La renaissance du thé noir japonais « wa-kôcha » : viser l’excellence et devenir numéro un mondial
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La 2e cueillette convient mieux au thé noir
« La période propice au thé noir est courte, elle s’étend seulement du 10 au 20 juin. Notre thé est élaboré avec du thé de deuxième cueillette (nibancha) », indique Nakajima Hirotoshi, PDG de la Nakajima Ryokucha. Son exploitation de thé est installée à Ureshino (préfecture de Saga), l’une des nombreuses régions de théiculture du Japon.
Tout le thé vert qu’il produit est fabriqué à partir de thé de première cueillette, ce ichibancha se récolte en mai. Nakajima explique que le thé noir, lui, a meilleur goût s’il est élaboré avec du thé de 2e cueillette, récolté 40 à 45 jours après le premier thé. Thé noir, thé vert et oolong sont tous fabriqués avec les feuilles du même théier, le Camellia sinensis. Seul varie le degré d’oxydation . Si le thé vert ne subit aucune oxydation, le thé oolong est semi-oxydé quand le thé noir l’est totalement.
Le Darjeeling, produit en Inde, est l’un des trois thés noirs les plus célèbres au monde. Tout le monde sait qu’il fait l’objet de deux cueillettes, une première au printemps et une deuxième en été. Sur l’exploitation de Nakajima, on vend du « Ureshino kôcha », un thé noir de deuxième cueillette.
Ureshino est également une station thermale. Sa théiculture n’a pas moins de 600 ans d’histoire et son thé noir unique est un produit phare de la région. Dans le petit salon de thé adjacent au « Cha-o-shiru Ureshino Tea Center », on peut découvrir ce « thé au doux parfum et au goût subtil, à déguster sans sucre », comme il est d’usage de le décrire.
1990, les années de la renaissance
Sous le vocable de wa-kôcha, on désigne un thé noir produit localement à partir de feuilles de thé cultivées au Japon. On parle parfois de ji-kôcha (ou ji signifie local, régional) ou de nihon-kôcha (« thé noir du Japon »).
Au Japon, cette sorte de thé a 150 ans d’histoire. En 1874, le gouvernement Meiji distribue dans toutes les préfectures un « Manuel de fabrication du thé noir » (Kôcha seihô-sho) car il souhaite encourager la production et l’exportation de thé noir japonais afin d’amasser des devises étrangères. À l’époque, le thé noir était un produit phare de l’industrie d’exportation, mais après la Seconde Guerre mondiale, avec la libéralisation des importations, les thés noirs japonais ne peuvent faire face à la concurrence et disparaissent.
La production japonaise ne reprend que dans les années 1990. Les producteurs de thé vert de tout le pays relèvent, les uns après les autres, le défi du thé noir. Aujourd’hui, on en trouve dans toutes les régions, de la préfecture de Miyagi au nord-est à Okinawa en passant par l’île de Kyûshû.
Dans son livre intitulé « À tous ceux qui veulent déguster un meilleur thé noir » (Motto oishii kôcha wo nomitai hito he, publié en mars 2023), Tanaka Satoshi écrit que la production annuelle de thé noir du Japon est estimée à 100-200 tonnes, ce qui représente à peine 1 % de la consommation totale de thé noir de l’archipel. Les Japonais boivent en majorité des thés noirs d’importation. Pourtant, « dans la plupart des exploitations de tout le Japon, les producteurs de thé vert fabriquent également des thés, dont ils répondent de la qualité et qui sont primés dans les salons internationaux ».
En mai 2023, dans la Halle aux thés de Shizuoka (ouverte en 1956), a eu la première enchère de thés noirs produits au Japon. Le renouveau est là. L’heure de la « renaissance du thé noir japonais » a sonné.
Le thé noir « Ureshino » désormais disponible à Tokyo
La vie de Nakajima Hirotoshi, troisième dirigeant de l’exploitation d’Ureshino créée il y a 110 ans maintenant, épouse l’histoire de la renaissance du thé noir japonais. Après un cursus au lycée à Takeo (préfecture de Saga), il étudie deux ans à l’École pratique nationale de théiculture (Kokuritsu chagyô shiken-ba) de Shizuoka. De retour à Ureshino, il se marie. Sa femme Chizuko n’est pas agricultrice, ils se consacrent d’abord au négoce avant de se lancer dans la production de thé. Ils gèrent aujourd’hui un domaine de quatre hectares.
Le tournant date de 1997. Ils sont invités avec des amis à participer au « Festival des arts de la table » qui a lieu tous les ans au Tokyo Dome. Ils y tiennent pour la première fois un stand, leur « Kisa Ureshino » fait de la vente directe de thé Ureshino. Cette première invitation fut suivie de nombreuses autres. Le 1er février 2023, quand nous nous sommes rendus au Tokyo Dome, leur thé Ureshino était toujours à la carte.
