Tôhoku, dix ans après le séisme du 11 mars 2011 : à propos des guerres, des épidémies et des catastrophes naturelles

Société Catastrophe

En ce début d’année qui marque le dixième anniversaire de la catastrophe qui a frappé le nord-est du Japon le 11 mars 2011 et engendré l’accident nucléaire de Fukushima, Fujiwara Sakuya, journaliste et ancien vice-gouverneur de la Banque du Japon, publie sur Nippon.com un essai à la mémoire de sa région natale.

Le Japon, pays de catastrophes naturelles

Depuis le début de l’année 2021, je suis extrêmement pensif. 2021 marque à la fois la septième année du buffle de mon existence, mon année de naissance – c’est-à-dire que j’ai 84 ans, – et le dixième anniversaire du séisme et du tsunami du 11 mars 2011 dans le Tôhoku (la région du nord-est du Japon). Et en plus, cette année a débuté sous le sceau de la pandémie de Covid-19.

Il y a dix ans, le 11 mars un peu avant 15 heures, je travaillais à l’écriture d’un livre dans le bureau de mon domicile à Yokohama. La brusque secousse a fait grincer les vitres et des livres sont tombés des étagères et des chaises où ils étaient posés. Dehors, la confusion régnait, parmi les passants comme les automobilistes. À la télévision, des images montraient l’ampleur de la catastrophe après le séisme de magnitude 7 survenu au large de la péninsule d’Oshika (préfecture de Miyagi).

Né en 1937 à Sendai, j’ai ensuite vécu dans d’autres préfectures du Tôhoku, à Iwate et Akita, avant que la guerre du Pacifique ne nous envoie, mon père et moi, en Corée du Nord puis en Mandchourie pour des enquêtes de terrain dans son domaine, l’ethnolinguistique. Le 9 août 1945, lorsque la ville à la frontière de l’URSS et de la Mandchourie (aujourd’hui région autonome de Mongolie-Intérieure) où nous vivions a été attaquée par l’armée soviétique, en violation des accords internationaux, nous avons vite fui la région pour nous réfugier dans la ville portuaire d’Andong, en Mandchourie du Sud, où nous avons passé un an et demi. À vrai dire, nous avons fait partie des rares Japonais à avoir échappé au massacre perpétré par l’armée soviétique – apprendre ce fait a renouvelé mon épouvante devant le drame terrible qu’est la guerre.

Devenu journaliste, j’ai été correspondant permanent en Amérique du Nord avant d’effectuer de nombreux reportages en Asie et en Europe. Cela m’a fait prendre conscience du fait que, par rapport aux autres pays, l’histoire géopolitique de mon pays, le Japon, est marquée par les catastrophes naturelles – tremblements de terre, éruptions volcaniques et autres tsunamis.

Quand on examine les époques modernes et contemporaines – la Restauration de Meiji, la guerre sino-japonaise, la guerrerusso-japonaise, l’expansion japonaise en Asie et la guerre du Pacifique –, on constate que la société nippone a connu de fortes évolutions par cycles d’environ quarante ans. En matière de cycles économiques, les théories de Kondratiev, Schumpeter et Modelski sont connues ; pour toutes, le moteur principal du changement est lié aux conflits, aux épidémies et aux avancées technologiques. Mais dans le cas du Japon, quand on parle de cycles, il est indispensable de prendre en compte le facteur des catastrophes naturelles. Pour moi qui suis originaire du Tôhoku, c’est une évidence.

Des liens historiques entre délégations en Europe et catastrophes naturelles

Après une carrière dans les mass media au sein de l’agence de presse Jiji, j’ai travaillé dans la finance (Banque du Japon), les think tanks (Institut de recherche Hitachi) et le secteur de l’énergie (Compagnie d’électricité du Tôhoku). Pendant mon mandat en tant qu’administrateur de la Compagnie d’électricité du Tôhoku, en particulier, j’ai vécu une expérience intense lors du séisme et du tsunami du 11 mars 2011. Dans le Tôhoku, les dommages enregistrés par la centrale nucléaire de la Compagnie d’électricité de Tokyo (TEPCO) à Fukushima ont mis en avant la question du nucléaire au sein de l’économie japonaise.

