Exploration de l’histoire japonaise
L’affaire « Ejima-Shingorô », ce scandale qui a secoué Edo
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Elle enfreint le couvre-feu pour une pièce de kabuki
L’estampe intitulée « Nouvelle sélection d’estampes nishiki-e de l’Est : L’affaire Ikushima Shingorô » (Shinsen azuma nishiki-e Ikushima Shingorô no hanashi, 1886) que l’on peut voir en bannière de l’article, est de la main de Tsukioka Yoshitoshi (1839-92). Sur la gauche, on voit l’acteur de kabuki Ikushima Shingorô. De prime abord, on pourrait croire qu’Ejima (1681-1741), la protagoniste de l’affaire représentée à droite de l’image, est une courtisane. On dirait qu’elle est en train de minauder, mais cette femme talentueuse avait gravi un à un les échelons pour devenir une figure influente de l’ôoku, le gynécée. Il s’agit des chambres intérieures du château d’Edo réservées aux femmes affectées au service des shôguns qui se sont succédé à l’époque d’Edo (1603-1868).
Cette dame était connue sous le surnom d’Ejima depuis qu’elle avait atteint le grade de « O-toshiyori » au sein du gynécée, mais son prénom de naissance était Miki (ou Miyo selon certaines sources).
Fille d’un samouraï du clan Kôfu (dans l’actuelle Yamanashi), elle entra au palais en tant que femme de chambre de Gekkô-in, la favorite d’Ienobu (6e shogun) qui donna naissance à Ietsugu (l’éphémère 7e shogun, 1709-16). Très appréciée de sa maîtresse, elle avait peu à peu gravi les échelons de la hiérarchie complexe de l’ôoku.
Mais, en 1714, son destin bascule alors qu’elle se rend au Zôjô-ji, un temple dédié aux tombes (Bodai-ji) des Tokugawa, pour le compte de Gekkô-in.
Si elle fait ce déplacement pour Gekkô-in, c’est que les favorites n’avaient absolument pas le droit de quitter le palais, et même la mère du septième shôgun ne pouvait se rendre librement sur la tombe des Tokugawa. C’est ainsi que la mission échoit à Ejima en qui elle a toute confiance. La jeune femme part donc se recueillir au temple en son nom.
Mais après sa visite toutefois, Ejima ne rentre pas directement au château d’Edo, elle passe chez un marchand de kimonos. Or ce fournisseur officiel du shogunat a organisé une fastueuse réception, sans doute dans le but de s’attirer les faveurs des femmes du gynécée. Ejima, ses suivantes et les porteurs (une centaine de personnes au total) sont donc conviés à un spectacle de kabuki.

Sur cette estampe, on voit l’effervescence du Nakamura-za, un théâtre de kabuki en vogue à l’époque d’Edo. Cette scène nous permet d’imaginer l’ambiance du Yamamura-za (dirigé par Yamamura Chôdayû), où Ejima aurait vu jouer Shingorô. (« Vues diverses du Nakamura-za , Nakamura-za naigai no zu, collections de la Bibliothèque nationale du Japon)
Absorbée par la pièce, elle ne voit pas le temps passer et rate le couvre-feu fixé à 18 heures. De retour au château, elle trouve portes closes. Après une dispute avec le gardien qui l’empêche de passer, elle finit par entrer, mais l’incident ne tarde pas à être découvert.
Après le spectacle, un banquet très arrosé avait été organisé dans une maison de thé et Ejima semble y avoir beaucoup bu. Ikushima Shingorô, qu’elle venait de voir sur scène, se serait également joint à la fête mais les faits ne sont pas prouvés.
Quoi qu’il en soit, Ejima a enfreint le couvre-feu. Et le fait que l’acteur de la pièce à laquelle avait assisté était très en vogue allait faire scandale…
Inquiétée pour « relation extra-conjugale »
Vingt jours après l’affaire, Ejima est arrêtée afin d’être interrogée. Elle est placée en « détention provisoire » chez son beau-frère, Shirai Heiemon, un samouraï affidé au shôgun.
