« La sente étroite du bout du monde » : marcher aux côtés de Bashô sur un chemin de création

Livre Tourisme Culture

La sente étroite du bout du monde, le chef-d’œuvre de Matsuo Bashô, est un journal de voyage basé sur une randonnée de 2 400 kilomètres, parcourus en cinq mois à travers le Japon. Cet ouvrage tout à fait classique, mais aussi très inventif sur le plan littéraire, porte la marque des écrits du temps jadis.

Presque un ouvrage de fiction

Matsuo Bashô avait approximativement 45 ans en mai 1689, quand il s’est lancé dans le périple de cinq mois à travers le Japon qui lui a inspiré le plus célèbre de ses journaux de voyage : Oku no Hosomichi (traduit par René Sieffert sous le titre La sente étroite du bout du monde dans son ouvrage intitulé Bashô Journaux de voyage, dont sont extraits tous les passages reproduits ci-dessous). Parti de Fukagawa, à Edo (aujourd’hui Tokyo), où il habitait, il s’est dirigé vers le nord jusqu’à Hiraizumi, dans l’actuelle préfecture d’Iwate, puis vers l’ouest, avant de descendre le long du littoral de la Mer du Japon et d’achever son voyage à Ôgaki, dans l’actuelle préfecture de Gifu.

Sur le plus gros du parcours, jusqu’aux sources chaudes de Yamanaka, Bashô a été accompagné par son disciple, appelé dans le texte Kawai Sora (Kasai Sora selon son vrai nom, identifié par l’érudit Muramatsu Tomotsugu). Il a également voyagé en compagnie du poète de haïku Tachibana Hokushi, entre Kanazawa et un endroit situé juste avant Fukui. Non content de visiter les lieux historiques associés à la poésie où célèbres pour d’anciennes batailles, il souhaitait rencontrer des poètes, créer avec eux des vers enchaînés, et faire connaître sa version du haikai, le genre littéraire humoristique qu’il a grandement contribué à façonner. (Voir notre article : Le haïku, ou l’art de la concision)

Autre facteur qui a sans doute joué un rôle, l’année de son départ était celle du 500e anniversaire de la mort de Saigyô, ancêtre littéraire très admiré de Bashô, qui avait lui aussi effectué un voyage à Hiraizumi. Le texte comporte de nombreux passages où l’on peut sentir la présence de Saigyô au plus profond de la conscience de Bashô. On pense qu’il a publié son ouvrage sous sa forme définitive entre 1692, soit trois ans après son voyage, et 1694, année de sa mort.

Le journal de Sora, qui raconte ce qui s’est passé au cours de l’expédition, laisse à penser que le récit véhiculé par La sente étroite du bout du monde s’écarte fréquemment de la réalité. Le journal littéraire du voyage de Bashô part certes du véritable périple, mais l’auteur y a intégré nombre d’idées qui lui étaient propres. Ce journal, qu’on pourrait presque qualifier d’œuvre de fiction, occupe, en ce sens, une place à part dans la littérature classique japonaise du voyage. Schématiquement parlant, trois priorités déterminent sa démarche.

1. Omniprésence du temps

Le voyage se déroule entre la fin du printemps et celle de l’automne, et l’ouvrage accorde une place prépondérante aux changements de saisons et aux célébrations auxquelles ils donnent lieu. Outre cela, il arrive souvent au narrateur d’être ému en prenant conscience de la fuite du temps lorsqu’il est en train d’observer des objets, des sites ou des coutumes rattachées au passé lointain.

2. Appel à des concepts puisés dans le théâtre nô

il existe une forme de appelée mugen-nô (nô d’apparitions), dans laquelle le shite, ou personnage principal, est un fantôme qui apparaît dans le rêve du waki, ou second rôle. Il y a, dans La sente étroite du bout du monde, des passages où l’on ressent l’influence de dialogues avec des gens qui ne sont plus de ce monde.

3. Le voyageur marche sur les traces de Saigyô

Il existe bien un narrateur qui parle à la première personne, mais il n’est pas stipulé qu’il s’agisse de Bashô lui-même. Le narrateur tel que le décrit Bashô est un admirateur de Saigyô, en quête des faits et gestes du poète qui l’a précédé.

