La simplicité du luxe ou l’hospitalité revisitée : Sakamoto Shin’ichirô, propriétaire de l’auberge Yuyado Sakamoto

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Sans faste et différente à bien des égards des auberges traditionnelles japonaises « tout confort », l’auberge Yuyado Sakamoto, niché au cœur de la péninsule de Noto, est un établissement d’une simplicité luxueuse. Elle sert des repas eux aussi d’une grande sobriété, mais qui mettent parfaitement en valeur les aliments de saison locaux. Le propriétaire, Sakamoto Shin’ichirô, nous expose sa philosophie.

Sakamoto Shin’ichirô Sakamoto Shin’ichirô

Propriétaire et cuisinier de l’auberge Yuyado Sakamoto. Né en 1954 dans la préfecture d’Ishikawa, il a ouvert en 1974 à Suzu son établissement, qui a pris la suite de l’auberge Sakamoto Ryokan gérée par son père.

Cinq conditions posées par un architecte de génie

Dans les auberges traditionnelles japonaises, à leur arrivée, les clients sont salués par les employés, parfois nombreux. Chez Yuyado Sakamoto, c’est le silence qui vous accueille.

« Chez nous, il n’y a personne pour accueillir la clientèle, et le service est réduit à sa plus simple expression. Le matin, c’est le chant du coq qui réveille les clients. Dans notre auberge, l’hospitalité n’est pas à la mode (rires). »

Le bâtiment paraît centenaire à première vue, mais en réalité, il a été entièrement reconstruit il y a une trentaine d’années. L’impression d’ancienneté tient aux piliers et aux parquets laqués de noir. Même si la ville de Wajima, célèbre pour ses laques, est tout près, cette substance est rarement utilisée en architecture. Il en existe cependant un exemple dans une auberge traditionnelle construite par l’architecte Takagi Shinji, originaire de Wajima, et M. Sakamoto s’était juré de faire appel à lui quand il ferait bâtir son propre établissement. Âgé d’une vingtaine d’années, il lui a fallu quatre ans et demi pour le convaincre de travailler ensemble.

L’entrée de l’auberge Yuyado Sakamoto, élégante de simplicité

« La philosophie de Takagi Shinji, c’est de construire ensemble le bâtiment ; nous avons travaillé ensemble en cuisine, voyagé ensemble, discuté jusqu’à plus d’heure chaque semaine. Il m’a posé cinq conditions : établir une liste de la faune et la flore aux alentours de la maison ; lui fournir une vue aérienne du bâtiment ; rassembler des informations sur les fêtes locales ; trouver une belle maison dans un paysage enneigé ; et enfin, sa cinquième demande était que je me marie. Ça, ça a pris du temps (rires). »

L’architecte a finalement bâti l’auberge sans tenir compte de cette dernière condition. C’est plus tard que M. Sakamoto a fini par rencontrer Mihoko, qui est devenue son épouse. À une époque où la mode était aux grands établissements thermaux de luxe, l’auberge toute simple lui avait plu, et elle y venait souvent depuis Osaka. Les deux futurs mariés partageaient la même sensibilité.

L’entrée, élégamment décorée d’un bouquet de narcisses du jardin

La clientèle annonce son arrivée grâce à un gong

Dans le vestibule en terre battue, un bassin pour se laver les mains, et un poêle pour la préparation du miso

L’auberge a été fondée par M. Sakamoto père. La sœur de Sakamoto Shin’ichirô, à l’âge d’un an, souffrait d’une maladie de peau et la famille venait ici pour lui prodiguer des soins thermaux avec l’eau d’une source curative qui jaillissait entre les rizières. C’est en discutant avec le propriétaire de l’établissement de soins que M. Sakamoto père a décidé d’ouvrir une auberge traditionnelle sur place.

« Davantage qu’une auberge, c’était un simple bâtiment à deux niveaux, l’ancienne remise d’une école qui avait été déplacée là. Après le décès de mon père, ma mère a continué à tenir l’établissement, mais les affaires marchaient mal. Il y a 44 ans, j’ai décidé de reprendre l’auberge. J’avais vingt ans. À vrai dire, je n’avais aucune intention de succéder à mes parents. Mon rêve d’enfant était de faire de la pâtisserie japonaise. Mais, en terminale, un jour où je faisais du trampoline, je me suis brisé les cervicales. J’ai passé deux ans à l’hôpital et je suis resté hémiplégique. »

La mort du père et les années d’apprentissage

Ce qui sauve le jeune Sakamoto Shin’ichirô, adolescent handicapé, c’est son amour de la bonne chère.

