Bentô : un régal pour les yeux et pour le palais

Le voyage du bentô en France : la Gare de Lyon va-t-elle permettre un boom de l'« ekiben » ?

Gastronomie International

Depuis novembre à la Gare de Lyon, les voyageurs peuvent apercevoir un stand atypique qu’il est difficile d’ignorer. Hanazen, une société japonaise directement venue de la préfecture d’Akita, au nord du Japon, y propose ses spécialités locales sous forme de boîtes-repas appelées ekiben. Ce fast-food à la japonaise parvient-il à séduire la clientèle française ? Cette ouverture est une bonne nouvelle pour le secteur des repas vendus en gare, qui a beaucoup souffert de la crise sanitaire. Reportage sur place.

L’arrivée en France d’un nouveau commerce nippon

Le stand « EKIBEN ToriMéshi Bento » a été inauguré en novembre dans la Gare de Lyon. Le mot ekiben vient de la contraction de eki, signifiant « gare », et ben, la fameuse boîte-repas japonaise. Au Japon, les voyageurs qui prennent le train aiment depuis longtemps savourer un repas typique de la destination où ils se rendent en achetant un ekiben.

Avec ses employés vêtus d’un happi, ce court vêtement de dessus porté traditionnellement par les artisans au Japon, de couleur rouge, le stand attire l’attention des Parisiens en voyages d’affaires ou qui se rendent au travail, comme celle des touristes. Certains s’arrêtent pour le prendre en photo sur leur téléphone, inspectent du regard l’étalage coloré et le contenu des boîtes-repas. Et ceux finalement tombés sous le charme attendent que le micro-onde placé à côté de la caisse réchauffe leur achat.

Le stand ToriMeshi attire l'œil dans le hall de la Gare de Lyon.
Le stand ToriMeshi attire l'œil dans le hall de la Gare de Lyon.

L’inscription du washoku, la cuisine traditionnelle japonaise, au patrimoine immatériel de l’Unesco en 2013, lui a valu l’intérêt du monde entier. Si Paris compte environ 70 restaurants tenus par des Japonais où l’on peut déjà acheter des bentô, seuls les Parisiens qui connaissent bien le Japon savent ce qu’est un ekiben. Malgré cela, le jour de l’ouverture du stand de la Gare de Lyon, les 200 boîtes-repas disponibles avaient été vendues dès 17 heures.

Un des plus anciens ekiben du Japon, préparé par la même maison depuis plus de 120 ans

À l’origine de Hanazen, il y a l’auberge Hanaoka Ryokan qui se trouvait autrefois en face de la gare d’Ôdate, dans la préfecture d’Akita, au nord du pays. Dès l’arrivée du chemin de fer en 1899, elle s’est lancée dans la fabrication et la vente d’ekiben. En 1946, l’activité de production de bentô est devenue indépendante de l’auberge, sous le nom de Hanaoka Shôten, à l’initiative des grands-parents de Yagihashi Shûichi qui, depuis 2012, est le PDG de Hanazen, comme la société a été rebaptisée en 1976. À 45 ans, il appartient à la huitième génération depuis la création de l’auberge.

Le PDG de Hanazen, Yagihashi Shûichi, vêtu d'un happi, accueille les clients.
Le PDG de Hanazen, Yagihashi Shûichi, vêtu d’un happi, accueille les clients.

Le torimeshi est un bentô qui, comme son nom en japonais l’indique, est composé de tori, ou poulet, et de meshi, riz. C’est un classique des ekiben. Celui de Hanazen remonte aux années 1930, et sa recette a été formulée par Uta, la grand-mère de Yagihashi. À l’époque, Hanazen avait créé, à la demande du ministère des Chemins de fer, un ekiben du nom de kiritanpo, une spécialité culinaire de la préfecture d’Akita normalement servie dans une marmite nabe, et le vendait à l’intérieur des trains. Mais ce bentô n’avait guère de succès, et il en restait chaque soir. Uta, qui trouvait que les jeter aurait été du gâchis, eut l’idée d’en retirer le poulet et de le faire ensuite mijoter dans une sauce soja un peu sucrée pour un plat servi aux employés.

À la fin de la guerre, Hanazen fut chargé de distribuer des repas aux habitants de la ville. Un jour, on leur livra de la bardane, du sucre, de la sauce soja et du riz, des ingrédients limités qui cuits ensemble donnèrent un délicieux riz aux légumes.

Lorsque l’activité de vente de ekiben reprit en 1946, Uta eut l’idée de placer de la viande de poulet sur ce riz aux légumes, et à partir de 1947, ce menu fut vendu sous le nom de torimeshi. Ce nouvel ekiben eut immédiatement un énorme succès. Lorsque les trains s’arrêtaient en gare d’Ôdate, les employés de Hanazen les vendaient sur les quais et les passaient aux clients par les fenêtres. Le PDG actuel, Yagihashi Shûichi, se souvient que sa grand-mère lui racontait que les clients lançaient leur argent par la fenêtre, et qu’elle devait le ramasser après le départ du train.

