La modernité de l’esthétique traditionnelle

Les créations à succès d’un couple nippo-allemand à Kyoto : salon de thé, galerie d’art et résidence d’artistes

Design Gastronomie

La vocation de Fumie et de son mari Elmar, d’origine allemande, est de faire le lien entre des artisans dévoués à leurs œuvres et ceux capables de les apprécier. C’est à Kyoto qu’ils poursuivent cet idéal à travers leur salon de thé, leur galerie d’art et une « résidence d’artiste » dans une vieille demeure japonaise rénovée de l’ancienne capitale.

Okumura Fumie OKUMURA Fumie

Consultante en design et développement alimentaire. Née dans la préfecture de Kyoto, elle a grandi à Tokyo et la préfecture de Chiba. Diplômée de l’université de Waseda, elle a travaillé au Tokyo Design Center avant de se mettre en freelance en 2000. Elle a crée son entreprise, Foodelco, en 2008. En 2016, avec son mari, Elmar Weinmayr, homéopathe et galeriste, ils ont créé dans une vieille demeure japonaise rénovée à Kyoto, Nichinichi/Tôka, avec galerie, salon de thé et « résidence d’artiste ».

Au défi de rénover une maison centenaire sans dénaturer le charme

Combien sommes-nous à savourer le bon thé et apprécier les récipients dans une atmosphère calme et tranquille ? Le salon de thé Tôka et galerie NichiNichi sont situés dans une demeure centenaire rénovée, juste à l’est du palais impérial de Kyoto. Okumura Fumie et son mari Elmar Weinmayr, d’origine allemande, y ont créé un espace sobre, élégant et épuré, consacré au partage, avec du thé, de la cuisine et de l’artisanat au summum du raffinement.

OKUMURA FUMIE  Je suis consultante créative spécialisée dans l’alimentaire. J’ai travaillé à la création et la valorisation de produits venants de régions et cultures distinctes à travers le Japon, comme par exemple leur riz, leurs gâteaux japonais (wagashi) et leurs spécialités locales.

En 2008, j’ai créé ma propre entreprise, Foodelco, basée dans le quartier de Hatchôbori à Tokyo. Mais je voulais m’imprégner davantage dans la culture culinaire du Japon et donc, j’ai déménagé mes bureaux à Kyoto en 2015.

J’ai croisé cette propriété par accident. Au départ, je ne cherchais pas une maison traditionnelle, j’avais plutôt en tête quelque chose dans le genre hangar moderne, tout à fait fonctionnel. Et puis un jour, un agent immobilier m’a envoyé des photos d’une propriété à vendre, « juste pour info ». Et là toute mon optique a changé !

Il y avait tout autour une magnifique clôture en lattes de bois, une entrée (genkan) avec une porte coulissante, et, au delà, une pièce en tatami avec des cloisons (shôji) en verre et papier de riz donnant sur un jardin japonais et un vieil entrepôt. C’était une de ces maisons japonaises qu’on ne trouve plus, exquise en design et fabrication. En cinq minutes, j’ai su que c’était ce que je voulais.

L’entrée de la galerie NichiNichi et du salon de thé Tôka
L’entrée de la galerie NichiNichi et du salon de thé Tôka

La maison centenaire avait été construite pendant l’ère Taishô (1912-1926) pour le peintre du style Nihonga, Nishimura Goun. Un véritable chef-d’œuvre de design et construction japonaise : il ne fallait pas y toucher à la légère ! Fumie et son mari Elmar se sont mis au travail posément, mais sans perdre de temps. Ils ont commencé à planifier la rénovation en juillet 2016 et ont pu y ouvrir la galerie NichiNichi en novembre.

O.F.  Nous avions recruté une équipe de professionnels plein d’imagination et digne de confiance : l’architecte Futatsumata Kôichi, le spécialiste en éclairage Shôji Hiroyasu, et le paysagiste Kantô Keisuke. Nous leur avons d’abord expliqué notre vision de base, avant de passer aux détails jusqu’à avoir en main le projet qu’il faut.

Même si nous avions commencé par échafauder un plan précis de rénovation, c’est l’accumulation d’idées apparues au fur et à mesure de l’avancement qui a donné le résultat final. Notre objectif était simple : préserver et restaurer soigneusement les caractéristiques d’origine tout en limitant nos propres apports et modifications dans la mesure du possible.

C’est justement ces modifications qui nous ont donné le plus de soucis, car c’est là que toute notre ingéniosité et créativité devaient rentrer en jeu... Je pense que ce qui nous a aidé, c’est que nous n’étions pas, même moi, des gens de Kyoto, et donc nous ne sentions pas tenus par des idées fixes sur comment il fallait faire.

Le plan de restauration de la maison avait soigneusement défini ce qui devait être modifié et ce qui devait être scrupuleusement conservé.

