David Peace : écrire des affaires criminelles dans un Japon occupé par les forces américaines

Livre Histoire

Avec la sortie de Tokyo, revisitée (2021, Éditions Payot & Rivages), l’écrivain britannique David Peace, résidant au Japon, conclut sa série de romans policiers qui se déroulent pendant l’occupation militaire américaine, « la trilogie de Tokyo ». Dans cette interview, il discute des vraies affaires criminelles japonaises qui ont inspiré ses ouvrages, ainsi que du rôle social que les polars peuvent jouer.

David Peace David PEACE

Écrivain. Né en Grande-Bretagne en 1967, il vit de manière quasi-ininterrompue à Tokyo depuis 1994. Il a été nominé par la maison d’édition Granta comme l’un des meilleurs jeunes romanciers britanniques de 2003 avant de remporter le prix James Tait Black en 2004 pour GB 84 (2006, Éditions Payot & Rivages). Ses autres travaux comprennent 44 jours (2010, Éditions Payot & Rivages), la fameuse trilogie de Tokyo ainsi que Patient X sur la vie mouvementée de l’écrivain Akutagawa Ryûnosuke.

Écrire sur de véritables affaires criminelles au Japon

En juillet 1949, le corps de Shimoyama Sadanori, le président de la Japanese National Railways (JNR), a été retrouvé près d’une voie ferrée du nord de Tokyo. Il avait été fauché par un train, mais il était difficile de savoir s’il s’agissait là d’un suicide ou d’un meurtre... Le jour précédent sa dernière apparition connue, Shimoyama avait annoncé le renvoi de dizaines de milliers de cheminots. Cette décision avait été déclenchée par les forces d’occupations américaines, qui souhaitaient réduire l’influence des syndicats et du parti communiste.

Les autorités sont réunies autour d’une voie ferrée de l’arrondissement d’Adachi, au nord de Tokyo, où le corps du président de la JNR, Shimoyama Sadanori, a été retrouvé en juillet 1949. (Kyôdô)
Les autorités sont réunies autour d’une voie ferrée de l’arrondissement d’Adachi, au nord de Tokyo, où le corps du président de la JNR, Shimoyama Sadanori, a été retrouvé en juillet 1949. (Kyôdô)

« Le parallèle le plus proche que je puisse établir avec cette situation est l’assassinat de Kennedy, qui a été l’objet d’indénombrables théories », déclare David Peace, dont le dernier roman, Tokyo, revisitée (2021, en français aux Éditions Payot & Rivages) se focalise sur le mystère aujourd’hui connu comme l’incident Shimoyama.

« On pensait à l’origine que les syndicalistes et les communistes, ainsi que les éléments rebelles du parti communiste et du mouvement syndical, avaient réussi à l’assassiner, et que ce crime avait ensuite été utilisé par les Américains et le gouvernement japonais afin de les réprimer davantage. »

Malgré les preuves non concluantes et l’absence de suspect, les théories ont foisonné autour de ce meurtre sur fond d’intrigues politiques. Ces dernières ont fait l’objet de nombreux essais tentant d’étudier leur véracité, avant de devenir des éléments narratifs dans des romans, des films et des mangas. David Peace donne pour exemple l’ouvrage « Brume noire sur le Japon » (Nihon no kuroi kiri), un essai historique de l’auteur de roman policier Matsumoto Seichô, paru en 1960, qui a popularisé l’idée que Shimoyama avait été assassiné dans le cadre d’une conspiration entre les Américains et la droite japonaise.

Peace s’empare de cette affaire complexe dans le troisième et dernier livre de sa trilogie de Tokyo, après s’être occupé de deux autres faits de l’occupation d’après-guerre. Tokyo année zéro (2008, éditions Payot & Rivages) s’inspire de la traque au tueur en série Kodaira Yoshio, déclaré coupable pour le meurtre d’au moins sept femmes entre 1945 et 46, et Tokyo ville occupée (2010, éditions Payot & Rivages) plante son décor en janvier 1948, autour de l’incident de Teigin. Dans cette affaire sordide, des banquiers avaient reçu l’ordre d’un visiteur, se présentant sous les traits d’un responsable de la santé publique, de boire un médicament qui était en réalité un poison.

