Le Japon terre d’accueil des cultures du monde

Little Ethiopia : le restaurant de Tokyo où l’on pratique la « diplomatie du repas »

Gastronomie

À deux pas de la gare de Yotsugi, à Tokyo, un restaurant aux vibrantes couleurs attire tous les regards. Son nom, « Little Ethiopia », ne laisse aucun doute sur ses origines. C’est là en effet que les membres de la communauté éthiopienne et les habitants du quartier se réunissent pour déguster les spécialités culinaires de ce pays d’Afrique tout en mettant en pratique la « diplomatie du repas »

Une petite communauté nichée au sein d’une mégalopole

Le Japon abrite un certain nombre d’ « enclaves ethniques » célèbres, notamment Korean Town dans le quartier de Shin-Ôkubo de Tokyo et Chinatown à Yokohama. Mais on y trouve aussi des communautés qui ont fleuri plus discrètement dans divers endroits de l’Archipel.

L’une d’entre elles se trouve dans le quartier tokyoïte de Yotsugi. Elle regroupe une centaine d’Éthiopiens qui se retrouvent au « Little Ethiopia », un restaurant situé tout près de la gare de Yotsugi, avec des Japonais amateurs de cuisines ethniques.

Le restaurant « Little Ethiopia » est situé tout près de la gare de Yotsugi, au bord du fleuve Ara. Sa devanture aux couleurs vives — vert, jaune et rouge — du drapeau éthiopien est loin de passer inaperçue. En revanche à l’intérieur, l’ambiance est très paisible et on est chaleureusement accueilli par Ephrem et son épouse Mina.
Le restaurant « Little Ethiopia » est situé tout près de la gare de Yotsugi, au bord du fleuve Ara. Sa devanture aux couleurs vives — vert, jaune et rouge — du drapeau éthiopien est loin de passer inaperçue. En revanche à l’intérieur, l’ambiance est très paisible et on est chaleureusement accueilli par Ephrem et son épouse Mina.

Le menu du « Little Ethiopia » inclut trois des spécialités les plus connues de la gastronomie éthiopienne. Des grandes crêpes très fines (injera) à base de teff, une variété de millet originaire d’Éthiopie semi fermenté, au goût légèrement acidulé. Du ragoût de poulet bien épicé (doro wat). Et du café. Les repas servis sur place se composent souvent d’injera et de wat, plat mijoté proche des currys. Un des wat les plus courants est le doro wat à base de viande de poulet et d’œufs durs.

L’Éthiopie est un pays très attaché à ses traditions où la cuisine est l’apanage des femmes. Beaucoup considèrent qu’une jeune fille ne peut pas devenir une bonne épouse si elle ne sait pas préparer parfaitement des injera, un doro wat et du café. Le « Little Ethiopia » a ouvert ses portes en 2016. Et c’est Mina (Tibebe Menbere), arrivée au Japon il y a dix ans, qui s’occupe des fourneaux. Son mari Ephrem Haile, installé dans l’Archipel depuis 17 ans, vient lui prêter main-forte le soir, après sa journée de travail.

D’étonnantes crêpes géantes

Un des mets les plus surprenants du « Little Ethiopia » ce sont les grandes galettes appelées injera. « Cet aliment est omniprésent dans l’alimentation des Éthiopiens. Comme le riz dans celle des Japonais », explique Ephrem. « Les injera sont préparés avec du teff, une variété de millet considérée comme un super aliment. On mélange de la farine de teff avec de l’eau et on laisse le tout fermenter. »

Pour être réussies, les injera doivent répondre à trois critères. Elles doivent avoir un goût à la fois sucré et légèrement acidulé. Et il faut que leur texture soit légèrement spongieuse avec de petites bulles d’air bien réparties à la surface. En Éthiopie, les petites filles commencent à apprendre à faire des injera dès l’âge de sept ans afin de leur assurer une vie heureuse une fois qu’elles seront mariées.

Les injera sont d’immenses crêpes relativement fines dont le goût à la fois sucré et légèrement acidulé est unique en son genre. En Éthiopie, elles accompagnent pratiquement tous les repas. Sur la photo ci-dessus, la galette est garnie avec du ragoût de poulet (doro wat) cuisiné dans une cassolette en céramique. Ce type de plat est plus nourrissant qu’on pourrait le croire à première vue.
Les injera sont d’immenses crêpes relativement fines dont le goût à la fois sucré et légèrement acidulé est unique en son genre. En Éthiopie, elles accompagnent pratiquement tous les repas. Sur la photo ci-dessus, la galette est garnie avec du ragoût de poulet (doro wat) cuisiné dans une cassolette en céramique. Ce type de plat est plus nourrissant qu’on pourrait le croire à première vue.

