Ôtake Hidehiro, le photographe du monde sauvage

Les charmes et les colères de Dame nature, ou les rencontres intimes du photographe Ôtake Hidehiro

Images

Le photographe naturaliste Ôtake Hidehiro continue d’immortaliser la faune et la flore lors de son aventure dans le monde sauvage. Tout en poursuivant son objectif et vantant les charmes du voyage en solitaire (ou presque), il connaît des épisodes difficiles à endurer comme lorsqu’il constate que la forêt qui lui était chère avait disparu sous les flammes.

Première partie de l’aventure : À la poursuite du loup de ses rêves : la première aventure du photographe Ôtake Hidehiro

Deuxième partie de l’aventure : Tracer son chemin vers la photographie : les expériences mémorables d’Ôtake Hidehiro

Troisième partie de l’aventure : Au fin fond des Northwoods : la solitude parfaite du photographe Ôtake Hidehiro

Trouver la balise

En 2004, j’ai fait un long voyage en canoë dans le parc provincial Woodland Caribou au côté de Wayne Lewis. À la fin de notre séjour, nous nous sommes rendus au centre d’information de Red Lake afin d’effectuer notre compte-rendu sur la condition des sentiers et des zones de portage (les endroits sur lesquels les voyageurs doivent porter leur canoë et leur matériel sur terre jusqu’au prochain lac), les niveaux d’eau de toutes les rivières et lacs, ainsi que pour transmettre les informations qui pourraient être utiles aux canoéistes qui viendraient après nous. Wayne, qui faisait une expédition en ces lieux tous les printemps et qui rapportait les dernières informations à chaque fois, est un véritable ambassadeur des bois.

Une jeune pygargue à tête blanche danse dans la brume matinale du lac (2018)
Une jeune pygargue à tête blanche danse dans la brume matinale du lac (2018)

Doug Gilmore, le surveillant général du parc, m’a accueilli chaleureusement lorsque je lui ai raconté l’histoire de ma venue depuis le lointain Japon afin de prendre en photo la nature sauvage. Et en apprenant que j’étais également fan du photographe naturaliste Jim Brandenburg, il m’a dit qu’il ferait tout son possible pour faciliter mon travail dans le parc.

Doug nous a invités chez lui dans la soirée. Un poster dans son salon a attiré mon attention : la photo d’un troupeau de caribous en contrejour sautant dans l’eau était l’un des travaux les plus connus du photographe japonais Hoshino Michio, et Doug a affirmé qu’il s’agissait également de l’un de ses préférés.

J’avais peine à croire qu’ici, dans ce petit village au milieu de nulle part, se trouvait une photo de Hoshino ! C’était la découverte de son travail (ses photos et ses écrits) lors de ma seconde année d’université qui m’avait inspiré à devenir comme lui, un professionnel. En apprenant ça, Wayne m’avait murmuré à l’oreille : « Vous avez trouvé la balise qui vous montre le chemin. »

La balise... Les randonneurs coupent les côtés des arbres le long des sentiers avec une hache afin de baliser le chemin vers le prochain lac sur les lieux de portage. Le bois frais luit d’une lumière blanche au milieu de la forêt sombre. Ces marques brillent comme un phare, guidant vers la prochaine étape du parcours.

L’année suivante, je déposais mon dossier pour le Programme Vacances-Travail canadien. Doug m’a alors aidé à préparer mon séjour à Red Lake pour une durée d’un an.

Le portage jusqu’au lac suivant. La marque du sentier brille dans les bois (2016).
Le portage jusqu’au lac suivant. La marque du sentier brille dans les bois (2016).

Je suis arrivé au Canada en août 2005. Je cherchais alors un endroit pour vivre, mais Red Lake étant une ville minière avec l’un des plus importants gisements d’or au monde, le loyer ici était quasiment aussi élevé qu’à Tokyo, et aucun des logements à disposition n’était adapté pour une seule personne. Alors que je commençais à désespérer, je suis devenu ami avec les Rogalinski, une famille à la tête d’un magasin d’articles pour les activités en plein air de la ville. Mes bienfaiteurs m’ont gentiment loué une annexe qu’ils avaient fait rénover en dortoir pour les canoéistes.

Un lynx du Canada dissimulé (2013)
Un lynx du Canada dissimulé (2013)

Se rapprocher du loup aperçu dans son rêve

Mon premier plan était de partir en camping en solitaire pendant un mois. J’ai emprunté une tente-abri et un réchaud en bois à mon ami Wayne, avant d’acheter un séchoir alimentaire afin de pouvoir faire mes propres rations de fruits, de viande, de légumes, et même de sauce pour les pâtes. J’ai ensuite chargé mon équipement de camping et mon canoë de location dans un hydravion partant en direction des profondeurs du parc. Après avoir atterri sur le lac, le pilote m’a laissé partir, et nous nous sommes séparés après avoir convenu d’un vol retour le mois suivant.