Yosa Buson, Oku no hosomichi-zu byôbu, 1779. Le paravent qui reproduit le texte de La sente étroite du bout du monde, illustré de dessins inspirés par divers épisodes, est l’œuvre de Buson et témoigne de son estime pour Bashô. (Avec l’aimable autorisation du Musée d’art de Yamagata, collection Hasegawa)
Yosa Buson, Oku no hosomichi-zu byôbu, 1779. Le paravent qui reproduit le texte de La sente étroite du bout du monde, illustré de dessins inspirés par divers épisodes, est l’œuvre de Buson et témoigne de son estime pour Bashô. (Avec l’aimable autorisation du Musée d’art de Yamagata, collection Hasegawa)

Un voyage dans le temps

Examinons, pour commencer, l’ouverture de l’ouvrage :

Mois et jours sont passants perpétuels, les ans qui se relaient, pareillement sont voyageurs. Celui qui sur une barque vogue sa vie entière, celui qui la main au mors d’un cheval s’en va au devant de la vieillesse, jour après jour voyage, du voyage fait son gîte. Des anciens du reste, nombreux sont ceux qui en voyage moururent. Et moi-même, depuis je ne sais quelle année, lambeau de nuage cédant à l’invite du vent, je n’avais cessé de nourrir des pensers vagabonds et j’avais erré sur les rivages marins…

Il y a un intérêt manifeste pour le temps, vu comme un concept indissociable des voyageurs et, plus spécifiquement, comme un compagnon de voyage du narrateur. Ce « je » va continuer de prendre des notes sur le début de l’été et de l’automne, ainsi que sur les festivals spécifiquement inscrits au calendrier, dont le Tango no Sekku (la fête des garçons), le Tanabata, l’O-bon et le Tsukimi. Il contemple aussi des objets laissés en héritage par Minamoto no Yoshitsune et son serviteur Benkei — partis vers le nord, jusqu’à Hiraizumi, à l’instigation de Yorimoto, demi-frère du premier et fondateur du shogunat de Kamakura — et se rend sur des sites historiques comme le Konjikidô du temple Chûson-ji, à Hiraizumi. Ces rencontres avec le passé l’émeuvent jusqu’aux larmes.

Rencontres avec des fantômes

Examinons ensuite le secteur de Takadachi, à Hiraizumi, où s’est déroulée la bataille qui s’est soldée par la défaite de Yoshitsune et ses suivants. Incidemment, il se trouve que Saigyô s’est rendu à Hiraizumi alors que Yoshitsune y avait pris refuge.

C’est là que les hommes de Yoshitsune ont vaillamment résisté et se sont couverts de gloire au combat, mais cet instant est passé et leur gloire s’est transformée en herbe. « L’État détruit, il reste monts et fleuves ; sur les ruines du château, le printemps venu, l’herbe verdoie. » Posant mon chapeau, j’ai oublié la fuite du temps, et j’ai pleuré.

夏草や兵どもが夢の跡
Natsu-kusa ya / tsuwamono-domo ga / yume no ato
Herbes de l’été
Des valeureux guerriers
Trace d’un songe

卯の花に兼房みゆる白毛かな 曽良
Unohana ni / Kanefusa miyuru / Shiraga kana
Dans les fleurs de deutzie
J’ai cru de Kanefusa
voir la tête chenue
(poème de Sora)

L’influence du mugen-nô est manifeste dans cette partie de l’ouvrage. Elle a été rédigée de façon à ce que le lecteur sache que le narrateur oublie la fuite du temps en se lamentant à propos de la bataille de jadis qui s’est soldée par la défaite de Yoshitsune et de ses hommes. Alors, les guerriers apparaissent dans son rêve pour lui faire un récit des épisodes de la bataille, et, à son réveil, il ne reste que les herbes de l’été.