On l’accuse d’entretenir une « relation extra-conjugale » avec Ikushima Shingorô.
Qu’une femme de la suite de la mère du généralissime ait une relation avec un acteur de classe inférieure portait atteinte à l’honneur du shogunat. On l’accusait par ailleurs d’avoir divulgué des informations confidentielles sur les affaires internes du palais.
Malgré des interrogatoires serrés, Ejima continue de nier catégoriquement toute relation amoureuse. Le marchand qui avait reçu Ejima et Shingorô et d’autres personnes liées au théâtre sont eux aussi soumis à la question et torturés.
On ne sait qui a fini par parler, mais Ejima et Shingorô sont condamnés à l’exil. Certains dignitaires semblent avoir envisagé la peine de mort, mais les « Minutes de l’affaire Ejima » (Ejima danzai jiryaku) raportent que « malgré la gravité du crime, la clémence leur est accordée, ils auront la vie sauve ». Cette clémence, ils la devaient probablement à l’appui de Gekkô-in. Ejima est assignée à résidence au domaine des Takatô, dans la province de Shinano.
Shingorô est exilé sur l’île de Miyake et d’autres personnels du théâtre sont également condamnés.
Mais la plus lourde peine alla à Shirai Heiemon, le beau-frère d’Ejima, condamné à mourir par suicide rituel. Il a sans doute été jugé coupable d’avoir manqué à son devoir de tutelle, mais la sévérité de sa peine reste incompréhensible. Les autorités ont dû opter pour la peine capitale dans l’intention de donner l’exemple.

Les badauds regardent s’éloigner le bateau emmenant les condamnés à l’exil. Partie du pont Eitai sur la Sumida et l’embarcation mettra le cap sur Ôshima, puis fera route vers Hachi-jô, Miyake et Niijima. Shingorô l’exilé vivra à Miyake jusqu’à sa grâce qu’il obtiendra en 1742. (Gravure tirée des « Chroniques criminelles illustrées du bakufu Tokugawa », Tokugawa Bakufu Keiji Zufu, collections de la Bibliothèque nationale du Japon)
Une liaison? A-t-on eu raison d’incriminer Shingorô et Ejima ?
Ce qui s’est passé « après » l’affaire Ejima-Shingorô mérite notre attention.
Certes il n’existe aucune preuve formelle qu’Ejima et Shingorô aient réellement entretenu une liaison, mais la rumeur s’était propagée et le mal était fait. L’estampe placée en tête d’article en est la preuve, ils sont représentés en plein rendez-vous galant dans les coulisses du théâtre. La croyance en cette « liaison » est restée ancrée dans les esprits, de l’époque d’Edo jusqu’aux débuts de l’ère Meiji.
Comme mentionné précédemment, Ejima n’a jamais confirmé, mais il n’est pas impossible que Shingorô ait « avoué » sous la torture. Quant à Shirai Heiemon, il n’avait joué aucun rôle, mais puisqu’il appartenait à la famille élargie du shôgun il devait endosser la responsabilité du « tort ». Il n’eut d’autre choix que d’accepter la peine édictée par le shogunat.
La lumière n’a jamais été faite mais le scandale de cette affaire a continué d’agiter les esprits et de faire les gros titres. La sévérité des peines ayant contribué à renforcer les rumeurs, le petit peuple d’Edo a fait ses choux gras de cette histoire et de nombreuses estampes ont vu le jour. Mais l’affaire Ejima-Shingorô est-elle le fruit d’une erreur judiciaire ?
Pourquoi ont-ils été incriminés?
Et si la clef était à trouver dans les luttes entre factions cherchant à s’emparer des rênes du shogunat ?
Ten’ei-in, l’épouse légitime, n’avait pu donner un héritier alors que Gekkô-in, la favorite, était la mère du 7e shogun Ietsugu et jouissait d’un grand ascendant. Deux factions se livraient une lutte acharnée pour le contrôle du shogunat.
