Le taux d’autosuffisance alimentaire à son niveau le plus bas, une crise pour le Japon

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La faiblesse du taux d’autosuffisance alimentaire du Japon est un problème non résolu depuis longtemps. Il n’a cessé de baisser pour atteindre pendant l’exercice 2020 son niveau le plus faible depuis qu’il est calculé. Un spécialiste tire la sonnette d’alarme dans un contexte où une détérioration des récoltes, en raison du changement climatique, et une stagnation des échanges, en lien avec l’invasion russe en Ukraine, sont à craindre.

La crise en Ukraine aggrave la compétition pour les produits alimentaires

La situation en Ukraine est une crise morale et humaine, mais elle fait aussi craindre une très grave crise alimentaire.

C’est particulièrement préoccupant pour le Japon, dont le taux d’autosuffisance alimentaire était pour l’exercice 2020 de 37,17 % (mesuré en calories), le plus bas depuis son entrée dans les statistiques nationales en 1965.

Les prix des céréales, à commencer par le blé, du pétrole et des matières premières nécessaires pour la fabrication d’engrais s’envolent, et l’incertitude sur l’approvisionnement en produits alimentaires et en matériaux nécessaires à leur production grandit. La Russie et l’Ukraine fournissent 30 % des exportations mondiales de blé. Le Japon en achète aux États-Unis, au Canada et à l’Australie, mais la demande des pays qui cherchent à remplacer leurs fournisseurs habituels entraînent une intensification de la concurrence entre pays acheteurs.

L’influence de la Chine sur le marché alimentaire mondial

On constate ces derniers temps que la demande alimentaire de la Chine et des pays émergents progresse à un niveau dépassant les prévisions. La progression de la demande chinoise entraînée par la reprise économique postérieure à la crise sanitaire n’explique pas tout. Si l’on prend pour exemple le soja, la Chine en a importé 130 millions de tonnes en 2021. Le Japon, lui, importe 94 % du soja qu’il consomme, mais cela ne représente que 3,39 millions de tonnes, c’est-à-dire une fraction de la demande chinoise.

Si la Chine devait augmenter encore un peu ses achats de soja, il n’est pas impossible que les pays exportateurs cessent d’en vendre au Japon. Elle et d’autres pays émergents ont la capacité d’acheter en grande quantité à des prix élevés, et le prix du soja importé se rapproche du prix de celui produit au Japon. Les porte-containers ont tendance à ne plus passer par les ports japonais, ce qui entraîne une hausse du prix du transport maritime pour le Japon qui est déjà un « acheteur perdant ».

En matière d’engrais, le Japon importe 100 % du phosphate et de la potasse qu’il utilise pour les produire. Au moment où il devient plus difficile de se les procurer en raison des limites qu’impose la Chine à ses exportations, la Russie, qui en est un autre grand pays exportateur, se lance dans un conflit qui vient assombrir plus encore les perspectives d’approvisionnement. La Chine est le premier producteur de phosphate naturel, la Russie le quatrième, et pour ce qui est de la potasse, la Biélorussie se classe au deuxième rang, la Russie au troisième, et la Chine au quatrième.

Au niveau mondial, des évènements climatiques inhabituels font accroître les incertitudes sur l’approvisionnement, et cela, combiné aux pressions sur la demande, augmente le risque d’une flambée des prix. À cause de la cherté du pétrole, la demande en biocarburants fabriqués à partir de céréales comme le maïs augmente, et cela amplifie la hausse des prix. Une situation imprévisible comme un conflit international ne peut que conduire à une détérioration soudaine de la situation, et c’est ce qui se produit actuellement avec la crise ukrainienne.

Garantir la sécurité alimentaire, un sujet absent

Dans son discours à l’occasion de l’ouverture de la séance plénière de la Diète, le 17 janvier 2022, le Premier ministre Kishida a parlé de la garantie de sécurité économique, mais pas de celle de sécurité alimentaire. La politique agricole n’a été abordée que sous l’angle de la promotion des exportations et des applications de l’intelligence artificielle (en utilisant les technologies de l’information et la robotique pour faire progresser la productivité, la précision, et la diminution de la dépense énergétique). Maintenant qu’il est manifeste que le Japon est un « acheteur perdant », notamment par rapport à la Chine, que les prix des denrées et des matières premières nécessaires à leur production flambent, et que l’incertitude progresse tant sur la capacité du Japon de continuer à assurer son approvisionnement alimentaire que sur la continuité de la production agricole nationale, on ne peut que dire que le gouvernement n’a pas assez pris conscience de la crise puisqu’il met en avant la promotion des exportations et la modernisation de son agriculture.