« Ce côté gourmet, je le tiens de mon père. Même à l’hôpital, je ne pensais qu’à manger. J’étais incapable de bouger et je regardais par la fenêtre depuis mon lit d’hôpital ; quand je voyais des moineaux tout ronds venir se poser dans les arbres, je les trouvais appétissants (rires). Mon père était un fin cuisinier, mais il gardait toutes les bonnes choses pour lui, il n’était pas du genre à partager avec des enfants. Un jour, il m’a dit : “Je vais te faire goûter quelque chose de délicieux” et il a fait bouillir une espèce de masse gélatineuse qu’il a coupée en lamelles et m’a servie avec du miso vinaigré. C’était vraiment bon. Mais après, j’ai appris que c’était une tête de pieuvre, un morceau qu’on jette, normalement. C’est comme ça que j’ai appris à tirer le meilleur parti de tout. »

C’est en voiture, sur le chemin du retour après avoir rendu visite à son fils à l’hôpital que le père de Sakamoto Shun’ichi décède brutalement. L’auberge commence à péricliter. Le jeune homme, à la sortie du lycée, passe outre le souhait de sa mère qui lui demandait de l’aider à tenir l’auberge pour tenter le concours d’entrée aux beaux-arts, mais en vain. Il se lance alors dans la cuisine.

« J’ai commencé par aller à Kanazawa, où j’ai frappé à la porte de restaurants réputés, mais tous ont refusé de me prendre. Certains m’ont même clairement dit qu’ils ne voulaient pas d’un apprenti handicapé. Mais il m’en fallait plus pour me rebuter. C’est le chef exécutif d’un grand hôtel de Kanazawa qui m’a donné sa chance. Il venait d’ouvrir une chaîne de boutiques de traiteur de cuisine française. Même si ce n’était pas de la cuisine japonaise, je voulais mettre un pied dans l’univers des chefs, et donc je n’ai pas hésité. J’ai mémorisé tous les processus en regardant le chef cuisiner, et je me suis appliqué à le seconder. Je travaillais douze heures par jour. Cette année passée chez un traiteur de cuisine française, ça a été une année d’apprentissage pour moi, plus que de travail. Dans cet esprit, j’ai rendu mon dernier mois de salaire, en signe de gratitude. Quand j’ai quitté la boutique, le patron m’a remis une lettre d’encouragement, dans laquelle il me disait de poursuivre mon rêve. Dans l’enveloppe, il y avait le double du dernier mois de salaire que j’avais refusé. »

L’apprentissage continue, cette fois-ci au Gesshin-ji, un temple situé aux confins des préfectures de Shiga et Kyoto. La cuisine bouddhique de Murase Myôdôni, la supérieure du temple, est alors réputée dans le pays entier. Murase Myôdôni est elle-même hémiplégique depuis l’âge de 39 ans, suite à un accident de la circulation.

« J’étais fasciné par les plats mijotés qu’elle concoctait. Un jour d’hiver, je suis allé au temple, où j’ai attendu deux heures avant qu’on me laisse entrer. Je me suis présenté de façon à éveiller sa pitié, en expliquant que j’étais hémiplégique depuis la terminale, et que j’avais perdu mon père la même année. Mais elle m’a envoyé bouler : “Tu t’apitoies sur toi-même ! Avec ta façon de penser, 1 plus 1, ça fait zéro. Il est hors de question que je t’apprenne quoi que ce soit !” Elle m’avait démasqué, et elle n’y est pas allée avec des pincettes. »

Vingt ans plus tard, Murase Myôdôni acceptera enfin Sakamoto Shin’ichirô dans ses cuisines. Il ne sera autorisé à rester qu’une demi-journée, du matin jusqu’au déjeuner, mais ce qu’il a vu ce jour-là reste à la base de ses préparations mijotées. En attendant ce moment, après avoir essuyé le refus de Murase Myôdôni, le jeune Sakamoto avait tenté sa chance à Kamakura auprès de Tatsumi Yoshiko, la plus célèbre des spécialistes gastronomiques.

« J’ai demandé à Mme Tatsumi de m’ouvrir sa porte, ne serait-ce qu’un jour. Je ne doutais vraiment de rien (rires). Mais alors, elle m’a répondu : “On n’apprend rien en un ou deux jours. Reste donc un certain temps.” Et elle m’a embauché comme cuisinier pour sa maisonnée. J’ai énormément appris chez elle. Par exemple, le dernier jour de l’année (ômisoka), chez nous, on mange toujours de la sériole (buri) au radis blanc (daikon). Le radis est coupé en rondelles très épaisses, comme on n’en voit jamais. Tellement épaisses que c’est tout un art de les faire cuire. Cela me prend trois jours, à les laisser mijoter et refroidir, puis à recommencer, pour qu’elles s’imprègnent bien de toutes les saveurs. Il faut être patient. Pour enlever à la sériole son odeur trop prononcée, je la lave et je fais griller la peau. Normalement, personne ne fait ça, on se contente de la pocher. Toutes ces étapes et ces astuces, c’est Mme Tatsumi qui me les a apprises. »

Pousses de pétasite sauvage, crosses de fougères et konnyaku mijotés. Les plats mijotés sont au cœur de la cuisine de Sakamoto Shin’ichirô.

