La politique japonaise en 2020 : tous les regards sont tournés vers le Premier ministre Abe Shinzô

Politique

Compte tenu des scandales dans lesquels il est empêtré et de l’impasse où il s’est engagé avec sa tentative de révision de la Constitution, le Premier ministre Abe Shinzô va devoir manœuvrer adroitement s’il veut passer le cap des prochaines élections. Dans l’article qui suit, nous dressons un inventaire des options stratégiques qui s’offrent au dirigeant japonais pour l’année 2020.

Après avoir trébuché au cours de son premier mandat à la tête du parti au pouvoir en 2006, Abe Shinzô a effectué un éblouissant retour en 2012, qui l’a conduit à devenir en 2019 le Premier ministre japonais le plus longtemps en exercice. Il s’est également avéré l’un des plus puissants, sans aucun rival sérieux ni à l’intérieur ni à l’extérieur du Parti libéral-démocrate au pouvoir. L’année 2020 pourrait toutefois marquer un tournant, compte tenu des difficultés auxquelles M. Abe, plombé par les scandales, se heurte pour tenir ses engagements sur la question emblématique de la révision de la Constitution d’après-guerre. Utilisera-t-il les pouvoirs dont il dispose pour dissoudre la Chambre des représentants et tenter d’obtenir un nouveau mandat ? Et si tel est le cas, quand le fera-t-il ? Une fois de plus, tous les regards convergent vers le Premier ministre.

Les retombées du scandale des cerisiers en fleurs

La fête annuelle de la contemplation des cerisiers en fleur, payée par les contribuables, a débouché sur une affaire fort embarrassante pour M. Abe : flambée des coûts, accusations de favoritisme et disparition mystérieuse de la liste des invités (y compris les données électroniques) de la fête de l’année précédente. Les partis de l’opposition se sont focalisés sur la question et en ont fait un symbole de l’arrogance et du népotisme qui règnent au sein du cercle solidement ancré sur lequel s’appuie le pouvoir de M. Abe, et cela a eu un impact sévère sur l’opinion publique.

Un sondage effectué au mois de décembre par l’agence de presse Jiji Press établissait à 40,6 % le taux de soutien au gouvernement Abe, ce qui représente non seulement une perte de 7,9 points de pourcentage par rapport au mois précédent mais encore la chute la plus importante enregistrée depuis mars 2018, quand le taux d’approbation a baissé de 9,4 points dans le contexte de la tempête de protestations déclenchée par la falsification de documents imputée à des fonctionnaires du ministère des Finances dans le cadre du scandale Moritomo Gakuen.

Dans le climat de suspicion suscité par le scandale des cerisiers en fleurs, le calendrier législatif établi par le parti au pouvoir pour la session extraordinaire de l’automne 2019 de la Diète s’est effondré. Le gouvernement a annulé la fête de 2020, et les tourments de M. Abe ont connu une pause le 9 décembre avec la clôture de la session de la Diète. Lors d’une conférence de presse donnée le même jour, le Premier ministre a exprimé ses regrets au sujet du gonflement de la liste des invités et promis de veiller personnellement à ce que le processus soit intégralement revu dans une optique de transparence. Mais l’opposition n’a pas baissé les bras.

Le Parti démocrate constitutionnel (PDC) et d’autres formations minoritaires ont vigoureusement reproché à M. Abe son peu d’empressement à répondre aux demandes de publication d’informations, notamment en ce qui concerne la récupération de la version numérique effacée de la liste des invités, et promis de reprendre leur contre-interrogatoire dans les commissions budgétaires des chambres haute et basse (où il est demandé au Premier ministre de répondre directement et publiquement aux questions des législateurs), et ce dès le 20 janvier, date de la nouvelle convocation de la Diète.

M. Abe va aussi devoir faire face aux retombées de l’arrestation d’Akimoto Tsukasa, élu du PLD à la Chambre des représentants et ancien vice-ministre principal en charge de la politique du gouvernement en matière de casinos, inculpé le 25 décembre pour avoir reçu des pots-de-vin d’une société chinoise désireuse de créer un complexe touristique doté d’un casino à Hokkaidô. Le gouvernement a fait du tourisme intégré un pilier de sa stratégie de croissance, mais ce scandale soulève de sérieuses questions quant à l’adjudication de ce genre de projets.

Au cours des sept dernières années, le Premier ministre Abe a prouvé son aptitude à rebondir face à l’adversité. Le taux de soutien au gouvernement a plongé à diverses reprises en raison de scandales comme en 2017 et 2018, ou de politiques impopulaires, dont un texte de loi controversé en matière de défense. Mais à chaque fois, M. Abe et son équipe ont eu recours à des élections-surprises stratégiquement programmées, à de nouvelles initiatives et à d’autres tactiques politiques pour garder le contrôle du débat et renforcer l’assise de leur pouvoir. Cela aide à comprendre comment M. Abe est devenu le Premier ministre le plus longtemps en exercice de toute l’histoire du Japon, après avoir battu le record établi au début du XXe siècle par le Katsura Tarô.