Les crêpes éthiopiennes vont de pair avec des ragoûts (wat) composés d’ingrédients très variés en particulier du poulet, du mouton, du bœuf et des légumes. On peut qualifier le wat de version du curry à l’éthiopienne. Le plus prisé est le ragoût de poulet (doro wat). Il est constitué de manchons de poulet et d’œufs durs mijotés dans un bouillon à base de berberé, un mélange d’épices et d’aromates (piment rouge, cardamome, gingembre, cannelle, clou de girofle, ail, oignon, coriandre…). Pour consommer le doro wat, on se sert d’un injera enroulé sur lui-même, à la manière d’une cuillère.

Le goût très relevé du ragoût de poulet à l’éthiopienne est contrebalancé par la saveur douce amère des crêpes. Ce mariage parfaitement réussi est en grande partie responsable du grand nombre d’habitués qui fréquentent le « Little Ethiopia ».

Un sens incomparable de l’hospitalité

Je suis allé quantité de fois au « Little Ethiopia » et je me souviens qu’un jour j’ai été sidéré par une scène particulièrement étonnante. Devant mes yeux, un groupe d’Éthiopiens étaient en train de se donner mutuellement la becquée avec des injera. En voyant mes yeux écarquillés, Ephrem s’est empressé de me fournir des explications.

« C’est ce que l’on appelle gursha, une façon de témoigner son affection à des amis ou à des hôtes. Quand quelqu’un se comporte ainsi à votre égard, vous devez le nourrir à votre tour. » Ce disant, Ephrem m’a fait manger une crêpe avec un grand sourire sur le visage. J’ai eu l’impression de me trouver en Éthiopie.

Une fois rassasié de crêpes et de ragoût, on boit du café (buna), un autre élément essentiel de la gastronomie éthiopienne. Le café est une plante originaire des hauts plateaux de l’Éthiopie. Sa consommation donne lieu à une sorte de rituel comparable à celui de la cérémonie du thé (sadô) au Japon.

Les hôtes sont d’abord envoûtés par l’odeur des grains de café torréfiés avant d’être moulus. On fait ensuite bouillir de l’eau dans une jarre en céramique appelée jebena. On ajoute le café moulu et le tour est joué. Le buna se déguste en famille ou entre amis.

Le jebena fait partie intégrante du rituel du café en Éthiopie. Il a la forme d’une élégante céramique que l’on utilise pour préparer et servir le café préalablement torréfié à la poêle et finement moulu.
Le jebena fait partie intégrante du rituel du café en Éthiopie. Il a la forme d’une élégante céramique que l’on utilise pour préparer et servir le café préalablement torréfié à la poêle et finement moulu.

« Dans notre pays, on aime boire le café en conversant avec des voisins. Autrefois, quand des voyageurs venus de contrées lointaines se présentaient, on leur offrait du café et on écoutait leurs récits sur les lieux qu’ils avaient traversés. Pour les Éthiopiens, cette boisson contribue à tisser des liens entre les gens », ajoute Ephrem.

Le moment où l’on sert le café a une importance cruciale. Il rapproche en effet les uns des autres les clients du « Little Ethiopia » de Yotsugi, en plein cœur de la nuit.

Des Éthiopiens dans l’incapacité de retourner dans leur pays

A vrai dire, je me demande pourquoi Ephrem est venu au Japon et pour quelle raison il y a autant d’Éthiopiens à Yotsugi. En fait, le patron du « Little Ethiopia » s’est rendu pour la première fois sur l’Archipel en 2004 à cause de son frère déjà sur place. « À l’époque, j’étais en train de terminer mes études universitaires. J’ai appris que mon frère aîné qui travaillait à l’ambassade d’Éthiopie à Tokyo avait besoin d’aide. Et c’est ce qui m’a décidé à le rejoindre. Mes connaissances sur le Japon se limitaient alors à ses technologies de pointe et à Oshin. »

Entre le début du mois d’avril 1983 et la fin du mois de mars 1984, la chaine de radio télévision nationale japonaise (NHK) a diffusé un feuilleton intitulé Oshin. Celui-ci raconte la vie pleine d’embûches d’une jeune japonaise appelée Oshin, née dans une famille pauvre au début du XXe siècle. Ce feuilleton a eu le taux d’audience (62,9 %) le plus élevé jamais enregistré dans l’Archipel. Il a été traduit et diffusé dans 68 pays différents et il a touché le cœur de millions d’Éthiopiens. La scène où l’héroïne descend le fleuve Mogami sur un radeau en pleine tempête de neige est devenue légendaire dans leur pays.

