Ôtake Hidehiro, le photographe du monde sauvage

Au fin fond des Northwoods : la solitude parfaite du photographe Ôtake Hidehiro

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Après une longue période de doute pendant laquelle il pensait laisser tomber sa carrière de photographe naturaliste, Ôtake Hidehiro décide de reprendre son appareil en main et retourne sur le terrain. Il part alors pour un voyage de trois semaines en canoë à travers les lacs fraîchement dégelés, au plus profond des Northwoods.

Première partie de l’aventure : À la poursuite du loup de ses rêves : la première aventure du photographe Ôtake Hidehiro

Deuxième partie de l’aventure : Tracer son chemin vers la photographie : les expériences mémorables d’Ôtake Hidehiro

Le canoë, une raison de vivre

J’avais arrêté de photographier la nature après deux années d’échecs qui me semblaient insurmontables. Une rencontre inattendue m’avait toutefois remis sur le chemin de mon rêve, m’offrant la possibilité de retourner dans la nature sauvage du nord de l’Amérique, une région que j’avais appris à aimer. Peu après cette décision, je me remémorais une ancienne promesse faite à un féru de canoë rencontré deux ans auparavant.

Durant l’automne 2001, je campais tranquillement sur la rive d’un lac juste à l’extérieur d’Ely, dans l’État du Minnesota, quand un homme barbu conduisant un canoë canadien traditionnel en bois est arrivé vers moi en pagayant. Il m’a dit s’appeler Wayne Lewis. Cet homme de presque soixante ans était un véritable amoureux de la nature comme moi. Nous sommes donc rapidement devenus amis. Il m’a invité à dîner dans sa maison en ville, cuisinant du riz sauvage et du ragoût de chevreuil, accompagnés d’un pain de seigle fait maison. Les ingrédients de ces excellents plats avaient été récoltés par mon hôte lui-même. Au cours du dîner, il m’a raconté nombre de ses aventures en canoë.

Wayne Lewis traverse les eaux en ramant (2004).
Wayne Lewis traverse les eaux en ramant (2004).

Wayne m’a dit être monté pour la première fois sur un canoë à l’été de son quatorzième anniversaire. Son frère aîné l’avait amené avec lui pour une excursion démarrant au camp scout du lac Moose, près de la « Zone de canotage de la région sauvage des eaux limitrophes ». Wayne, qui avait grandi au milieu des champs de maïs insipides de l’Iowa, avait été enchanté à l’idée de cette expédition de 10 jours. Et pendant les 40 années qui ont suivi, à côté de son travail de menuisier et de ses emplois saisonniers dans une mine d’acier, le canoë a été sa principale raison de vivre.

Dans les années récentes, sa quête d’un environnement paisible l’a amené au parc provincial Woodland Caribou au nord de l’Ontario, au Canada. « En retournant dans le même lieu de camping un an plus tard, je trouvais là encore des restes de mon ancien feu, comme si j’étais parti la veille ! » Il m’a expliqué qu’il aimait particulièrement partir en excursion dès le dégel des lacs, quand les chants d’oiseau se font entendre dans les forêts au commencement du printemps. À mesure que les jours passent, les fleurs s’ouvrent et l’hiver laisse place aux couleurs éclatantes de la nouvelle saison, comme si ce petit monde renaissait. En tentant de m’énoncer les raisons qui le poussaient à continuer à voyager, il s’est interrompu, secouant simplement la tête : « Je ne peux pas l’expliquer. Il faut en faire l’expérience par soi-même pour comprendre. »

Ses histoires de longs voyages en canoë, chacun d’entre eux durant de quelques semaines à plus d’un mois, me rendaient nostalgique. Voyager dans les bois profonds avec un canoë traditionnel canadien, une invention locale des Northwoods, pourrait sans doute m’aider à apprécier la vie sauvage de manière plus directe. « J’aimerais partir en excursion avec toi un de ces jours » ai-je alors dit. Wayne a répondu : « Voyager pendant moins de 3 semaines au minimum, ça n’aurait pas de sens. » Nous nous sommes alors promis de partir en expédition tous les deux un jour. Cette promesse a toutefois mis près de deux ans avant d’être enfin tenue.

