building constitue une source de nourriture de choix pour les oiseaux, explique Kaneko Yoshihiko passionné d’oiseaux urbains qui étudie les hirondelles de Ginza depuis près de quarante ans.

« Il nous faut préserver l'environnement de Ginza pour que les hirondelles reviennent chaque année » affirme Kaneko Yoshihiko, qui étudie les oiseaux et leur habitat urbain depuis plus de quarante ans.
« Il nous faut préserver l’environnement de Ginza pour que les hirondelles reviennent chaque année » affirme Kaneko Yoshihiko, qui étudie les oiseaux et leur habitat urbain depuis plus de quarante ans.

Les hirondelles sont appréciées des agriculteurs au Japon parce qu’elles se nourrissent des insectes nuisibles dans les récoltes de riz. De plus, comme les hirondelles construisent généralement leurs nids dans des quartiers de passage, une légende urbaine a fini par les associer à des affaires florissantes. Les hirondelles de Ginza étaient autrefois si célèbres que leur nom apparaissait même dans une chanson populaire.

Depuis les années 1980, époque à laquelle il a commencé à étudier les hirondelles, Kaneko Yoshihiko a constaté une diminution de la population des hirondelles de Ginza. Il avait alors confirmé la présence de huit aires de nidification, mais ce nombre n’a cessé de diminuer. Généralement , les hirondelles construisent leurs nids sous les avant-toits des immeubles, dans des endroits fréquentés. Soucieuses de protéger leurs petits, elles choisissent des endroits de passage moins susceptibles d’attirer des prédateurs tels que les corbeaux et les moineaux. Cependant, ces dernières années, de nombreux bâtiments anciens dans le quartier de Ginza ont été démolis ou reconstruits, empêchant les hirondelles d’y faire leur nid. Kaneko Yoshihiko, à l’origine d’un projet de création de nids artificiels pour attirer ces oiseaux, se réjouit de constater un retour progressif des hirondelles de Ginza.

Tanaka, lui, était plus mitigé. Après s’être autant investi dans ce projet d’apiculture, le retour des hirondelles ne le réjouissait pas vraiment. Mais ses craintes ont vite été apaisées après avoir vu un film sur les abeilles réalisé à l’aide d’une caméra à grande vitesse. Il a compris que lorsqu’elles se sentent menacées, les abeilles savent régir rapidement ; elles changent soudainement de direction ou ralentissent pour échapper à leurs prédateurs. Seules les hirondelles les plus habiles pourraient donc attraper des abeilles du rucher.

« C’est aussi ainsi que fonctionne la chaîne alimentaire » se résigne Tanaka. « Après tout, les hirondelles et les abeilles survivent comme elles le peuvent à Ginza. Et les abeilles sont arrivées après les hirondelles. » En raison de la pandémie de coronavirus, c’est l’équipe de Ginpachi qui prend la relève et observe les hirondelles pour Kaneko Yoshihiko, qui ne peut se rendre dans le quartier de Ginza.

Avec la crise sanitaire, Tanaka a saisi l’importance du rôle de ses abeilles dans la société. Les abeilles ne peuvent pas survivre dans un environnement pollué par des produits chimiques agricoles. Elles servent donc souvent d’indicateurs de la pollution environnementale.

« J’espère que nous ne vivrons plus dans une société dominée par les grandes entreprises, mais plutôt dans une société où tout le monde pourra coexister avec les abeilles, indicateurs d’un environnement propre et sans pollution. »

(Voir le site officiel du projet Ginpachi et les articles en vente)

Ouverture et inspection des boîtes du rucher avant que les températures ne se rafraîchissent.
Ouverture et inspection des boîtes du rucher avant que les températures ne se rafraîchissent.

(Photo de titre : à gauche, l’équipe de Ginpachi, avec le président Tanaka Atsuo [deuxième en partant de la gauche] ; à droite, les abeilles ouvrières réunies autour de leur reine. Toutes les photos ont été fournies par l’auteur.)

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