Le rôle de l’occupation américaine

Peace vit à Tokyo depuis 1994, à l’exception de deux années, 2009 et 2011, lors desquelles il est retourné dans sa Grande-Bretagne natale. Il est tout d’abord venu au Japon par hasard, alors qu’il enseignait à Istanbul. Lorsque l’économie turque s’est effondrée, il a suivi la recommandation d’un de ses amis et est parti s’installer à Tokyo. Alors qu’il ne connaissait que très peu de choses du pays, il s’est pris de passion pour les fictions japonaises ainsi que pour les écrits sur Tokyo du célèbre traducteur et résident à longue durée de la capitale Edward Seidensticker.

Après avoir obtenu une certaine reconnaissance en tant que romancier avec un bon nombre de livres prenant place en Angleterre, et alors qu’il lisait et apprenait de plus en plus sur son nouveau pays, Peace a commencé à avoir l’envie d’écrire sur le Japon. C’est à l’occasion d’un rendez-vous avec Nagashima Shun’ichirô (un éditeur de la maison Bungei Shunjû) pour discuter d’une possible traduction en japonais de GB 84 que le romancier a esquissé l’idée d’une série qui se déroulerait à Tokyo. Nagashima lui a immédiatement offert son soutien ainsi qu’un accès complet aux archives de l’éditeur, et une assistance complète pour la traduction de documents historiques et d’autres matériaux.

Malgré la modernité superficielle autour de lui, Peace était conscient des destructions passées de la ville de Tokyo, tout d’abord lors du Grand tremblement de terre du Kantô de 1923, puis lors des bombardements de 1945. Le premier livre de la trilogie prend place pendant la dévastation de 1946. «Tokyo année zéro est précisément né d’une envie de faire preuve d’empathie avec ces survivants, qui ont fait de leur mieux pour se reconstruire, pour reconstruire leurs vies et leur ville », déclare Peace.

Une autre raison qui justifie ce choix de contexte historique est son influence considérable dans la formation du Japon contemporain. « L’occupation a eu lieu de 1945 à 1952 », dit-il. « C’est une période très courte dans l’histoire du pays, mais je pense qu’il est essentiel d’étudier les transformations qui ont lieu durant ces années pour comprendre le Japon d’aujourd’hui. La structure politique du pays s’est essentiellement formée à ce moment. » Cette période de privations et de contrôle externe est également le théâtre des environnements sur lesquels le livre se concentre.

« Prenons les meurtres en série de Kodaira Yoshio. Il n’aurait pas été capable d’attirer ses victimes vers une mort certaine s’il ne leur avait pas promis du travail et de la nourriture », commente Peace. « À l’époque de l’incident de la banque Teigin, les épidémies étaient fréquentes et les gens craignaient de souffrir de la typhoïde, et quand quelqu’un portait un brassard des forces d’occupation américaine, ils étaient forcés de lui obéir. »

Concernant l’incident Shimayama, Peace fait cette observation : « Il avait dû renvoyer des dizaines de milliers d’hommes à causes des directives du quartier général. »

Une trilogie dans la trilogie

Les deux premiers livres de la trilogie ont été publiés en 2007 et 2009, plus d’une décennie avant la parution originale de Tokyo, revisitée, en 2021. C’était en partie parce que l’auteur s’était attaqué pendant un long moment à de nombreux documents et théories sur l’incident Shimoyama. Peace a également déclaré : « Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais besoin d’étaler mon histoire sur trois périodes différentes. Je voulais montrer les nombreux changements liés à cette affaire et à quel point sa perception avait été altérée au fil des années. »

On pourrait dire que le troisième livre de la série, Tokyo, revisitée, forme sa propre « petite trilogie », avec des sections prenant place en 1949, l’année du meurtre, puis en 1964, qui a vu à la fois l’expiration du statut de prescription autour de l’affaire Shimoyama et la culmination de la reconstruction d’après-guerre pour les Jeux olympiques, et enfin en 1989, quand la longue ère Shôwa (1926-1989) est venue à son terme avec la maladie et la mort de l’empereur Hirohito.

