L’évolution du goût au Japon : et le saumon détrôna le thon...

Gastronomie

Il y a tout juste dix ans, servir des sushis traditionnels « à la mode d’Edo » préparés avec du saumon d’élevage importé était encore considéré comme une véritable hérésie au Japon. Mais aujourd’hui, c’est la garniture la plus appréciée par les clients des restaurants de sushis haut de gamme de Ginza et du nouveau marché aux poissons de Toyosu, à Tokyo. Dans les lignes qui suivent, Kawamoto Daigo, spécialiste de la pêche et des produits de la mer, tente d’expliquer cet étonnant phénomène.

La fin du règne du thon

Le saumon est en train de détrôner le thon (maguro) en tant que garniture de sushi. Pourtant, il a eu mauvaise réputation pendant très longtemps. Et la découverte au milieu du mois de juin 2020 à Pékin de traces de Covid-19 sur une planche utilisée pour découper du saumon importé a semé la panique. À tel point que la Chine a retiré temporairement ce produit de la vente sur son territoire. Mais la plupart des gens trouvent les craintes suscitées par cette affaire exagérées dans la mesure où il ne semble pas que les poissons transmettent le coronavirus.

Si l’épisode de Pékin a incité certaines personnes à éviter de manger du saumon pendant la pandémie, il n’a pas affecté son succès au Japon. Bien au contraire. Les restaurants de sushi (sushiya) de Toyosu le nouveau marché aux poissons de Tokyo , ont mis le saumon à l’honneur sur leur carte. Ils ont ainsi rompu avec les pratiques des sushiya de l’ancien marché de Tsukiji qui se vantaient de proposer uniquement la fine fleur de la pêche locale japonaise. Une évolution qui risque fort de se confirmer. Ce nouvel ingrédient est en effet devenu également une des garnitures de base des restaurants de sushis haut de gamme du quartier de Ginza, à Tokyo, et sa popularité devrait encore s’accroître dans les années à venir.

Du saumon d’élevage importé de Norvège en vente dans une boutique spécialisée de Tokyo. Ce poisson jadis dédaigné au Japon est à présent prisé par les hommes et les femmes de tous les âges. (Photo de l’auteur)
Du saumon d’élevage importé de Norvège en vente dans une boutique spécialisée de Tokyo. Ce poisson jadis dédaigné par des maîtres sushi est à présent prisé par les hommes et les femmes de tous les âges. (Photo de l’auteur)

Un poisson banni du marché de Tsukiji

Dans les restaurants de sushis du marché de Toyosu, on sert des produits de la mer soigneusement sélectionnés en provenance de différentes parties de l’Archipel. Thon de la plus belle qualité (ô-toro) d’Ôma, dans la préfecture d’Aomori. Oursins de Hokkaidô. Perche de mer à gorge noire (nodoguro, Doederleinia berycoides) de la région du Hokuriku, du côté de la mer du Japon. Crevettes impériales (kuruma ebi) de l’île de Kyûshû… Les prix sont élevés. Il faut compter quelque 4 000 yens (environ 32 euros) pour un assortiment de sushis de qualité préparés avec des produits issus de la pêche locale. Les restaurateurs sont tenus de servir du poisson haut de gamme à leurs clients parce que ceux-ci travaillent bien souvent sur le marché, à commencer par les vendeurs de thon aux enchères, les grossistes et les fournisseurs des régions environnantes.

Il y a une dizaine d’années, les marchands en gros de Tsukiji n’auraient jamais accepté d’inclure le saumon dans leur sélection de poissons de haute qualité. L’entreprise japonaise d’import-export Ocean Trading Co. Ltd, dont le siège se trouve à Kyoto dans l’arrondissement de Nakagyô, affirme que la plupart des négociants de l’ancien marché de la capitale ont d’abord repoussé son offre quand elle a leur a proposé des saumons d’importation. L’argument majeur de leur refus était que le poisson d’élevage importé ne se vendrait jamais à Tsukiji.