L’hydravion du lac, une façon pratique de se déplacer autour des Northwoods. Un avion comme celui-ci m’a aidé à apporter mon canoë et mon matériel de camping au plus profond des bois (2016).
L’hydravion du lac, une façon pratique de se déplacer autour des Northwoods. Un avion comme celui-ci m’a aidé à apporter mon canoë et mon matériel de camping au plus profond des bois (2016).

J’ai établi un camp de base avant de partir couper du feu de bois. Chaque jour était dédié à l’exploration de la forêt, avec une carte et une boussole. Lors d’une de mes marches, je suis monté au sommet d’une pente douce. Alors que je passais ma tête prudemment au dessus du sommet, le son d’un aboiement s’est fait entendre. Regardant vers la vallée en contrebas, j’ai aperçu un énorme loup noir, s’évanouissant rapidement au milieu des arbres. Je n’avais même pas eu le temps de porter mon appareil à mes yeux. Comment avait-il donc fait pour sentir ma présence à une telle hauteur ? Ses sens devaient être incroyablement aiguisés.

Mon lieu de camp (2018)
Mon lieu de camp (2018)

Le nouvel an arrivait, et je décidais avec Wayne de partir pour une nouvelle excursion. Nous ne ferions pas de canoë pour le moment, puisque les lacs étaient glacés. Ils nous fallait charger notre équipement sur un toboggan (une autre tradition des Northwoods) et le tirer avec nos propres forces. Nos chaussures (des raquettes) étaient conçues pour marcher dans la neige molle sans trop nous enfoncer.

À un moment de notre voyage, alors que j’étais en train d’extraire l’eau présente sous la glace du lac, dans un froid bien en dessous de -20° Celsius, un point noir est apparu de nouveau au loin. Un loup ! L’animal était apparemment venu fouiller un trou de pêche que nous avions creusé quelques jours auparavant. Cette fois, j’ai su saisir ma chance. Sur mon viseur, le canidé n’était qu’une petite tâche lointaine, mais j’avais été en mesure de capturer un loup pour la première fois sur ma pellicule. Enfin, les progrès étaient là... J’avançais vers mon objectif.

Un voyage en toboggan durant l’hiver (2006)
Un voyage en toboggan durant l’hiver (2006)

La forêt de mes souvenirs en proie aux flammes

Durant l’été 2006, un incendie majeur s’est déclaré dans le parc. Il avait été déclenché par la foudre, et les forts vents ont rapidement étendu les flammes. C’était le 44e feu de forêt dans le comté de Red Lake en un an... Les Northwoods, au sol sec et séchant rapidement en l’absence de pluie, étaient connus pour subir de nombreux incendies (plus de 100 par an sur cette seule région). La zone brûlée par les flammes comprenait notamment les bois que j’avais explorés avec Wayne Lewis.

Cet incendie avait-il un sens pour moi ? La forêt de mes souvenirs était perdue, mais je savais que je devais voir ce qu’il en restait de mes propres yeux, et immortaliser ces images avec mon appareil. J’ai demandé au service des incendies de m’emmener en hélicoptère près du centre de la zone sinistrée. Je trouvais la belle forêt, qui m’avait tellement fait penser à un jardin japonais, complètement dévastée. Seuls demeuraient des bois calcinés et un sol noirci...

Des pommes de pin gris, brûlées et ouvertes par les flammes (2006)
Des pommes de pin gris, brûlées et ouvertes par les flammes (2006)

Même en cherchant de mon mieux, je ne trouvais aucune trace de verdure. Pas de mousse, pas de broussailles… Seul le Bouclier canadien, une couche de substrat rocheux formée il y a près de deux milliards d’années, s’étendait encore jusqu’à perte de vue. Il faisait désormais si chaud que même les rochers pelaient comme une fine peau. Les arbres étaient dénudés, mais les pommes des pins gris, un des piliers de l’écosystème des Northwoods, étaient toutes ouvertes. En temps normal, elles sont couvertes de résine, et ne peuvent donc être ouvertes pour récolter leurs graines que lorsqu’on les réchauffe par le feu. En d’autres termes, les pins gris se propagent lorsque la forêt brûle.

Nous avons voyagé en canoë à travers la source pour observer les transformations de la nature sauvage. Le sol de la forêt profonde avait été recouvert de mousse et de lichen. C’était une importante zone d’hiver pour le caribou, qui se nourrit de mousse de renne. Je pense que quand les arbres les plus élevés brûlent, davantage de lumière du soleil peut arriver au sol. Ainsi, les sous-bois peuvent repousser plus facilement, ce qui attirera les bernaches du Canada et d’autres oiseaux aquatiques. En cinq ans, les myrtilles auront à nouveau poussé, et les ours viendront donc à leur tour. En une décennie, les arbres seront à nouveau serrés les uns aux autres, formant un habitat parfait pour les lièvres d’Amérique. Les lynx du Canada viendront donc en ces lieux pour chasseur leurs proies. Au fur et à mesure du temps, la faune et la flore des bois seront progressivement restaurés.

Un jeune plant de pin gris bourgeonne au milieu des morceaux de bois brûlés (2019).
Un jeune plant de pin gris bourgeonne au milieu des morceaux de bois brûlés (2019).