Et c’est donc au début de l’année 2004, que j’ai eu le sentiment qu’il était temps de faire à nouveau tourner cette horloge arrêtée depuis trop longtemps. Le moment était venu pour Wayne et moi de renouer le contact après deux années de silence.

Une gélinotte rosée bat des ailes sur une bûche tombée à terre (2010).
Une gélinotte rosée bat des ailes sur une bûche tombée à terre (2010).

Trois semaines de rations dans un paquet de 40 kilos

Mon appel a été une véritable surprise pour lui, mais il a rapidement accepté de m’emmener pour son prochain voyage en canoë, prévu pour le mois de mai de cette année. Nous nous sommes donnés rendez-vous à Ely, et nous avons terminé notre préparation chez lui. Une grande partie de son équipement était fabriquée dans des matériaux naturels, qui ne font pas de bruit en cas de frottement entre eux, et qui se fondaient parfaitement dans l’environnement forestier. Notre tente était faite d’un coton égyptien au tissage serré. Nos affaires personnelles (sacs de couchage, vêtements…) étaient emballées dans des paquets de toile Duluth. Wayne portait des bottes de chasse en cuir lacées aux pieds, et une veste et des chemises en laine de marque Filson sur le corps. Tout était robuste, durable. Nous étions fin prêts pour un long voyage. Nous avions également un réchaud à bois transportable, une véritable nécessité pour un voyage au début du printemps, quand la neige n’a pas encore totalement fondu.

Puisqu’il ferait froid dans notre embarcation, Wayne m’a également prêté des pantalons et des hauts épais. Il m’a également appris comment empaqueter mon équipement afin qu’il résiste à l’eau, au cas où nous ferions tomber quelque chose dans le lac. Notre paquet de nourriture, contenant l’équivalent de trois semaines de rations, pesait plus de 40 kilos.

Notre destination, le parc provincial Woodland Caribou, était à huit heures de route du nord d’Ely. Les caribous des bois, qui avaient donné ce nom au parc, vivaient dans le Minnesota jusque dans les années 1940, avant que les aménagements de terrain poussent leur habitat vers le nord. Aujourd’hui, le parc est leur limite sud. Après avoir conduit pendant plus de deux heures sur des routes difficiles et non pavées, nous avons finalement atteints le lac Leano, notre point de départ. Autrefois, je pensais qu’Ely était le bout du monde, mais maintenant, j’étais en face de la véritable immensité de la nature sauvage canadienne.

Un caribou des bois regarde au loin depuis les sommets (2013).
Un caribou des bois regarde au loin depuis les sommets (2013).

Une incroyable expérience dans le Canada profond

Nous n’avions qu’un seul canoë. Il était fait d’une toile étendue sur une charpente en bois, et construit par le fabricant légendaire de canoë d’Ely, Joe Seliga, en 1977. Il y avait deux sièges, l’un devant (proue) et l’autre à l’arrière (poupe). Wayne s’est assis à l’arrière pour diriger, tandis que moi, le novice, siégeais à l’avant. J’ai commencé à pagayer, et Wayne derrière moi s’est adapté à mon rythme. Le vent frais du lac fraîchement dégelé nous transperçait comme un couteau, mais notre vaisseau de bois et de toile naviguait silencieusement et sans accroc à la surface de l’eau. C’était un sentiment merveilleux.

Des buissons de Quatre-Temps fleurissent le long du sentier de portage (2010).
Des buissons de Quatre-Temps fleurissent le long du sentier de portage (2010).

Lors du premier jour, nous avons rapidement atteint une petite île afin nous reposer pendant la nuit. Le jour suivant, notre réveil s’est fait à 5 heures du matin pour prendre un petit-déjeuner (café et flocons d’avoine) et faire nos préparatifs pendant quelques heures. Nous avons recommencé à pagayer à 8 heures. Vers 3 heures de l’après-midi, après avoir trouvé un endroit idéal pour camper, nous avons dressé notre tente. Les lacs étaient toujours connectés par des voies d’eau mais il y avait de nombreux endroits où notre canoë ne pouvait passer, tels que des chutes, des rapides, et des passages peu profonds. Il nous fallait alors porter le canoë et nos affaires le long des sentiers. C’est ce qu’on appelle le « portage ».