« C’est exact ! » confirme Ephrem. « Quand Oshin figure au programme, les gens restent chez eux et tout le monde pleure en regardant la télévision. »

Au « Little Ethiopia », Mina règne en maitre sur la cuisine. Ephrem, son mari, la rejoint le soir, en sortant de son travail. Ils parlent couramment le japonais, l’un comme l’autre, et sont toujours ravis quand on leur pose des questions sur la gastronomie de leur pays.
Au « Little Ethiopia », Mina règne en maitre sur la cuisine. Ephrem, son mari, la rejoint le soir, en sortant de son travail. Ils parlent couramment le japonais, l’un comme l’autre, et sont toujours ravis quand on leur pose des questions sur la gastronomie de leur pays.

Ephrem a commencé une nouvelle vie dans le pays natal d’Oshin. C’est là qu’il a rencontré son épouse, Mina, avec qui il a deux enfants. Mais la destinée ne l’a pas pour autant épargné. En 2005, des manifestations contre les résultats des élections législatives en Éthiopie ont dégénéré et abouti à une agitation généralisée dans tout le pays. Ephrem n’a pas tardé à comprendre qu’il ne pouvait pas rentrer dans sa patrie.

« En Éthiopie, il y a plus de 80 groupes ethniques différents et cela fait longtemps que le pays est en proie à des conflits et à des problèmes de droits de l’homme. Mes parents accordent une très grande importance à l’éducation. C’est pourquoi, ils nous ont poussés à faire des études à l’université. Mes frères n’étaient pas d’accord avec l’attitude du gouvernement et ils se sont ralliés au parti de l’opposition. Ce qui a fini par attirer l’attention des autorités sur eux. »

En fait, certains des frères d’Ephrem étaient en si grand danger qu’ils sont partis aux États Unis. « Je souhaite bien entendu revoir mes parents et mes frères qui sont restés sur place. Mais ils savent que retourner en Éthiopie serait risqué. C’est pourquoi ils ne m’en parlent même pas. Et c’est aussi la raison pour laquelle je continue à travailler au Japon », dit Ephrem.

La perspective d’un retour au pays semble malheureusement très compromise. En novembre 2021, le nord de l’Éthiopie a été le théâtre de violents affrontements entre les forces gouvernementales et les rebelles tigréens qui ont donné lieu à des massacres et des arrestations. À l’heure actuelle entre 400 et 500 Éthiopiens vivent au Japon et beaucoup d’entre eux sont dans une situation très compliquée à l’instar d’Ephrem.

Une association à but non lucratif très active

Dans le quartier de Yotsugi, il y a de nombreux logements anciens en bois qui sont occupés presque exclusivement par des Éthiopiens. L’un d’entre eux sert de bureau à une organisation à but non lucratif appelée Adey abeba Ethiopia Association. Abebe Sahlesilassie Amare, à la fois fondateur et président de cette association m’a parlé des relations entre la ville de Yotsugi et la communauté éthiopienne qui y vit.

Abebe Sahlesilassie Amare habite au Japon depuis 25 ans. Il a fondé une organisation à but non lucratif appelée Adey Abeba Ethiopia Association dont il est aussi le président. Adey abeba (bidens macroptera), mesfin en français, est une fleur jaune symbole de paix, d’harmonie et d’amour que les Éthiopiens offrent traditionnellement à ceux qui leur sont chers, en particulier à l’occasion du Nouvel An (photo prise par l'auteur).
Abebe Sahlesilassie Amare habite au Japon depuis 25 ans. Il a fondé une organisation à but non lucratif appelée Adey Abeba Ethiopia Association dont il est aussi le président. Adey abeba (bidens macroptera), mesfin en français, est une fleur jaune symbole de paix, d’harmonie et d’amour que les Éthiopiens offrent traditionnellement à ceux qui leur sont chers, en particulier à l’occasion du Nouvel An (photo prise par l’auteur).