Comment le saumon cru a conquis les Japonais

Quoi qu’il en soit à l’heure actuelle, la plupart des grossistes en poisson du marché de Toyosu vendent du saumon. La firme Ocean Trading explique qu’elle a du mal à honorer toutes ses commandes de fin d’année. D’après un spécialiste, cette évolution spectaculaire serait due à deux facteurs. D’une part la diminution des ressources halieutiques mondiales à commencer par le thon, et de l’autre, les progrès techniques en matière d’aquaculture, de nutrition et de conservation qui ont abouti à une amélioration de la qualité des saumons importés par le Japon.

À en croire les responsables de restaurants de sushis très réputés du nouveau marché de Toyosu, le saumon est devenu un grand classique dans leur établissement. Les sushiya qui refusaient encore d’entendre raison du temps de Tsukiji ont suivi le mouvement et ceux qui avaient déjà adopté ce poisson auparavant vantent encore plus ses mérites. Un employé du fameux Iwasa zushi, raconte que tant qu’il était à Tsukiji, le restaurant n’a jamais envisagé une seconde de servir du saumon y compris aux personnes qui le demandaient. Il a toutefois fini par rompre avec la tradition à cause de l’amélioration de la qualité du poisson et des pressions toujours plus grandes exercées par les clients. Et c’est ainsi que des sushis et des bols de riz (donburi ou don) au saumon sont venus compléter sa carte.

Le saumon figure également au menu de restaurants qui ne vendent pas de sushis où il est très apprécié. Depuis le transfert du marché aux poissons de Tsukiji à Toyosu, le Tonkatsu Yachiyo, en principe spécialisé dans les escalopes de porc panées (tonkatsu), propose du saumon non seulement frit, mais aussi cru sous forme de sashimi. En fait, ce poisson d’élevage est en train de marcher sur les plates bandes de la pêche traditionnelle locale japonaise

Le saumon figure en bonne place sur la carte exposée à l’entrée du restaurant de sushis Iwasa zushi, dans le nouveau marché aux poissons de Toyosu, à Tokyo. (Photo de l’auteur)
Le saumon figure en bonne place sur la carte exposée à l’entrée du restaurant de sushis Iwasa zushi, dans le nouveau marché aux poissons de Toyosu, à Tokyo. (Photo de l’auteur)

Le restaurant Tonkatsu Yachiyo du marché Toyosu de Tokyo est, comme son nom l’indique, spécialisé dans les escalopes de porc panées (tonkatsu). Mais depuis que le saumon connaît une véritable vogue au Japon, il propose aussi ce poisson à sa clientèle sous forme de sashimi et frit. (Photo Nippon.com)
Le restaurant Tonkatsu Yachiyo du marché Toyosu de Tokyo est, comme son nom l’indique, spécialisé dans les escalopes de porc panées (tonkatsu). Mais depuis que le saumon connaît une véritable vogue au Japon, il propose aussi ce poisson à sa clientèle sous forme de sashimi et frit. (Photo de Nippon.com)

La cuisine japonaise traditionnelle fait appel au saumon (shake) sous la forme de tronçons grillés et de garniture de boulettes de riz (onigiri). Mais les restaurants et les poissonneries de l’Archipel font une distinction très nette entre le sake utilisé pour ce type de plats cuisinés et le saumon d’importation que l’on peut consommer cru.

Les espèces locales les plus courantes sont le shiro-zake (littéralement « saumon blanc ») et le gin-zake (littéralement « saumon argenté »). La première a une chair rose blanchâtre et on la pêche habituellement au début de l’automne. La seconde appelée aussi saumon coho a quant à elle une chair rouge caractéristique. Elle provient essentiellement d’exploitations piscicoles de la préfecture de Miyagi et figure très souvent dans la composition des bentô. Les habitants de l’Archipel consomment aussi des beni-zake (littéralement « saumon rouge ») et des saumons argentés sauvages  importés de Russie et d’Amérique du Nord. Mais au Japon jusqu’à une époque récente, la règle voulait encore que l’on s’abstienne de manger du saumon cru parce qu’il contient souvent des parasites. L’arrivée du saumon d’élevage importé de Norvège a transformé cette vision des choses. Et il a dès lors été adopté par les Japonais en tant que garniture de sushis.