Mon propos n’est pas de rejeter la promotion des exportations, mais à un moment où la crise alimentaire se rapproche dans un Japon au taux d’autosuffisance alimentaire extrêmement bas, puisqu’il n’est que de 37 %, la priorité devrait être de faire tous les efforts possibles pour garantir la production nationale et non la promotion des exportations.

De plus, affirmer que les exportations agricoles ont atteint le montant de 1 000 milliards de yens (7,56 milliards d’euros) revient à enjoliver les choses, car selon d’autres calculs, le chiffre de ce qui peut vraiment être qualifié d’exportations de produits agricoles japonais n’atteindrait pas même 100 milliards de yens. De nombreux produits transformés et fabriqués à partir de matières premières importées, comme le whisky, le café, le chocolat, le miso, ou la sauce soja, sont inclus dans la première estimation. Brandir l’objectif futile de multiplier ces exportations par cinq pour atteindre 5 000 milliards de yens a-t-il un sens ? Enfin, je ne rejette pas l’application des technologies modernes à l’agriculture, mais elle ne peut pas tout résoudre. (Voir notre article : Record des exportations alimentaires japonaises : l’objectif de mille milliards de yens est atteint)

Le danger de réfléchir à court-terme pour le Japon

Les propositions formulées dans le rapport intitulé « Une stratégie pour garantir la sécurité économique », publié par le Parti libéral-démocrate (PLD, au pouvoir) en décembre 2020, ont fourni la base du discours de politique générale. L’une d’entre elles est « renforcer la garantie de la sécurité alimentaire », mais les mots « améliorer le taux d’autosuffisance alimentaire » n’y figurent pas. On peut en déduire qu’il ne s’agit que de réfléchir à comment approvisionner le pays dans le contexte de l’économie internationale.

Cela revient à estimer qu’il suffit d’être prêt à dépenser ce qu’il faudra pour acheter ce dont on a besoin, et que cela garantit efficacement la sécurité, au coût le plus bas. Mais aujourd’hui, nous sommes indiscutablement confrontés à une situation où cela ne sera sans doute plus possible. Discuter de la garantie de sécurité sans en tenir compte est inconcevable.

L’argument selon lequel on peut s’appuyer sur les importations de denrées alimentaires tout en poursuivant la libéralisation des échanges pour garantir la sécurité économique a le défaut de ne pas être fondé sur une perspective globale et à long terme. Même si maintenir une production alimentaire nationale coûte plus cher à court terme qu’importer des denrées, c’est en réalité moins cher à long terme, si l’on tient compte du coût de situations imprévues dans lesquelles il serait impossible d’acheter des denrées même en étant prêt à payer. Dans le domaine de l’énergie, l’accident irréversible d’une centrale nucléaire a appris au Japon les dangers du court-termisme et de la recherche des coûts les plus bas en privilégiant le nucléaire.

De plus, faire confiance à la concurrence du marché sur la seule base de l’efficience économique au sens étroit comporte un risque important, celui de ne pas dépenser ce qu’il faut pour garantir des produits sains et non nocifs. Et si la garantie de sûreté relative à l’approvisionnement quantitatif en denrées s’effondre, particulièrement dans un pays comme le Japon dont le taux d’autosuffisance alimentaire n’est que de 37 %, il faudra se résigner à importer des produits dont la sûreté n’est pas assurée. Dans une telle situation, il est à craindre que la garantie de la sûreté qualitative s’effondre elle aussi.

Aucune conscience des risques qu’implique une baisse de la production de lait ou de riz

À un moment où il ne fait aucun doute que le risque d’une crise alimentaire augmente, le gouvernement exige une diminution de la production de riz et de lait, qui serait excédentaire. Pourquoi une telle diminution, alors qu’il est de plus en plus possible que le Japon ne puisse plus se procurer les denrées dont il a besoin ?