Ceci étant, le troisième et dernier mandat de M. Abe en tant que président du PLD arrive à son terme en septembre 2021 (dans le cadre de la réglementation actuellement en vigueur), et certains membres du parti se demandent en privé si les derniers scandales ne vont pas lui fermer toute perspective de réélection. Que peut-il faire pour éviter qu’un tel scénario se réalise ?

Préparer la prochaine élection-surprise

Depuis son retour au pouvoir en décembre 2012, M. Abe a utilisé ses prérogatives de Premier ministre pour dissoudre la Chambre des représentants et convoquer une élection générale avant l’expiration du mandat des parlementaires. Il a déclenché des élections-surprises à deux reprises, en décembre 2014 puis en octobre 2017, plongeant à chaque fois l’opposition dans un désarroi qui a tourné à son profit. Lorsqu’on lui a demandé il y a quelques mois s’il entendait recourir à nouveau à une manœuvre de ce genre, le Premier ministre a répondu qu’il n’hésiterait pas à dissoudre la Chambre basse s’il avait le sentiment que le moment était venu de chercher à obtenir un nouveau mandat. Venant de M. Abe, qui avait dit auparavant qu’une élection-surprise était la dernière chose qui puisse lui venir à l’esprit, sa réponse ressemblait fort à un oui. Mais les opinions divergent quant à l’éventualité et la date d’une telle élection.

Certains pensent qu’elle pourrait intervenir dès le mois de février. En décembre, le gouvernement a approuvé un train de mesures de relance de 26 milliards de yens axé sur l’aide aux sinistrés et des injections de fonds destinées à parer au risque d’affaiblissement de la demande extérieure. L’ampleur de ce plan, jugé excessive par certains, semble avoir gonflé sous l’effet des pressions exercées par des politiciens du PLD soucieux d’apaiser les électeurs en prévision de la prochaine élection à la Chambre des représentants (prévue au plus tard pour octobre 2021). Certains observateurs soupçonnent M. Abe de vouloir tirer un trait sur la débâcle des cerisiers en fleurs et faire passer un budget supplémentaire pour financer la relance dès la nouvelle session de la Diète qui débute au mois de janvier, avant de dissoudre la Chambre basse et d’appeler les électeurs aux urnes au moment où son taux d’approbation repart à la hausse. Lors d’une réunion du comité exécutif du PDC qui s’est tenue en décembre, le dirigeant du parti Edano Yukio a appelé l’opposition à se préparer pour une élection en février.

Dans la majorité, en revanche, il ne semble pas y avoir beaucoup de politiciens qui prennent cette éventualité au sérieux. Après tout, le passage en force par le gouvernement d’une hausse très impopulaire de la taxe à la consommation ne remonte qu’à octobre dernier, et le plein impact de cette mesure sur l’économie reste à déterminer. Le soutien de la population au gouvernement Abe est en chute dans tous les sondages, et il ne semble pas réaliste d’espérer que la courbe s’inverse en février. L’opinion qui prévaut au sein du PLD est que les allusions de M. Abe laissant entendre qu’une élection surprise pourrait survenir à tout moment ne visent qu’à empêcher l’opposition de reprendre des forces et à dissuader les jeunes politiciens du PLD de s’écarter du droit chemin.

La majorité des politiciens du PLD sont convaincus que M. Abe attendra la fin des Jeux olympiques 2020 de Tokyo pour dissoudre la Chambre des représentants. La question se pose alors de savoir pourquoi le PLD, détenteur d’une solide majorité à la Chambre basse, convoquerait une élection anticipée.

Les événements politiques à venir

2020 Janvier Nouvelle session de la Diète
Printemps Visite officielle du président chinois Xi Jinping
Juillet Élection du gouverneur de Tokyo

Début des Jeux olympiques de Tokyo

Août Début des Jeux paralympiques de Tokyo
Novembre Élection présidentielle aux États-Unis
2021 Septembre Fin du 3ème mandat de M. Abe à la présidence du PLD
Octobre Fin du mandat de quatre ans de la Chambre des représentants

Les trois objectifs du Premier ministre

Interrogé sur les objectifs qu’il aimerait mener à terme au cours de son dernier mandat de Premier ministre, M. Abe a énuméré trois domaines, importants aux yeux de sa base conservatrice, où il restait des choses à faire : la révision de la Constitution, la restitution effective des Territoires du Nord et l’avancée des pourparlers avec Pyongyang sur la question des ressortissants japonais enlevés par des agents nord-coréens à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

Les deux derniers de ces trois points relèvent de la diplomatie et requièrent la coopération de dirigeants étrangers hostiles. Le Japon et la Russie sont en désaccord sur les conditions préalables à un traité de paix et à des négociations territoriales. Le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un ne montre aucun signe d’ouverture aux propositions de M. Abe pour la mise en place d’un sommet sur la question des enlèvements. La révision de la Constitution est quant à elle une affaire intérieure. Mais elle se heurte aussi à de formidables obstacles.