Tout ce que l’on apprend de son voyage

La forêt est à la fois jeune et ancienne. La biodiversité nécessite un équilibre entre des bois d’âges différents, et les incendies font également partie de ce cycle naturel qui aide à maintenir l’équilibre d’un écosystème d’une grande richesse. Mais récemment, de nombreux observateurs ont pu constater que la hausse des températures due aux changements climatiques a provoqué des chaleurs inhabituellement élevées et de longues périodes de sécheresse, entraînant des feux de forêt plus fréquents et plus violents. Je me rends donc désormais en ces lieux tous les cinq ans, afin de photographier les changements rapides liés au réchauffement climatique.

Observations de la forêt incendiée à quatre moments différents
Observations de la forêt incendiée à quatre moments différents

Passer un an dans un tel endroit m’a apporté tellement de choses... J’ai pu faire l’expérience pratique des changements de saisons en célébrant la venue du printemps après un hiver long et froid. Au ministère des Ressources naturelles, qui comprend en son sein le centre d’information du parc provincial, j’ai rencontré des experts dans des domaines variés tels que la géologie, la foresterie, la conservation et la protection des forêts et la gestion des incendies, qui m’ont généreusement offert leurs connaissances en répondant à mes questions. C’était pour moi comme de retourner à l’école et de discuter avec des professeurs. J’en voulais toujours plus. J’avais fait renouveler mon visa, mais n’ayant plus d’argent, j’ai dû me résoudre à rentrer au Japon après un an et demi de voyage.

Un castor se prépare pour l’hiver (2019).
Un castor se prépare pour l’hiver (2019).

Attirer le cervidé le plus imposant au monde

En 2009, je sortais mon livre pour enfants, « Les animaux des bois » (Mori no dôbutsu), et je célébrais sa publication au cours d’une exposition photo dans la galerie des citoyens du Musée d’Art de Setagaya, à Tokyo. Puisque j’avais auparavant publié deux ouvrages, dont « Un monde de merveilles », un certain nombre d’amateurs de mes travaux s’étaient déplacés. L’un des visiteurs était le producteur d’une émission de la NHK appelée « La vie sauvage » (Widl life). Cette rencontre nous a amené à concevoir un programme présentant les Northwoods, pour lequel je serai le guide. C’était ma chance d’utiliser au mieux les expériences et les techniques que j’avais acquises lors de mes voyages.

« Les animaux des bois » (Mori no dôbutsu), la parution de décembre 2009 de « L’ami des enfants âgés de 0, 1 et 2 ans » (Kodomo no tomo 0. 1. 2.) et l’exposition photo de la galerie des citoyens du Musée d’Art de Setagaya, à Tokyo (2009).
« Les animaux des bois » (Mori no dôbutsu), la parution de décembre 2009 de « L’ami des enfants âgés de 0, 1 et 2 ans » (Kodomo no tomo 0. 1. 2.) et l’exposition photo de la galerie des citoyens du Musée d’Art de Setagaya, à Tokyo (2009).

L’émission comprendrait une visite du parc national du Canada Wood Buffalo et des dunes de sable d’Athabasca, ainsi qu’une chance d’attirer avec succès un élan, le cervidé le plus imposant au monde. L’utilisation des appeaux est une ancienne méthode de chasse visant à imiter l’appel des femelles afin d’attirer l’attention des mâles pendant la période des accouplements en automne. Un ami agent de la conservation m’a appris à me servir de mon outil, un mégaphone en écorce de bouleau roulée. J’ai ressenti quelques frissons en voyant un élan doté d’énormes bois sortir des broussailles, prouvant que mon cri avait bien atteint l’animal. La visibilité dans la forêt est assez faible, et les animaux communiquent donc souvent par des sons plutôt que par des signaux visuels. En faire l’apprentissage pratique a été une expérience incroyable.

Un élan mâle attiré par mon imitation du cri d’une femelle... Ses yeux semblent vous observer (2011).
Un élan mâle attiré par mon imitation du cri d’une femelle... Ses yeux semblent vous observer (2011).

Un des objectifs clés de ma carrière, à partir du moment où j’ai décidé de devenir photographe, était de faire un recueil de mes œuvres. Prendre des photographies méritant le nom de « travaux » n’est pas chose aisée, mais j’avais toujours l’impression d’assembler les pièces de ce gigantesque puzzle qu’était les Northwoods, et de dévoiler sa vraie forme, petit à petit. Comme Jim Brandenburg me l’avait dit, « fournir du travail de bonne qualité prend du temps ».

La forêt aux couleurs de l’automne (2012)
La forêt aux couleurs de l’automne (2012)

Plus tard, ma rencontre avec le peuple Anichinabé des Premières Nations du Canada, qui réussit à maintenir ses traditions de chasseurs-cueilleurs au sein de ces territoires, m’a finalement donné une nouvelle perspective sur les voyages que je faisais.

(À suivre pour la dernière partie de l’aventure...)

(Toutes les photos sont d’Ôtake Hidehiro)

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