Les revenus des Japonais diminuent en réalité depuis près de 30 ans, et leur consommation de produits alimentaires connaît une baisse continue. La crise sanitaire a accentué cela. Le nombre de gens qui ne peuvent manger ce qu’ils voudraient augmente, et cela n’est pas dû à des excédents parce que la demande a baissé, mais à une offre insuffisante de ce qui devrait être offert. Il faut aujourd’hui se préparer à la crise alimentaire qui s’approche, en augmentant la production pour offrir une aide humanitaire, secourir les consommateurs, et ainsi faire diminuer les stocks et aider les producteurs.

L’agriculture japonaise est la plus protégée au monde : c’est faux

Aujourd’hui, toute la nation doit réfléchir à la situation. Il faut que le commerce de détail cesse de rechercher les prix plus bas auprès des producteurs, et les consommateurs de penser que ce qu’ils veulent avant tout sont des prix bas. Sans agriculteurs, il n’y aura plus rien à manger. Renforçons les réseaux entre les producteurs et les consommateurs, sortons de l’attitude « moi d’abord, maintenant, le moins cher », et établissons une économie circulaire durable avec une aide publique.

On a persuadé la nation que l’agriculture japonaise est la plus protégée au monde, mais c’est l’opposé qui est vrai. Aux États-Unis, les agriculteurs confrontés à une baisse de leur revenus suite à la crise sanitaire ont reçu des aides directes d’un montant total de 3 300 milliards de yens, et le gouvernement leur a acheté pour 330 milliards de yens de denrées alimentaires qu’il a ensuite redistribuées aux plus démunis. Au Japon, les montants dépensés à ces fins sont quasiment inexistants.

Avant la mise en place de ces mesures de soutien d’urgence existaient déjà aux États-Unis, au Canada et dans l’Union européenne des dispositifs d’aide alimentaire aux plus démunis au niveau national et international, dans lesquels les gouvernements achètent des céréales et des produits laitiers à un prix minimum garanti. Cela non plus n’existe pas au Japon. Et dans ces pays, les subventions destinées à compenser les coûts de production des agriculteurs leur sont payées directement.

En d’autres termes, les agriculteurs japonais qui persévèrent malgré ce qui est en réalité la protection la plus insuffisante au monde sont des « unités d’élite ». Eux qui réussissent cependant à se classer dixième au monde en terme de productivité peuvent être fiers. Je voudrais que cela leur donne confiance en eux-mêmes dans leur détermination à protéger la nation.

Un pays qui ne contrôle pas son alimentation perd son indépendance

Soutenir au niveau national les industries qui protègent la vie, l’environnement, les régions, le territoire et les frontières est une évidence en Europe et aux États-Unis. Le Japon seul ne le comprend pas. Le gouvernement devrait dépenser ce qu’il faut pour créer un filet de sécurité et être capable de prendre les mesures permettant de surmonter des situations imprévues.

Prenons un exemple : la crise sanitaire a affecté le secteur de la restauration dont la consommation de riz a diminué. Cela a entraîné une chute du prix du riz, tombé cette année à 9 300 yens, alors qu’il était l’an passé de 12 100 yens. Il suffirait de 350 milliards de yens pour compenser les 7 millions de tonnes correspondant à cette baisse. C’est vital pour la nation. Rendre gratuite la cantine dans les écoles élémentaires et les collèges dans tout le pays ne coûterait qu’autour de 500 milliards de yens. Cela protègerait l’avenir des enfants. Les denrées alimentaires sont assurément nécessaires à la défense nationale. Le Japon ne paie-t-il pas aux États-Unis 6 600 milliards de yens pour l’achat de 147 chasseurs F35 ?

Ce que demande la nation, ce n’est pas d’offrir aux entreprises japonaises et américaines son intérêt national sans aucune limite, mais d’élaborer un ensemble de mesures globales et une vision qui assurent une alimentation stable, pour protéger sa vie, son environnement, ses régions, son territoire.

(Photo de titre : Pixta)

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