Après l’ouverture de la ligne de Shinkansen (le TGV japonais), les ventes de bentô baissèrent, et Hanazen commença à les commercialiser aussi dans les grands magasins et les supermarchés, ainsi que dans les cars de tourisme. En 2015 et 2016, le torimeshi de Hanazen obtint la première place du vote organisé par JR East Japan pour classer les ekiben par popularité, et il a aussi été récompensé par la médaille d’argent de Monde Sélection, un concours mondial de produits alimentaires.

Plus de 70 ans après son lancement, la méthode de fabrication n’a pas changé. Tout est fait main, sans machine. Le goût traditionnel hérité de la grand-mère de l’actuel PDG est celui des torimeshi de la Gare de Lyon. L’assaisonnement n’a pas été modifié pour la France.

Yagihashi Shûichi est né à Tokyo où il a grandi. Avant de rejoindre l'entreprise familiale, il travaillait dans l'univers du catch.
Yagihashi Shûichi est né à Tokyo où il a grandi. Avant de rejoindre l’entreprise familiale, il travaillait dans l’univers du catch.

L’occasion rêvée pour les 160 ans de l’amitié franco-japonaise

Nous avons demandé à M. Yagihashi ce qui l’a amené à décider de vendre des ekiben en France.

« J’aimerais que le monde entier puisse goûter aux ekiben. Je suis né à Tokyo où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 20 ans, et je suis parti à Ôdate lorsque ma grand-mère m’a demandé d’y venir pour m’y former, parce qu’elle voulait ouvrir une succursale à Tokyo. Je n’en suis jamais reparti. Parce que je n’étais pas de là-bas, j’ai dû apprendre beaucoup de choses sur Akita pour m’intégrer. Gràace à cette expérience, j’ai compris que pour apprendre ce qu’est la culture locale, il faut aller sur place. »

Depuis 9 ans, il donne chaque année des conférences dans les 27 écoles et collèges de la ville. Quand il demande à son auditoire ce qu’ils veulent faire plus tard, ce qui les fait rêver, la réponse des jeunes est toujours qu’ils souhaitent s’installer dans une grande ville comme Sendai ou à Tokyo. S’il ne voit pas cela nécessairement comme une mauvaise chose, la raison pour laquelle ces jeunes le souhaitent le convainc moins...

« Les enfants me disent que s’ils restent dans leur ville ou leur préfecture, ils ne pourront rien faire dans leur vie. C’est pour ça que j’en suis venu à penser que si les enfants voyaient des entreprises locales avoir des activités à l’étranger, ils s’intéresseraient au reste du monde. »

De là est née son idée de vendre des ekiben à l’étranger. Et Paris lui est apparu comme un endroit idéal. La capitale française compte six gares, dont cinq offrant des trains internationaux, et la Gare de Lyon joue un rôle central dans l’Union européenne, parce que c’est de là que partent de nombreuses grandes lignes internationales. Des voyageurs britanniques, allemands, italiens, espagnols, qui se déplacent pour des raisons professionnelles ou touristiques, y passent. De plus, la France est un pays agricole. Se procurer les ingrédients pour fabriquer les ekiben ne serait pas un problème.

C’est à l’automne 2018 qu’il a commencé à étudier ce projet qui a été intégré à l’événement Japonismes 2018, où diverses manifestations étaient organisées autour des échanges culturels entre les deux pays pour célébrer le 160e anniversaire de leurs relations diplomatiques. L’ouverture d’un point de vente d’ekiben à la Gare de Lyon a été décidée. Le torimeshi de Hanazen en faisait partie.

En France, un problème de température et de micro-ondes...

La réglementation de l’Union européenne sur l’importation de viande, poisson, œufs et lait, rend impossible l’importation de poulet japonais. Le torimeshi vendu à la Gare de Lyon est fabriqué avec du poulet français. Mais cela ne change rien à son goût. Au contraire : d’après le jury de Monde Sélection, « le poulet européen qui a grandi en plein air dans de grandes fermes est absolument plus délicieux que le poulet japonais. »

L’eau en France est plus dure qu’au Japon, mais ce problème a été résolu en augmentant la quantité d’eau de cuisson.

Non, le problème le plus délicat était la température de conservation.

La réglementation qui s’applique aux sandwichs vaut aussi pour les bentô qui doivent être conservés et vendus à une température inférieure à 4 degrés. Au Japon, elle est de 18 degrés pour ceux vendus dans les supérettes de proximité (konbini), et de 25 pour les stands d’ekiben dans les gares. Car le riz exposé à une température de 4 degrés durcit.

Si les points de vente en France sont équipés de micro-ondes, cela ne résout pas tous les problèmes. En effet, beaucoup de Français n’aiment pas réchauffer les plats au micro-ondes.

Le riz perd de son humidité dans une température froide, et il faut donc le faire cuire avec plus d’eau pour qu’il ne se dessèche pas. Dans ce cas, il n’est pas délicieux quand il vient d’être cuit, et il faut veiller à ce qu’il soit à son meilleur une fois refroidi.