O.F.  La rénovation comprenait la construction d’un salon de thé à gauche de l’entrée, et de l’autre côté, la mise en place de la galerie dans une grande pièce en tatamis, avec pour finir la conversion de l’entrepôt en habitation pour la résidence d’artiste. Nous avons rapidement pris la décision de conserver le reste tel quel, y compris l’entrée, les murs, les couloirs, les portes coulissantes, les traverses à claire-voie, les luminaires, et l’aménagement du bâtiment principal. Nous voulions conserver et restaurer la vieille maison fidèlement, mais tout en y rajoutant de nouveaux aspects correspondants à notre sensibilité contemporaine. Et nous voulions mettre en évidence la différence entre les deux.

La galerie occupe la grande pièce en tatamis de l’autre côté de l'entrée.
La galerie occupe la grande pièce en tatamis de l’autre côté de l’entrée (genkan).

O.F.  L’inspiration et la motivation sont venues en constatant la rénovation magistrale du Neues Museum à Berlin, sous la direction de David Chipperfield : il avait réussi à reconstruire et moderniser une énorme bâtisse du XIXe siècle sans effacer son histoire ou nuire à son ambiance. Chipperfield a visiblement intégré les ruines endommagées par la guerre de l’ancienne structure et a réussi à faire du musée un lien entre le passé et le futur. Elmar et mois avons été profondément touchés par cette approche intelligente du concept de rénovation.

La simplicité élégante de l’intérieur accentue la beauté des objets exposés
La simplicité élégante de l’intérieur accentue la beauté des objets exposés

Des plantes de saison dans les vases en céramique
Des plantes de saison dans les vases en céramique

Une communion entre la nourriture, les gens et les objets

La sensibilité esthétique raffinée de Elmar Weinmayr, ainsi que sa connaissance profonde des arts appliqués japonais, ont aussi beaucoup apporté à ce projet. Né à Augsburg, en Allemagne, Elmar a étudié la philosophie à l’université d’Augsburg avant de partir continuer ses études à l’université de Kyoto grâce à une bourse d’études et de recherche  du ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, de la Science et de la Technologie. Attiré par la beauté des produits d’artisanat comme les textiles, la laque et la céramique, il a ouvert des galeries à Tokyo et Kyoto dédiées aux arts appliqués, tout particulièrement les objets du quotidien. Sa galerie Nichinichi existe depuis une vingtaine d’années.

O.F.  Il est clair que le discernement d’Elmar a impressionné les menuisiers de Kyoto, les poussant à œuvrer avec bien plus de rigueur. C’était passionnant de voir comment la maison est devenue un moyen de communication entre les créateurs et les artisans, qui ne se parlent que rarement.

Cela fait des années qu’Elmar représente des artistes et des artisans du Japon et d’ailleurs. Comme moi, il a pris conscience d’une demande croissante pour une beauté simple et utilitaire – et non pas du luxe ostentatoire – dans notre société mature et aisée. Nous étions tous les deux à la recherche de nouvelles façons d’apporter cette optique à ceux qui pourraient l’apprécier.

Je me trouvais face à un mur dans ma carrière de consultante alimentaire. Je voulais me servir d’ingrédients sains et bio, cultivés de manière durable par des producteurs consciencieux, à petite échelle. Mais quand on travaille pour des entreprises, ces idées-là restent toujours secondaires parmi les priorités des clients qui sont plutôt à la recherche de rentabilité et part de marché. C’est normal que les sociétés se préoccupent de la rentabilité à court terme, mais j’avais l’impression que le gouffre entre mes valeurs personnelles et la réalité de mon travail ne faisait que s’agrandir, et cela devenait frustrant.

Nous voulions créer un espace où les gens viendraient à la recherche de nouvelles découvertes et sensations. Il nous fallait un endroit calme, tranquille, pour mettre en place cette communion entre la nourriture, les gens et les objets  – et non pas un espace commercial bien situé.

La résidence d’artiste dans l’entrepôt restauré symbolise ce désir de promouvoir les connexions, les expériences et les découvertes.

O.F.  La résidence d’artiste nous permet de partager un espace qui nous semble confortable, ainsi que le travail des artisans que nous présentons, avec des artistes invités, des collaborateurs potentiels, et d’autres personnes du Japon ou de l’étranger, ce qui nous permet de développer nos perspectives commerciales. Elle occupe l’entrepôt, ainsi qu’une partie du bâtiment principal, et comprend un salon, un espace de travail, une chambre à coucher et une salle de bains. Les sièges au salon ont une vue du jardin de mousse, encadrée par une porte coulissante (shôji) mi-verre. Le bâtiment principal et l’entrepôt se partagent la même cuisine bien équipée.