L’adoption des textes législatifs ouvrant la voie à un référendum sur la Constitution était censée intervenir lors de la session extraordinaire de la Diète de l’automne 2019, mais le scandale des cerisiers en fleurs l’a fait dérailler. Le PDC, principal parti de l’opposition, est farouchement hostile à la révision, et le Kômeitô, associé au PLD au sein de la coalition au pouvoir, continue de formuler des réserves. S’il entend s’attribuer le mérite de la première révision de la Constitution depuis 1947, M. Abe va devoir négocier un projet apte à lui assurer à la fois une majorité des deux tiers dans les deux chambres de la Diète, l’adoption des textes nécessaires par le parlement et l’approbation de la révision par un référendum national, le tout avant septembre 2021.

Après quoi il faudrait sans doute encore un an environ pour que la constitution révisée entre en vigueur. Cet échéancier est pratiquement intenable. Et pourtant le Premier ministre répète avec insistance qu’il est résolu à venir à bout de la tâche avant de se retirer. Le fait est que M. Abe peut difficilement se permettre de renoncer à sa campagne en faveur de la révision de la Constitution, parce que ce faisant il s’aliénerait le soutien de sa base conservatrice et affaiblirait gravement son contrôle sur le parti au pouvoir. Dissoudre la Chambre des représentants au cas (probable) où elle ne parviendrait pas à avancer vers cet objectif pendant la session ordinaire de 2020 constituerait un bon moyen de montrer sa détermination. C’est pour cette raison que les vétérans du PLD misent sur une élection à l’automne.

Un quatrième mandat ? 

La possibilité existe toujours que le PLD remanie à nouveau ses règlements internes de façon à permettre à M. Abe d’effectuer un quatrième mandat à la présidence du parti. En ce qui le concerne, le Premier ministre a certes écarté cette idée, mais d’autres autour de lui l’ont évoquée à de nombreuses reprises. Dans une interview récente, Asô Tarô, vice-Premier ministre et ministre des Finances, a dit : « Si nous voulons vraiment réviser la Constitution, nous devons être disposés à envisager un quatrième mandat. » Le secrétaire général du PLD Nikai Toshihirô (à l’initiative duquel le nombre maximal de mandats a récemment été porté de deux à trois) a mentionné cette option à plusieurs occasions.

L’une des raisons qui font que cette éventualité revient régulièrement sur le tapis réside dans le fait qu’aucun des candidats à la succession de M. Abe — qu’il s’agisse du président du Conseil de recherche politique du PLD Kishida Fumio, de l’ancien secrétaire général du PLD Ishiba Shigeki, du secrétaire en chef du Cabinet Suga Yoshihide, du ministre de la Défense Kôno Tarô ou du ministre des Affaires étrangères Motegi Toshimitsu — ne jouit d’un avantage décisif sur les autres.

Les expériences passées laissent à penser que, si M. Abe conduisait le parti au pouvoir vers une nouvelle grande victoire après avoir dissout la Chambre des représentants, le soutien du PLD à l’instauration d’un quatrième mandat pourrait enregistrer une hausse spectaculaire. Si la réglementation était modifiée en ce sens, M. Abe pourrait se porter candidat ou ne pas le faire. Mais pour poursuivre la campagne constitutionnelle, il lui faut tout d’abord convoquer une élection générale et obtenir un quatrième mandat.

D’un autre côté, quelques voix se sont élevées au sein du parti pour suggérer que le premier ministre pourrait revoir ses ambitions à la baisse, en se contentant de faire adopter une loi référendaire par la session en cours de la Diète et en laissant le reste du travail au prochain président du PLD. Auquel cas on pourrait s’attendre à ce qu’il démissionne avant la fin de son troisième mandat pour donner à son successeur l’opportunité de se préparer en vue d’une élection générale en octobre 2021.

Si le laps de temps entre l’élection à la présidence du parti et l’élection générale était trop court, le PLD risquerait de perdre des voix. Ce constat a incité certains dans les rangs du parti à murmurer que, si M. Abe se retirait sans trop tarder, mieux vaudrait accélérer le processus de sélection de son successeur en cantonnant le vote aux membres du PLD siégeant à la Diète ou dans les organes législatifs régionaux, plutôt que de procéder à une élection à part entière. (Cette solution serait particulièrement souhaitable dans le cas où quelqu’un comme M. Ishiba, qui a émis des critiques à l’égard du gouvernement actuel, semblerait avoir des chances d’obtenir un soutien considérable au scrutin de sa section locale, tout en étant voué à perdre dans le scrutin global, où les votes des parlementaires, qui ont beaucoup de poids, iraient à son adversaire.)

Il semble peu probable que M. Abe, après avoir tenu les rênes du gouvernement pendant plus de sept ans, se contente de disparaître du paysage. Il reste peu de temps pour construire et cimenter une succession, et il semble raisonnablement logique d’assumer que M. Abe et le cercle de ses proches vont focaliser leurs grandes compétences stratégiques sur cet objectif au cours des mois qui viennent.

(Photo de titre : premier rang à partir de la gauche, le premier ministre chinois Li Keqiang, le Premier ministre japonais Abe Shinzô et le président sud-coréen Moon Jae-in se rencontrent à Chengdu, en Chine, le 24 décembre 2019, en préalable à l’ouverture du sommet d’affaires Japon-Chine-Corée du Sud. Jiji Press)

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