À l’inverse des grimpeurs qui cherchent à atteindre le sommet d’une montagne, nous nous sommes lancés dans cette excursion sans objectif précis en tête. Ayant apporté assez de nourriture pour notre expédition, nous pouvions nous aventurer autour des lacs comme nous le souhaitions avant de retourner à notre point de départ. Cet environnement constamment changeant a aiguisé nos sens, et avec l’expérience, nous avons commencé à être capable de prédire les changements de climat. Notre liberté de voyager a été poussée jusqu’au bout. Au final, la chose qui comptait le plus pour nous, c’était tout simplement de pouvoir profiter au maximum de cette incroyable expérience au sein des bois.

Porter un canoë jusqu’au prochain lac (2004)
Porter un canoë jusqu’au prochain lac (2004)

Un plongeon huard avec sa progéniture (2015)
Un plongeon huard avec sa progéniture (2015)

Suivre les sentiers de la traite des fourrures

Les Northwoods ont vu le commerce des fourrures prospérer du XVIIe au XIXe siècle. Les aristocrates européens d’autrefois appréciaient les chapeaux en poils de castor, et les commerçants français et britanniques sont donc venus en nombre afin d’obtenir les plus belles peaux d’Amérique du Nord. Des comptoirs commerciaux se sont ouverts tout autour de la région sauvage, du territoire de Grand Portage (Minnesota) sur les rives du lac Supérieur au sud-est, jusqu’au lac Athabasca dans le nord-ouest lointain. Les trappeurs indigènes venaient au comptoir pour échanger les fourrures contre de la ferronnerie européenne ou des couvertures. Le réseau commercial basé sur les voies navigables en canoë s’est alors étendu encore plus rapidement en ces lieux que les routes modernes pour voitures. Il est tout à fait possible que les chemins que nous suivions alors aient été empruntés par les négociants en fourrures de cette époque afin de transporter leurs marchandises.

« À la recherche du printemps en canoë » (Haru wo sagashite: canoë no tabi), une édition spéciale de 2020 de la revue « Un monde de merveilles » (Takusan no fushigi).
« À la recherche du printemps en canoë » (Haru wo sagashite: canoë no tabi), une édition spéciale de 2020 de la revue « Un monde de merveilles » (Takusan no fushigi).

Ôtake Hidehiro en train de scier des bûches (2004).
Ôtake Hidehiro en train de scier des bûches (2004)

Déguster les cadeaux de la nature

Wayne avait ses lacs préférés, et nous avons donc décidé de camper en ces lieux pendant quelques jours, afin de pêcher et de nous promener. L’eau fraîche amenait les truites de lac à la surface. Nous ramions sur le lac, nos filets sur les genoux, avant de les attirer avec nos appâts puis de les pêcher à la traîne depuis notre embarcation. Après avoir capturé un poisson, nous le nettoyions loin du camp en ne gardant que sa viande, pour ne pas attirer les ours près de notre tente. Les truites étaient ensuite bouillies avant d’être mangées avec du riz sauvage.

Un dîner composé d’un plat de truite de lac et de riz sauvage (2004)
Un dîner composé d’un plat de truite de lac et de riz sauvage (2004)

Les bois près de notre tente étaient une excellente source de bûches séchées pour notre réchaud à bois. Les matinées et les soirées étaient encore fraîches, et nous nous réchauffions près de notre équipement de cuisine, profitant du crépitement des flammes. C’était mon amour de la pêche et des feux de camp qui m’avait poussé vers la nature sauvage. Ce voyage était donc pour moi comme de vivre un rêve éveillé.