Keisuke, le deuxième fils de Nakajima, assure la relève. Quatrième dirigeant de l’entreprise familiale, il participe au « Conseil de promotion du thé noir Ureshino » (présidé par Mine Naoki), qui rassemble principalement de jeunes producteurs. Son ambition est d’améliorer encore la qualité de son thé et d’asseoir la renommée de sa marque. Le flambeau du renouveau du thé noir japonais de Ureshino est passé, il est entre de bonnes mains.
La nouvelle génération entre en scène : le « thé Sawatoe »
« Le thé noir japonais est moins astringent et plus doux que ses rivaux étrangers. Son bel arôme séduit les consommatrices. Il a pour caractéristique de très bien se marier avec la cuisine et les sucreries japonaises. »
Kishimoto Mika tient un salon de thé appelé « Asunaro » à Niyodo-gawa (préfecture de Kôchi) qui propose des thés des plantations de la région. Elle produit également sa propre marque de thé noir, le « Kaoru-cha » dont elle nous décrit les qualités.
À Sawatari, un secteur de Niyodo-gawa, la théiculture a une longue histoire et les thés « Tosa » sont renommés auprès des connaisseurs. Plus bas dans la plaine coule la Niyodo, un cours d’eau limpide célèbre pour sa couleur bleue. Les plants de thé semblent couvrir les flancs abrupts des montagnes environnantes. Avec le vieillissement de la population, le nombre d’exploitants a diminué et des plantations de thé sont à l’abandon.
Kishimoto Mika et son mari Noriaki ont d’abord vécu dans la ville de Kôchi, mais le couple décide de reprendre l’exploitation de thé du grand-père de Noriaki pour préserver à Sawatari, les magnifiques paysages de plants de thé en terrasses et ils déménagent à Niyodo-gawa avec leur fille en 2004. Noriaki trouve dans la région un travail dans le secteur de la métallurgie et apprend le savoir-faire auprès de son aïeul tout en travaillant chez Nittetsu Mining. Sept ans plus tard, il est exploitant agricole à plein temps.
Noriaki est aujourd’hui à la tête de la Viva Sawatari et Mika gère la partie café de l’entreprise. Le thé Sawatari s’est fait un nom. Il propose une large gamme de thés verts ou de hôji-cha, la maison dispose même d’un site de vente en ligne. Ce fut un dur labeur, mais leurs efforts ont été récompensés, ils sont maîtres de toute la chaîne, de la production à la vente, en passant par le conditionnement.
Le café Asunaro a ouvert ses portes en 2018. La vue en surplomb depuis la terrasse est spectaculaire. « De nombreux clients étrangers nous ont découverts grâce aux réseaux sociaux. Il s’agit pour la plupart de touristes venant de Taïwan, de Hong Kong et de Chine, mais avant la pandémie de coronavirus, nous avions aussi des visiteurs occidentaux. », explique Mika.
Des boutiques spécialisées et des livres d’initiation au thé noir japonais toujours plus nombreux
« Shinjuku Kôya » est un magasin de fruits installé dans l’arrondissement de Shinjuku à Tokyo. Connu pour son site de dégustation de fruits frais, c’est aussi depuis longtemps un excellent débit de thé. Il a été dans les premiers à croire en l’essor du thé noir et a ouvert en 1973 un « India Tea Center » dans son établissement mère de Shinjuku. On y trouve des thés venant d’Inde ou du Sri Lanka, mais un stand consacré aux thés noirs japonais bio vient d’être inauguré. Il propose notamment des crus de « Beni-fûki » venant de la préfecture de Kagoshima ou de « Beni-hikari » produits à Tottori.
Kureha est située à Yanagi, dans la ville de Saga. Cette boutique qui a ouvert en 2001 se veut l’avocat des thés noirs japonais. Le bâtiment centenaire sur l’ancienne route de Nagasaki a été totalement réaménagé. Okamoto Hiroshi en est le gérant. Son parcours est unique. Après une première vie comme routier, Okamoto s’est reconverti. Désormais il rend personnellement visite aux producteurs de thé de tout l’archipel. « Les thés noirs que je vends ici, je suis allé les goûter moi-même. Je les ai soigneusement sélectionnés. »
« Le livre du thé noir japonais » (Wa-kôcha no hon) écrit par Okamoto est sorti en mai 2013. Cet ouvrage d’inititation couvre tous les sujets, de comment faire son choix parmi les nombreux crus de thé noir produits sur l’archipel, à la préparation pour une dégustation parfaite. Un deuxième tome intitulé « Marier les thés noirs japonais » (Wa-kôcha pairing), doit paraître à l’automne.
En octobre 2019, Fujiwara Kazuki a supervisé la publication d’un « Guide complet des crus régionaux de thés noirs japonais » (Nippon no ji-kôcha « kanzen gaido ») qui présente à l’aide de photos en couleur plus de 450 variétés de thé noir japonais vendues dans 141 exploitations, fabricants et coopératives sur tout l’archipel.