Le gouvernement a autorisé le redémarrage de la centrale nucléaire de la Compagnie d’électricité du Tôhoku à Onagawa et, fin 2019, le gouverneur de la préfecture de Miyagi a donné son accord. Un peu plus tard, cependant, le tribunal d’Osaka a invalidé l’autorisation de redémarrage de la centrale nucléaire d’Ôi (préfecture de Fukui) gérée par la Compagnie d’électricité du Kansai (KEPCO), évoquant une « erreur de jugement de l’État ». Le secteur nucléaire au Japon se trouve dans une situation particulièrement délicate.

À l’époque où j’allais inspecter la centrale d’Onagawa, il m’est souvent arrivé d’admirer, depuis les hauteurs de la péninsule d’Oshika d’où l’on voit le mont Kinka, le port de Tsukinoura, point de départ de la délégation de 1613 à destination de l’Europe organisée par Date Masamune. L’année suivante, en 1614, ce port était détruit par un séisme et un tsunami. Hasekura Tsunenaga, le chef de la délégation, revint au Japon, mais le projet de Date Masamune de nouer des liens avec les pays européens chrétiens tomba à l’eau. Les yeux sur la réplique du galion San Juan Bautista qui emmena la délégation vers l’Europe, j’ai souvent réfléchi aux liens entre les grands projets, les catastrophes naturelles et les tournants de l’Histoire…

À l’époque, j’étais également conseiller auprès du quotidien régional Kahoku Shimpô basé à Sendai et qui, aussitôt après le séisme de 2011, a créé une « commission de la reconstruction du Tôhoku » chargée d’enquêter dans les zones dévastées et d’organiser des débats avec des spécialistes, avant de rendre ses conclusions six mois plus tard. Durant cette période, j’ai eu connaissance de nombreux épisodes dramatiques, à commencer par la mort héroïque d’une employée de la mairie de Minami-sanriku qui a lancé l’alerte jusqu’au dernier moment et les retards dans l’évacuation des élèves de l’école primaire Ôkawa qui ont conduit à la mort de nombreux enfants.

Dire les tragédies

Dans le cadre de l’adaptation d’un de mes textes en comédie musicale, j’ai accompagné en tournée dans les zones dévastées la compagnie de théâtre Shiki qui y jouait une pièce de Miura Tetsuo, Yuta et ses drôles de camarades. C’est l’histoire de Yuta, un jeune garçon un peu lâche réfugié à Aomori pendant la guerre, qui grandit au contact de ces fameux « camarades » – à savoir des esprits d’enfants et les âmes des fœtus victimes de fausses couches dues à la famine de l’époque d’Edo après un séisme et un hiver particulièrement rude.

Le Tôhoku est une région qui a connu de multiples drames et ses habitants ont longtemps été malmenés par la Cour, à commencer par la conquête de Sakanoue no Tamuramaro qui a chassé vers le nord Aterui, le chef du peuple indigène des Aïnous, à la fin du VIIIe siècle, puis les guerres de Zenkunen et de Gosannen qui opposèrent des clans de samouraïs au XIe siècle, sans oublier la façon dont la lignée des seigneurs Fujiwara de Hiraizumi fut anéantie au XIIe siècle par le gouvernement militaire de Kamakura pour avoir protégé Minamoto no Yoshitsune. À la fin de l’époque d’Edo, les seigneurs du Tôhoku furent chassés à Hakodate (préfecture de Hokkaidô) par l’alliance Satchô favorable à l’empereur. Plus tard, à l’époque moderne, l’histoire du Tôhoku continua à être marquée par diverses difficultés, jusqu’aux années 1930.

Mon propos n’est pas de me plaindre du sentiment d’impermanence prégnant chez les Japonais, comme décrit dans les Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei, grand exemple de « littérature de la catastrophe naturelle », ou de jouer les victimes. En tant que journaliste, je sais qu’il est important d’écrire, c’est-à-dire de laisser des traces de ce qui a été, parce que les leçons d’hier viennent nourrir l’espoir de demain. C’est pour cette raison que j’ai couché sur le papier mon expérience d’enfant durant la guerre, et que j’ai rédigé la biographie de l’actrice Ôtaka Yoshiko (Li Xianglan), tiraillée par les relations de « guerre et paix » avec la Chine, pays où elle est née mais aussi pays ennemi. Porter à la connaissance des générations futures la réalité de la guerre, des catastrophes, des épidémies, est le devoir des journalistes – ce que je tente de faire dans ce bref essai.

(Photo de titre : la péninsule d’Oshika, dans la préfecture de Miyagi au nord-est du Japon. Pixta)

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