Le salon de la résidence des artistes incarne l’esthétique minimaliste du couple.
Le salon de la résidence des artistes incarne l’esthétique minimaliste de Fumie et Elmar.

O.F.  Les artisans japonais sont admirés à travers le monde et leur travail est très demandé. Ça pourrait paraître un peu prétentieux qu’une petite galerie comme la notre propose d’héberger des artistes, mais comme nous sommes bien placés à Kyoto, nous avons l’expérience de nombreux échanges dynamiques inattendus. Et pour nous, ces échanges sont une source de nouvelles idées.

Le mobilier représente leur idéal de beauté fonctionnelle.
Le mobilier représente leur idéal de beauté fonctionnelle.

Thés et chocolats biologiques, avec gâteaux japonais préparés le jour même

Le salon de thé Tôka représente aussi l’idéal de l’artisanat, en mettant l’accent sur des thés artisanaux bio et des collations faites à la main. L’intérieur sobre et minimaliste accentue la beauté des céramiques pour le thé, la présentation du thé, et la vue sur le jardin qui font tous partie à part entière de l’expérience du thé

O.F.  Nous servons à Tôka du thé Asamiya, venant de la ville de Kôka, dans la préfecture de Shiga. La culture du thé à Asamiya remonte aux graines de théier ramenées au Japon de Chine par Saichô, le fondateur de l’école bouddhiste Tendai. Nous étions allés voir un potier spécialiste de la céramique shigaraki-yaki dans la même région et avons vu un signe indiquant « ferme biologique ». C’était un fermier qui produisait du thé en culture biologique depuis plus de quarante ans. Il nous a montré ses jardins, et c’était tellement beau et bien entretenu... Ça nous a fait chaud au cœur de voir ça.

Le nom est fait des idéogrammes pour l’hiver et l’été, et fait allusion à la phrase Tôka seisei (dongxia qingqing en chinois) qui décrit la persistance des pins et cyprès qui restent verts en hiver comme en été.
Le nom Tôka (冬夏) se compose des idéogrammes pour l’hiver (冬) et l’été (夏), et fait allusion à la phrase Tôka seisei (dongxia qingqing en chinois) qui décrit la persistance des pins et cyprès qui restent verts en hiver comme en été.

Le bar est fait de marronnier japonais (Aesculus turbinate), un bois dur indigène de haute qualité
Le bar est fait de marronnier japonais (Aesculus turbinate), un bois dur indigène de haute qualité.

O.F.  Nos biscuits au riz sont cuits à la main par un artisan local qui a plus de 70 ans. J’ai fait sa connaissance à un marché artisanal qui a lieu régulièrement dans un temple bouddhique du quartier. J’étais à la recherche de okaki (biscuits de riz) faits-main à servir avec mon thé. Les siens étaient tellement bons que je lui ai demandé sur le champ s’il voulait bien en faire pour le salon de thé Tôka.

Comme sucrerie, nous proposons du chocolat bio qui vient de Hawaii, et des gâteaux japonais wagashi préparés le matin même. L’association du chocolat avec le thé vert est une révélation ! Et bien sûr les wagashi et le thé vert sont faits l’un pour l’autre. Les gâteaux de Tôka sont fabriqués chaque jour dans une boutique familiale du quartier, et changent selon les saisons. Si l’on va tôt le matin à la boutique, on peut apercevoir la famille encore au travail dans l’arrière boutique.

Ce quartier est un véritable paradis de l’artisanat et des arts appliqués. Nous avons toutes sortes d‘artisans – un fabriquant de tatami, un orfèvre, etc. – à cinq minutes de chez nous. Ils sont tous tellement fiers de leur travail, et pas question de contrats sur papier : avec eux, tout est une question de relations personnelles, chose qui reste très prisé dans la communauté ancienne et très liée de Kyoto.

Quand je suis venue habiter Kyoto, j’appréhendais un peu le fait de pouvoir vraiment m‘intégrer... Jai pensé que comme je venais de l’extérieur, ce serait difficile pour moi de faire mes preuves dans une communauté existante et très soudée. Mais j’ai compris que je n’avais pas besoin d’être connue pour faire partie de la longue tradition ininterrompue de cette ville. Tout ce qu’il fallait, c’était de continuer mon travail, calmement et avec dévouement, en sachant que je ne constituais qu’une toute petite partie d’une longue histoire bien plus grande qu’une seule vie. La communauté s’en rend compte et me montre de l’égard.

Les céramiques et les laques sont les œuvres des artistes présentés à la galerie
Les céramiques et les laques sont les œuvres des artistes présentés à la galerie.

Les espaces partagés encouragent une interaction créative et un dialogue
Les espaces partagés encouragent une interaction créative et un dialogue.

Galerie Nichinichi et salon de thé Tôka

(Voir également notre article en détail sur le salon de thé Tôka)

(Photos : Kusumoto Ryô)

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