Après les obsessions morbides de Tokyo année zéro et le style fracturé et expérimental de Tokyo ville occupée, le dernier ouvrage Tokyo, revisitée est plus clair dans sa prose et son cheminement, tout en n’offrant toujours pas à ses lecteurs une conclusion typique des romans policiers. Ses enquêtes labyrinthiques s’enfoncent dans l’obscurité au lieu de trouver la clarté, ce qui est sans doute approprié pour cette affaire n’ayant jamais trouvé de conclusion. Comme les livres précédents de la trilogie, Tokyo, revisitée a été traduit au Japon, où il a reçu un accueil chaleureux.

Un des personnages les plus marquants du roman est Donald Reichenbach, un traducteur âgé, ancien agent de la CIA. C’est l’une des figures centrales de la troisième section élégiaque du livre, remplie de la mélancolie des mémoires de l’ère Shôwa. Peace déclare s’être inspiré de la vie et des écrits de personnalités telles que Donald Keene, Donald Richie et Edward Seidensticker dans la conception du personnage tout en insistant sur son côté purement fictionnel. Pour ses recherches préparatoires pour Tokyo année zéro, Peace avait eu l’occasion de rencontrer Seidensticker et Richie, qui étaient tous deux arrivés au Japon pendant l’occupation.

« Les romans peuvent illuminer l’histoire »

Que l’histoire soit située au Japon ou en Grande-Bretagne, la plupart des romans de Peace parlent d’évènements réels. Quel regard peut selon lui porter la fiction sur les évènements du passé ? « Je pense que les romans peuvent illuminer l’histoire, mais aussi impliquer émotionnellement le lecteur dans les évènements, ce qui est plus dur à faire dans des essais historiques », déclare-t-il. « J’ai essayé de me déplacer moi-même à cette période, afin de mieux pouvoir transporter mon lecteur. »

Il souligne également le rôle social de son genre fétiche : « Les auteurs de polars ont l’opportunité d’explorer les époques et les endroits dans lesquels ces crimes prennent place », explique-t-il, tout en émettant des réserves quant à l’utilisation de telles affaires dans un simple but de divertissement. « De nombreux auteurs de gauche ou libéraux ont utilisé la littérature afin de transmettre quelque chose de substantiel et de significatif à propos des sociétés sur lesquelles ils écrivent. Matsumoto Seichô en est le parfait exemple. »

Peace cite ses deux plus grandes influences comme étant la « combinaison étrange » de James Ellroy et Akutagawa Ryûnosuke. « Akutagawa n’a pas la reconnaissance qu’il mérite en dehors du Japon », commente-t-il. Il a notamment écrit un roman sur cet auteur japonais, Patient X (non publié en français), parsemé de traductions, de réécritures et de pastiches des travaux d’Akutagawa, pendant la dizaine d’année qui a séparé l’écriture de Tokyo ville occupée et de Tokyo, revisitée. Cet immense écrivain a énormément influencé la trilogie de Tokyo.

David Peace est actuellement en train d’écrire un livre sur l’ancien premier ministre Harold Wilson. Il compte cependant bien écrire à nouveau sur le Japon à l’avenir. Un ami lui a suggéré l’idée qu’une histoire sur la fin de l’ère Shôwa pourrait également être une façon de raconter la conclusion de l’ère Heisei (1989-2019). À propos de cette période vécue par le romancier lui-même en tant que résident du pays, et aujourd’hui terminée, il déclare : « Le Japon d’Heisei a de nombreux tunnels obscurs et des portes basculantes que je suis bien tenté d’explorer. »

(Photos avec l’aimable autorisation de la maison d’éditions Bungei Shunjû, sauf mentions contraires)

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