Parvenir à un résultat stable a nécessité un mois d’expérimentation en France lors de l’événement Japonismes 2018. Et heureusement, le succès était au rendez-vous : parmi les 1 500 torimeshi que pouvait préparer Hanazen, 1 425 ont trouvé un acheteur.

Les cinq papiers d'emballage utilisé par Hanazen durant le mois où les ekiben ont été vendus à la gare de Lyon en 2018. Leur design a été adapté pour plaire au goût français.
Les cinq papiers d’emballage utilisé par Hanazen durant le mois où les ekiben ont été vendus à la gare de Lyon en 2018. Leur design a été adapté pour plaire au goût français.

Cette précieuse expérience a appris à Hanazen que les Français préfèrent le riz mélangé à des légumes ou de la viande au riz blanc.

« Les sushis sont en général le premier plat japonais que les non-Japonais goûtent. Ce qui revient à dire qu’ils mangent du riz en le trempant dans de la sauce soja. Et le riz de notre torimeshi est du riz assaisonné à la sauce soja et au sucre. On nous complimente souvent sur le fait qu’il n’est pas nécessaire d’y ajouter de la sauce soja. »

Encouragé par ces commentaires favorables, M. Yagihashi a ouvert en juillet 2019 un point de vente dans le centre de Paris, et a commencé la fabrication et la vente de bentô. La crise sanitaire due au coronavirus est ensuite arrivée, mais elle a eu un impact positif sur la vente des boîtes-repas. En juillet 2021, Hanazen a remporté brillamment un appel d’offres de la SNCF, et la vente dans la Gare de Lyon a pu être décidée.

Chères ou pas, les Français curieux des spécialités d’Akita

Un mois après l’ouverture, les résultats sont très bons, et les bentô sont souvent épuisés.

Une difficulté inattendue est cependant apparue.

Hanazen pensait pouvoir produire 300 ekiben par jour, mais n’arrive aujourd’hui qu’à en faire 250, ce qui l’empêche d’avoir encore plus de clients.

Le respect du précepte de la grand-mère de l’actuel PDG, selon lequel « un ekiben doit avoir une taille que le voyageur peut porter d’une seule main », signifie que les boîtes-repas de Hanazen sont compactes. Quand les différents mets sont placés directment sur le riz, ce n’est pas un problème, mais dans le cas d’un bentô avec plusieurs ingrédients séparés du riz, le personnel français a du mal à tous les disposer d’une manière plaisante à l'œil. Le pliage du papier placé dessus prend aussi du temps.

La société ne s’attendait pas non plus à ce que le produit le plus cher, à savoir l’Akita bentô, 17 euros, soit le deuxième mieux vendu. Outre le riz au poulet, il offre du kiritampo (pavé de riz écrasé puis bouilli, enroulé autour de bâtons puis grillé) et du iburigakko (radis daikon mariné et fumé), deux spécialités de la région d’Akita. La popularité de ces deux mets fait plaisir à Hanazen, mais ce bentô est aussi celui qui nécessite le plus de temps à mettre en place.

Il y a beaucoup de problèmes à résoudre, explique M. Yagihashi, et son sourire peiné fait comprendre qu’être le missionnaire de la culture de l’ekiben n’est pas de tout repos.

Le torimeshi bentô, à 14,5 euros, qui représente la moitié des ventes.
Le torimeshi bentô, à 14,5 euros, qui représente la moitié des ventes.

L'Akita bentô, qui offre un échantillon de la gastronomie d'Akita.
L’Akita bentô, qui offre un échantillon de la gastronomie d’Akita.

Il suffit d’avoir du courage et un peu d’argent

Selon M. Yagihashi, se développer à l’étranger n’est pas difficile, à condition d’avoir assez d’argent à investir et du courage. Il a créé une société de droit français avec un investissement de 10 000 euros, financé pour moitié par lui et pour moitié par Hanazen.

Il envisage de continuer le développement de celle-ci même après la fin de la période de six mois du stand de la Gare de Lyon, et la société se prépare actuellement à avoir la capacité de fournir ses produits à des points de vente dans toutes les gares parisiennes. Chaque jour, il va sur le site de la SNCF, à la recherche de points de vente disponibles.

Il espère que les mots « Ekiben » et « Torimeshi » prendront racine à Paris, et qu’une fois la crise sanitaire surmontée, beaucoup de Français viendront à Ôdate pour y goûter le torimeshi originel. Lorsque cela arrivera, les enfants de la ville sauront les accueillir en leur disant « bonjour » !

Chaque acheteur d'un Akita bentô reçoit un marque-pages fabriqué par des enfants d'Ôdate.
Chaque acheteur d’un Akita bentô reçoit un marque-pages fabriqué par des enfants d’Ôdate.

(Photo de titre : le stand d’ekiben de la Gare de Lyon. Toutes les photos sont avec l’aimable autorisation de Hanazen)

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