Sous le règne de Ienobu (6e shogun, 1662-1712), le pouvoir était en fait aux mains du Grand conseiller Manabe Akifusa et de Arai Hakuseki, un lettré confucéen. À la mort du généralissime, la faction dirigée par Ten’ei, son épouse, a souhaité écarter les conseillers Manabe et Arai qui tentaient de conserver leur mainmise en prenant sous leur aile le jeune Ietsugu, devenu 7e shôgun.
C’est dans ce contexte qu’Ejima commit l’impardonnable en contrevenant au couvre-feu. Mais pour Ten’ei-in, cette « faute » était une aubaine, elle allait lui permettre de renverser la faction rivale et mettre Gekkô-in et ses soutiens en difficulté. La rumeur d’une liaison aurait alors été nourrie amplifiée, thèse qui a les faveurs de l’historiographie actuelle.
En effet, après l’affaire, Gekkô-in, Manabe et Hakuseki virent leur pouvoir décliner.
Mais le jeune Ietsugu (7e shogun) était de santé fragile, il mourut prématurément à l’âge de huit ans. Sa disparition permit à Tokugawa Yoshimune, alors seigneur de Kishû et soutenu par Ten’ei-in, de devenir le 8e shôgun. Si Manabe et Hakuseki étaient restés puissants, Yoshimune aurait grandement été empêché dans son accession au pouvoir.
L’affaire « Ejima » a eu un impact non négligeable sur les jeux de pouvoir ayant décidé de la scène politique et pesé sur le destin du « shogunat héréditaire » initié par Tokugawa Ieyasu. Dans un précédent article je vais avais présenté Kasuga no Tsubone, qui avait instauré le « gynécée » (ôoku) afin de consolider et préserver la lignée Tokugawa en prenant le contrôle des naissances. Mais avec l’accession au pouvoir de Yoshimune (bénéficiaire du système des trois branches du clan Tokugawa appelé gosanke), le shogunat et l’ôoku allaient entrer dans une nouvelle ère.
La pièce qui raconte l’enfermement d’Ejima
Qu’est devenue Ejima ?
Au musée d’histoire de Takatô qui se trouve près du parc Takatô Joshi, à Ina, dans la préfecture de Nagano, les visiteurs peuvent voir une reconstitution de la pièce où Ejima a été recluse (kakomi-beya).
Fermée de barreaux appelés hame-koroshi, car fermement encastrés dans le sol, la pièce ressemble bel et bien à un cachot. La prisonnière était sous la surveillance de gardes et aucun contact avec l’extérieur (correspondance comprise) n’était autorisé. Ejima passera 27 années dans cette geôle.

Reconstitution de la pièce où vécut Ejima lors de sa résidence surveillée, sa baie fermée de barreaux (en haut) et vue de l’intérieur (en bas). La pièce fait environ 8 tatamis, elle y a vécu de longues années sans jamais en sortir pour la moindre promenade et avec quelques servantes pour seules interlocutrices. (Pixta)
Graciée, elle aurait bénéficié d’une certaine liberté dans le château de Takatô au soir de sa vie. Elle décède en 1741, mais on raconte que de son vivant, elle n’a jamais parlé de la vie dans l’ôoku.
Sa tombe se trouve au temple Renge-ji à Takatô, une statue en bronze la représentant pleine de sérénité y a été érigée en 1992. On la retrouve dans toute sa dignité de femme de l’ôoku, fière d’avoir accompli son devoir jusqu’au bout.
Mais l’affaire Ejima-Shingorô n’était qu’un début.
Un scandale de mœurs encore plus retentissant agitera le « gynécée » pendant la période Kyôwa (1801-1804). Mais nous en parlerons dans un prochain article.
(Photo de titre : l’estampe intitulée « Nouvelle sélection d’estampes nishiki-e de l’Est : L’affaire Ikushima Shingorô » [Shinsen azuma nishiki-e Ikushima Shingorô no hanashi] montre la rencontre secrète de Shingorô et Eijima. Cette scène qui a été souvent reprise pour symboliser le désordre moral régnant dans l’ôoku, a inspiré de nombreux films et romans. Collections de la Bibliothèque nationale du Japon.)