Les Japonais consomment traditionnellement le saumon sous forme de tronçons grillés. (Photo : Pixta)
Les Japonais consomment traditionnellement le saumon sous forme de tronçons grillés. (Photo : Pixta)

Un véritable engouement

Le saumon gras bon marché est aussi devenu une des garnitures abordables des restaurants de sushis sur tapis roulant (kaiten zushi) très fréquentés par les familles. Au début, il était surtout apprécié par les femmes et les enfants, mais aujourd’hui, c’est l’ingrédient le plus demandé par l’ensemble de la clientèle de ce type d’établissement. D’après l’enquête annuelle auprès des consommateurs de kaiten zushi effectuée par Maruha Nichiro, une des plus grandes firmes du monde en termes de pêche, d’aquaculture et de transformation des aliments, le saumon arrive en tête des garnitures préférées des Japonais depuis neuf ans. Les données les plus récentes qui datent de mars 2020 montrent que c’est le cas pour 53,2 % des femmes et 41,3 % des hommes. Le thon rouge (akami) arrive loin derrière à la seconde place, avec seulement 36,7 %.

L’évolution du goût des Japonais a été encouragée par le succès du saumon dans les pays occidentaux et en Chine. Devant l’afflux des touristes étrangers dont beaucoup n’ont pas l’habitude de manger du poisson cru, les restaurants de sushis les plus réputés n’ont pas pu faire autrement que d’ajouter le saumon à leur carte. Et à l’heure actuelle dans les restaurants du marché aux poissons de Toyosu, les clients japonais commandent beaucoup plus de sushis au saumon qu’au thon ou au corail d’oursin, contrairement à ce qui se passait autrefois.

Les sushis au saumon font à présent partie des commandes les plus fréquentes des clients du restaurant Iwasa zushi du marché aux poissons de Toyosu. (Photo : Nippon.com)
Les sushis au saumon font à présent partie des commandes les plus fréquentes des clients du restaurant Iwasa zushi du marché aux poissons de Toyosu. (Photo : Nippon.com)

Le saumon de Norvège : un produit haut de gamme

Si une grande partie du saumon d’élevage consommé au Japon provient du Chili et du Canada, l’espèce la plus recherchée est de loin le saumon de l’Atlantique importé de Norvège. Il provient de fermes piscicoles installées le long du littoral norvégien où les eaux froides de l’océan Arctique se mêlent à celles, plus chaudes, des multiples baies naturelles de la côte. L’élevage se fait dans des installations piscicoles qui assurent toutes les étapes de la production, depuis la récolte et l’éclosion des œufs jusqu’à l’alimentation et l’expédition. D’après le Centre des produits de la mer de Norvège (Norwegian Seafood Council, NSC), le courant norvégien issu de la dérive nord atlantique tempère les eaux du littoral de la Scandinavie et crée un environnement idéal pour l’élevage du saumon.

Les saumons de Norvège les plus réputés, appelés Aurora Salmon, sont élevés dans des exploitations ultramodernes installées dans l’océan Arctique. Ils sont expédiés par avion au Japon 36 heures après avoir été récoltés. Ils sont vendus sur les marchés de gros pour être consommés crus et font à présent partie des poissons de luxe les plus réputés.

Un superbe saumon d’élevage Aurora de Norvège en vente sur le marché aux poissons de Toyosu, à Tokyo. (Photo de l’auteur)
Un superbe saumon d’élevage Aurora de Norvège en vente sur le marché aux poissons de Toyosu, à Tokyo. (Photo de l’auteur)

D’après le NSC en 2019, la Norvège a exporté quelque 34 000 tonnes de saumon au Japon, soit environ 40 % de plus qu’il y a dix ans. Tokyo et la région du Kantô ont été les premiers à donner l’exemple et depuis quelques temps, les restaurants et les poissonneries de tout l’Archipel leur ont emboité le pas.

Un recyclage astucieux des déchets

Les Japonais ne sont pas les seuls à apprécier le saumon norvégien. Les pays occidentaux et la Chine en consomment aussi de grandes quantités. Le poisson est bien souvent débarrassé de sa tête, de ses arêtes et de sa peau et vendu en tranches conditionnées en paquets. Pour limiter le gaspillage, on a commencé à recycler les parties du poisson traitées comme des déchets. En juin 2020, la firme japonaise d’import-export Ocean Trading a mis sur le marché des chips de peau de saumon importé. Ce produit innovant a été salué en tant qu’initiative remarquable s’inscrivant dans le cadre des 17 objectifs de développement durable définis par les Nations unies.