Un ours noir barbotant autour d’un étang (2018)
Un ours noir barbotant autour d’un étang (2018)

Une solitude parfaite

Les tous premiers jours de notre voyage avaient été pénibles pour moi. Il m’avait été difficile de m’habituer aux six heures à pagayer par jour, suivies du montage des tentes et du coupage du bois pour le feu. J’avais des courbatures des pieds à la tête. Au bout d’une semaine, mes muscles ont commencé à se renforcer, et j’ai enfin pu commencer à profiter du paysage.

Nous devions porter notre équipement à terre plusieurs fois par jour (notre record était d’une douzaine de portages) ce qui nous permettait d’observer les sentiers de plus près. Les affleurements rocheux des rives du lac étaient couverts de mousse, un peu comme un jardin japonais. Les pins gris et les épicéas qui poussaient des crevasses étaient torsadés comme des bonsaïs. Quelquefois, nous marchions à travers des marais couverts de mousse spongieuse, ou nous nous retrouvions recouverts de mousse en poussant notre lourd canoë quand les rivières n’étaient pas assez profondes.

L’ombre d’un bouleau contre la toile de notre tente (2016)
L’ombre d’un bouleau contre la toile de notre tente (2016)

Je me rendais compte que je n’avais parlé à personne d’autre que Wayne pendant près de deux semaines. Puisque nous savions tous les deux ce qu’il y avait à faire, nos conversations se faisaient de moins en moins fréquentes. Notre équipement pour cette excursion dans la vie sauvage était entièrement contenu dans notre embarcation de cinq mètres.

En transportant uniquement le nécessaire, nous n’étions pas encombrés, et notre mobilité était accrue. Nous pouvions décider librement de notre lieu de sommeil, savourant le bonheur d’être pleinement acceptés par la forêt. La solitude était incroyable. C’était comme si Wayne et moi étions dans notre propre monde complètement à part du reste de l’humanité. Les plaisirs uniques de ce type de voyage, qui avaient tant envoûtés mon ami, commençaient à faire leur effet au plus profond de moi.

La verdure fraîche des bois au printemps. Un bébé chouette rayée s’apprête à quitter le nid (2015).
La verdure fraîche des bois au printemps. Un bébé chouette rayée s’apprête à quitter le nid (2015).

Capturer la réelle forme des Northwoods

Pour retourner au lac Leano, notre point de départ et d’arrivée, nous avons dû ranger notre canoë et notre équipement dans la voiture avant de nous diriger vers le centre d’information du parc à Red Lake, dans la province de l’Ontario. La puissance et la vitesse du véhicule m’a alors semblé terrifiante ! Dans un canoë, on peut prendre son temps pour étudier chaque feuille de chaque arbuste en voguant le long des rives, mais en regardant à travers les fenêtres d’une voiture, le paysage semble s’envoler, s’évanouissant à toute vitesse dans la distance. Une voiture peut aisément aller vers une destination, mais on perd tellement de petites découvertes sur le chemin.

Quand le soleil se lève, les oiseaux commencent à chanter (2004).
Quand le soleil se lève, les oiseaux commencent à chanter (2004).

J’avais encore échoué à apercevoir un loup, mais j’avais eu raison de rejoindre Wayne Lewis dans son voyage. Il y avait plus dans les Northwoods que les paysages et la vie sauvage. J’avais pu expérimenter par moi-même les plaisirs d’une excursion en canoë. Cette expérience avait aussi été l’occasion d’en apprendre plus sur l’histoire locale du commerce des fourrures, ainsi que sur la culture des indigènes qui avaient voyagé sur ses eaux les premiers. J’avais enfin l’impression de sentir la vraie forme des Northwoods, celle que je devais capturer pour mon travail.

Malheureusement, quelque chose d’imprévu s’est produit deux ans après ce voyage. Un incendie de forêt a frappé cette partie exacte du parc provincial Woodland Caribou que nous avions traversée, brûlant ces magnifiques bois qui étaient tant chargés de souvenirs pour moi.

(À suivre...)

(Photo de titre : un canoë de style canadien, fabriqué dans les Northwoods, le moyen indispensable pour se plonger dans la nature sauvage. Photo de 2004. Toutes les photos sont d’Ôtake Hidehiro)

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