Le passage suggère aussi que c’est en rêve que Sora a vu la tête chenue du guerrier Kanefusa, de l’armée vaincue. Le haïku, qui ne figure pas dans la version conforme à la réalité du journal de Sora, semble être une invention tardive de Bashô. Dans la terminologie du nô, le narrateur est le waki (second rôle) et Sora le wakitsure (compagnon du second rôle), et tous deux offrent des poèmes aux hommes morts au combat.

Un éloge de Saigyô

Le passage suivant, qui décrit l’arrivée de Bashô dans l’actuelle préfecture de Fukui, illustre bien la façon dont le narrateur est présenté comme un disciple de Saigyô.

À la frontière d’Echizen, je coupai en barque la crique de Yoshizaki, et j’allai voir les pins de Shiogoshi.

終宵嵐に波を運ばせて
月を垂れたる汐越の松  西行
Yo mo sugara / arashi ni nami o / hakobasete / tsuki o taretaru / Shiogoshi no matsu 
Toute la nuit
La tempête a soulevé
Les hautes vagues
Et les pins de Shiogoshi
Ruisselaient de clair de lune
(poème de Saigyô)

Ce poème rend pleinement compte de la beauté de l’endroit. Ajouter quoi que ce soit reviendrait à mettre un sixième doigt sur une main.

Dans ce cas précis, le poème a en fait été composé par un autre auteur, nommé Rennyo, et l’idée que c’est Saigyô qui l’a écrit est une invention de Bashô. Rennyo était une grande figure du bouddhisme, et la lune symbolise l’illumination. Bashô insère donc ce poème dans La sente étroite du bout du monde pour montrer, via la lune, que Saigyô est arrivé au terme de la formation bouddhique, et que le narrateur veut faire son éloge.

Un travail inachevé

Diverses versions du texte ont été publiées avant 1694, année de la mort de Bashô. Le manuscrit écrit à la main est connu sous le nom de version Nakao depuis sa découverte en 1996. La version Sora — qui doit son nom au fait qu’elle s’est transmise au sein de la famille Sora — est une copie fidèle, qui a été révisée et affinée. La version Nishimura, qui porte le nom de son propriétaire, est une copie de la version Sora réalisée à la demande de Bashô par le calligraphe Kashiwagi Soryû, auteur d’une autre copie appelée version Kakimori du fait qu’elle appartient à Kakimori Bunko.

Toutes ces versions sont écrites à la main. Bashô, semble-t-il, n’avait pas l’intention de publier La sente étroite du bout du monde. Comment expliquer qu’il n’ait laissé que des manuscrits écrits à la main ? Peut-être faut-il chercher une raison de ce fait dans l’avantage comparatif de la rareté, qui aurait été perdu si le manuscrit avait été tiré à de nombreux exemplaires. Il existe bien des façons d’interpréter la situation, mais je suggérerais pour ma part que le texte était aux yeux de Bashô une œuvre en cours, qu’il avait l’intention de peaufiner.

L’année de sa mort, Bashô revint dans sa ville natale de la province d’Iga (dans l’actuelle préfecture de Mie) et emmena avec lui la version Nishimura, qu’il montra à son frère aîné Matsuo Hanzaemon. Elle passa ensuite aux mains du disciple de Bashô Mukai Kyorai, et c’est sur cette version, publiée à Kyoto en 1702 par Izutsuya, que se sont basées les nombreuses réimpressions ultérieures. On a longtemps considéré qu’elle constituait la seule et unique version du texte, jusqu’à ce que divers manuscrits soient découverts au XXe siècle. L’original de la version Nishimura est réapparu en 1943, la version Sora en 1951, la version Kakimori en 1959 et la version Nakao en 1996. C’est en 1943 que le journal de Sora est sorti de l’oubli pour proposer une version alternative des événements. Toutes ces découvertes ont donné un nouvel élan à l’étude du classique de Bashô.

(Photo de titre : Yosa Buson, Shihon tansai oku no hosomichi-zu [Image de La sente étroite du bout du monde en couleurs claires sur papier], 1779. L’illustration de Buson montre Bashô et Sora à leur départ de Senju, dans l’actuel arrondissement d’Adachi, à Tokyo. Avec l’aimable autorisation de la Fondation culturelle Hankyû/Musée Itsuô)

tourisme voyage littérature culture poème haïku