En juin 2020, la firme japonaise d’import-export Ocean Trading Co. Ltd a mis en vente des chips de peau de saumon norvégien importé. Une expérience originale qui va dans le sens des dix-sept objectifs de développement durable définis par les Nations Unies. (Photo de l’auteur)
En juin 2020, la firme japonaise d’import-export Ocean Trading Co. Ltd a mis en vente des chips de peau de saumon norvégien importé. Une expérience originale qui va dans le sens des 17 objectifs de développement durable définis par les Nations Unies. (Photo de l’auteur)

Une approche plus durable

Le dernier étage du centre commercial Ginza Six de Tokyo abrite Tsukiji Suzutomi, un restaurant de sushis haut de gamme dirigé par Suzutomi, un grossiste en thon du marché aux poissons de Toyosu. La carte de cet établissement inclut elle aussi du saumon d’élevage de Norvège. « Nous ne pouvions tout simplement pas ignorer toutes ces commandes !  Nous avons donc ajouté le saumon de Norvège à la liste des garnitures de nos sushis à partir de l’automne dernier », déclare Yamagata Tadashi, le responsable des lieux.

Yamagata Tadashi est le propriétaire à la quatrième génération de Miyako zushi, un restaurant de sushis du quartier de Nihonbashi, à Tokyo, qui a ouvert ses portes en 1887. Il est aussi le président de la Fédération des syndicats pour la salubrité du commerce des sushis du Japon (Japan Sushi Environmental Health Federation). D’après lui, les sushis traditionnels d’Edo (edomae sushi) ont longtemps mis l’accent sur la pêche locale. Mais aujourd’hui, la consommation de ce produit est tellement répandue dans le monde que le moment est venu d’adopter une approche plus durable. « Si nous continuons à vouloir uniquement du poisson sauvage, nous épuiserons complètement nos ressources naturelles et il n’y aura plus de poisson », affirme-t-il. En revanche avec le saumon de Norvège, les restaurants sont sûrs d’être approvisionnés régulièrement avec une pêche durable. Bien qu’il s’agisse d’un produit d’élevage, sa chair à la fois ferme, onctueuse et goûteuse se marie parfaitement avec le riz des sushis. « À mon avis, le saumon va devenir une garniture essentielle des sushis traditionnels d’Edo », conclut Yamagata Tadashi.

Les progrès techniques de l’aquaculture : un atout majeur

À l’heure actuelle, les Norvégiens élèvent principalement des saumons dans des fermes situées près de l’embouchure des rivières, le long de la côte ouest du pays. D’après le Centre des produits de la mer de Norvège, il sera bientôt possible grâce à de nouvelles techniques d’implanter des installations piscicoles un peu plus loin dans la mer, à quelques kilomètres du rivage. Ce qui leur permettra de travailler dans un environnement encore plus naturel et d’améliorer la qualité des saumons. Voilà une nouvelle à même de réjouir les Japonais toujours plus friands saumon qu’il soit préparé en sashimi, poêlé ou grillé. Le goût des habitants de l’Archipel en matière de produits de la mer a indéniablement évolué, en particulier en ce qui concerne le saumon, et cette tendance risque fort de se confirmer avec les énormes progrès de l’aquaculture.

Le Tsukiji Suzutomi, un restaurant haut de gamme du quartier de Ginza, à Tokyo, a fini lui aussi par proposer à ses clients du saumon d’élevage de Norvège sous forme de sashimi et de sushis, à partir de l’automne 2019. (Photo de l’auteur)
Le Tsukiji Suzutomi, un restaurant haut de gamme du quartier de Ginza, à Tokyo, a fini lui aussi par proposer à ses clients du saumon d’élevage de Norvège sous forme de sashimi et de sushis, à partir de l’automne 2019. (Photo de l’auteur)

(Photo de titre : un assortiment de sushis dans le fameux restaurant Iwasa zushi de Toyosu, le nouveau marché aux poissons de Tokyo. Photo de Nippon.com)

cuisine sushi poisson pêche Toyosu