« Au Japon, les étrangers qui ne parlent pas la langue ou très peu ont beaucoup de mal à trouver un appartement à louer. Un des premiers à venir au Japon a eu la chance de rencontrer un propriétaire vraiment très correct et depuis d’autres Éthiopiens sont venus habiter à Yotsugi », dit Abebe Sahlesilassie Amare. Et il ajoute qu’il a contribué à créer l’association Adey Abeba Ethiopia pour aider ses compatriotes. « Dans les environs de Yotsugi, il y a des usines de traitement des huiles usagées et des cuirs où travaillent un grand nombre d’Éthiopiens qui ont des difficultés avec la langue japonaise. Il s’agit d’emplois rebutants, pénibles et dangereux dont la plupart des gens ne veulent pas. Il y a même eu des cas de licenciement abusif et de refus de paiement de salaires. Heureusement, ce type de comportement est devenu rare, à l’heure actuelle. »

Abebe Sahlesilassie Amare ne manque pas de tâches en tant que président de l’association Adey Abeba Ethiopia. Il sert non seulement de médiateur dans les conflits en relation avec le travail mais aussi d’interprète dans les bureaux du gouvernement et les hôpitaux. Il donne par ailleurs des cours de japonais et met les Éthiopiens en relation avec des avocats. Et pendant l’épidémie de Covid-19, il a distribué du riz et des légumes à ses compatriotes en difficulté.

Le président de l’association Adey Abeba Ethiopia fait tout ce qu’il peut pour aider les Éthiopiens et ce, à titre bénévole. Il accorde aussi une très grande importance aux échanges qu’il entretient avec les Japonais dans le cadre de son travail.

« En Europe, les immigrés vivent souvent en petits groupes repliés sur eux-mêmes, ce qui peut provoquer des tensions avec la population locale. Ici à Yotsugi, il y a eu des problèmes avec la police à cause de résidents éthiopiens qui faisaient la fête en buvant à l’extérieur de chez eux. C’est quelque chose de regrettable. Je pense que nous devons veiller à bien nous entendre avec les Japonais. C’est pourquoi nous organisons de nombreuses manifestations destinées à encourager les échanges entres nos deux communautés. »

La « diplomatie du repas » : une stratégie très efficace

Les membres de l’association Adey Abeba Ethiopia participent à des danses à l’occasion de la Fête des ancêtres (O-bon). Ils organisent aussi des séances de présentations de l’Éthiopie dans les écoles primaires locales et des matchs de football avec des lycéens du coin. Abebe Sahlesilassie Amare tient à préciser que la cuisine éthiopienne joue un rôle capital dans ce type d’activités. Au début, elles n’attiraient que des Éthiopiens mais à l’heure actuelle la moitié des participants sont des Japonais. La nourriture a largement contribué à supprimer la barrière de la langue. « C’est ce que j’appelle la “diplomatie du repas” », déclare le président de l’association. « Nous invitons nos voisins japonais à nous rejoindre pour manger des injera et participer à notre “cérémonie du café”. Prendre un repas ensemble ouvre l’esprit des gens et crée des liens d’affection entre eux. Et je pense que c’est une bonne façon de nouer des relations. »

Une tasse de café parfumé à la mode de l’Éthiopie. Le café est servi avec une plante aromatique qui exalte son goût pour peu qu’on la plonge dedans.
Une tasse de café parfumé à la mode de l’Éthiopie. Le café est servi avec une plante aromatique qui exalte son goût pour peu qu’on la plonge dedans.

C’est ainsi que le quartier populaire de Yotsugi est devenu le centre d’une « diplomatie du repas » entre les Éthiopiens et les Japonais. Le « Little Ethiopia » joue un rôle crucial à cet égard. Ephrem est le premier à avouer qu’il a « ouvert son restaurant pour accueillir ses compatriotes » et qu’il veut aussi « transmettre la culture de son pays natal au Japon ». Et de fait, le « Little Ethiopia » fait à présent partie intégrante de Yotsugi.

L’intérieur du restaurant éthiopien de Yotsugi « Little Ethiopia », avec son bar (à gauche)
L’intérieur du restaurant éthiopien de Yotsugi « Little Ethiopia », avec son bar (à gauche)

Little Ethiopia

  • Adresse : 3-23-6 Yotsugi, Katsushika-ku, Tokyo
  • Ouvert de 11 h à 14 h et de 17 h à 23 h du mardi au vendredi ; et de 17 h à 23 h le samedi, le dimanche et les jours fériés. Fermé le lundi.
  • A deux minutes à pied de la gare de Yotsugi (ligne Keisei Oshiage).

(Photo de titre : trois spécialités au menu du restaurant Little Ethiopia de Yotsugi : à droite, ragoût de poulet [doro wat, 1 500 yens] ; à gauche, ragoût de mouton [yebeg alicha, 1 150 yens] ; le tout servi sur une grande crêpe fine traditionnelle [injera]. Photos © Fuchi Takayuki sauf mentions contraires)

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