Des boutiques spécialisées en thé noir japonais fleurissent toujours plus nombreuses sur Tokyo, sa région mais aussi dans le reste du pays. Depuis peu, ce thé est aussi conditionné en bouteilles plastiques. En avril 2022, l’entreprise Asahi a lancé sur le marché une nouvelle marque de « thé noir japonais non sucré», proposé en bouteilles de 500 ml et fabriqué à 100 % avec des feuilles de thé produites dans la préfecture de Kagoshima. Et il n’est pas rare de trouver ainsi conditionnés en bouteille d’autres crus locaux, comme le thé noir japonais de Sashima (préfecture d’Ibaraki) ou celui d’Ise (préfecture de Mie).
Quel beau symbole de renouveau, on dirait voir refleurir un champ de fleurs resté trop longtemps en friche...
Et le meilleur thé au monde est ...
Les thés noirs japonais ont continué de gagner en qualité ces dernières années. En octobre 2022, l’un d’eux a remporté le premier prix au premier Concours international du thé organisé à Londres par la « UK Tea Academy » (organisme britannique d’accréditation des thés) alors que pas moins de 300 crus de thé vert, d’oolong, de thé blanc et autres étaient en lice.
Le thé ayant non seulement remporté l’or dans la catégorie « Thés noirs de Chine, Taïwan, Myanmar, Vietnam et Japon », mais qui a aussi gagné le prix « Best In Show » récompensant le meilleur de toutes les médailles d’or en compétition, est le « Beni-fûki cueillette d’été » (Natsu-tsumi beni-fûki) de l’exploitation Kajihara, à Ashikita (préfecture de Kumamoto).
Selon les informations tirées du site Internet de Kajihara et corroborées par d’autres sources, Kajihara Toshihiro, actuel propriétaire de l’exploitation et troisième dirigeant de l’entreprise familiale, serait né en 1960. Après le lycée, il est entré à l’université agricole préfectorale de Kumamoto, où il a choisi la filière thé. Diplômé, il retourne à 20 ans dans sa ville natale et travaille dans l’agriculture et poursuit son dur apprentissage à Taïwan et en Chine. Kajiwara, se décrit comme un « petit exploitant », n’utilisant aucun pesticides ou engrais chimiques. Il œuvre dans sa plantation de thé située en montagne, là où « le brouillard est profond, les variations de température intenses mais là où l’air et l’eau sont si purs ». C’est dans cet environnement unique que le meilleur thé noir du monde a vu le jour.
Dans le monde du vin, chaque cru est unique, car ancré au terroir qui l’a vu naître, au sol et au climat qui lui donnent son goût inimitable. Dans « Terroirs : de l’histoire, de l’espace et de la répartition des vins et des thés » (Terroirs, wine to cha wo meguru rekishi, kûkan, ryûtsû), Akamatsu Kazue et Nakagawa Osamu (ouvrage publié en mai 2023) disent des thé japonais qu’ils pourraient « faire l’objet d’un label adossé à un terroir notamment pour les petites exploitations en montagne qui sont relativement proches les unes des autres ou qui cultivent des espèces indigènes et minoritaires telles que les thés Ureshino ou Yame ».
Le livre rappelle que le concept de terroir inclut la notion de « coopération de l’homme avec la nature », et souligne que l’activité humaine est aussi un facteur important.
L’histoire du renouveau du thé noir japonais est ponctuée de péripéties. Selon les régions, le climat et les saisons varient grandement, chaque exploitant, chaque exploitation grande ou petite est le fruit d’une histoire unique, les liens qui se tissent entre le produit et les consommateurs qui le plébiscitent, voilà tout ce qui en fait la richesse et qui a permis cette renaissance.
Brève histoire du thé noir japonais, le wa-kôcha
1874 | Le gouvernement Meiji distribue le « Manuel de fabrication du thé noir » dans toutes les préfectures afin d’encourager la production. |
1875 | Le gouvernement envoie Tada Motokichi, un ancien vassal du shogunat, dans la Chine des Qing faire des recherches sur l’industrie du thé. |
1876 | Tada Motokichi et sa mission ramènent d’Inde des graines de cultivars de thé Assam. |
1877 | Dans la préfecture de Kôchi, la production de thé noir indien atteint les 3 tonnes environ. |
1878 | Mitsui & Co. commence à exporter à grande échelle le thé noir japonais. |
1927 | Lancement du « Mitsui kôcha », le premier cru japonais de thé noir (aujourd’hui appelé le nittô-kôcha). |
1971 | Libéralisation complète de l’importation des thés noirs étrangers, l’industrie japonaise du thé noir est terrassée. |
1993 | Homologation d’un nouveau cru de thé noir appelé « Beni-fûki ». |
2002 | Le premier Sommet japonais du thé noir se déroule à Nawa, dans la préfecture de Tottori. |
2010 | La production nationale de thé noir dépasserait les 100 tonnes. |
2018 | Création de l’Association japonaise des thés noirs régionaux. |
2022 | Un thé noir japonais produit dans la préfecture de Kumamoto remporte au Royaume-Uni, le premier prix du Salon international du thé. |
(Photo de titre : Nakajima Hiroshi, PDG du Nakajima Ryokucha-en, est photographié sur sa plantation de thé à Ureshino, préfecture de Saga, le 15 juillet 2023. Toutes les images sont de l’auteur à l’exception de la couverture du livre.)
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