Le buri-daikon, la sériole au radis blanc en rondelles épaisses, spécialité de Sakamoto Shin’ichirô. Il passe trois jours à préparer ce plat qu’il sert le dernier jour de l’année.

“J’ai découvert ce qu’est le vrai luxe”

L’appétit de Sakamoto Shin’ichirô ne se limite pas au Japon. En 1988, dévoré par sa curiosité pour l’Espagne, il passe six mois à Séville et en Andalousie. Ensuite, il fréquente l’architecte Shimizu Masahiro, concepteur désormais retraité de nombreux établissements réputés comme l’auberge Hôrai à Atami, qui lui enseigne les secrets de l’espace et de l’hospitalité.

« Quand j’ai ouvert mon auberge, M. Shimizu et son épouse venaient souvent. C’étaient des gens très directs et, une fois, ils ont comparé la literie de mon établissement à ce qu’on pourrait trouver dans une maison de passe. Ils m’ont invité à venir chez eux pour mieux comprendre ce qu’est l’hospitalité. Leur maison était toute simple, avec un toit en tôle ondulée. Mais à l’intérieur, tout était impeccable, il ne traînait pas un grain de poussière. Ils m’ont invité à passer la nuit, et la literie était incroyablement confortable. J’ai demandé à M. Shimizu comment cette literie avait été faite et je me suis immédiatement rendu chez un fabricant renommé de Kyoto. Là, j’ai appris qu’un matelas de ce type coûtait 1,5 million de yens ! Chez moi, au petit-déjeuner, le riz et la soupe miso sont servis dans des bols laqués. Il en existe des rouges et des noirs ; c’est M. Shimizu et son épouse qui m’ont appris qu’il valait mieux servir deux bols de même couleur, c’est plus élégant. M. Shimizu était l’héritier d’une entreprise de construction du centre du Japon, mais un beau jour, il a tout perdu. C’est avec eux que j’ai découvert ce qu’est le vrai luxe. »

Le salon au parquet laqué avec son foyer et un poêle à bois

La véranda immaculée s’ouvre sur l’extérieur

Les lavabos, dépourvus de vitre, communiquent avec le jardin intérieur

Les personnalités marquantes prises pour modèle par Sakamoto Shin’ichirô et sa propre détermination ont posé les fondations de l’esthétique de son auberge.

« Nous gérons, en famille, “la plus petite auberge du Japon”, en réfléchissant sans cesse à ce qui est important. L’une des réponses est d’œuvrer dans la durée, je crois. Pour cela, il faut prendre soin de l’environnement, mais aussi de nous-mêmes. Avec le poisson, les légumes et les champignons du marché local, on a de quoi accueillir jusqu’à trois groupes de clients par jour. En janvier et février, comme il fait très froid à Noto, nous n’avons pas la force de recevoir la clientèle, alors nous fermons. Ici, on n’offre ni chaussons ni télévision, et les lavabos et les toilettes sont communs. Les lavabos sont ouverts à tous les vents et il n’y a pas d’eau chaude, même l’hiver. On ne chouchoute pas la clientèle. Les gens qui aiment ce style reviennent, mais il y en a aussi qui ne remettent plus jamais les pieds chez nous (rires). Mais en y réfléchissant, si toutes les auberges du Japon étaient gérées en fonction de données qui normalisent le confort et la rentabilité, ce serait déprimant. C’est plus amusant d’avoir des établissements différents, d’avoir le choix. Ici, ce n’est pas une auberge traditionnelle. C’est la résidence secondaire des clients qui apprécient ce style. Nous n’en sommes que les gardiens. Vu sous cet angle, c’est normal qu’on n’accueille pas les gens à leur arrivée (rires). »

Les yaki-musubi, des boulettes de riz grillées qui dégagent toute la saveur du riz soigneusement préparé. Un des plats phares de l’auberge Sakamoto.

La façade de Yuyado Sakamoto

Yuyado Sakamoto

  • Adresse : Jisha, Uedo-machi, Suzu-shi, Ishikawa-ken 927-1216
  • Tél : +81.(0)7.66.82.05.84
  • Site Web :  http://www.asahi-net.or.jp/~na9s-skmt/
  • Fermé en janvier et février. Réservation par téléphone seulement.

(D’après un original en japonais. Photos : Inomata Hiroshi)

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