La course de relais Hakone Ekiden : une tradition du Nouvel An et une riche aventure humaine

Sport Tradition

En chaque début d’année, les 2 et 3 janvier, de nombreux Japonais aiment s’asseoir devant leur écran pour regarder la compétition sportive traditionnelle Hakone Ekiden. Cette course de relais longue distance voit s’affronter dix jeunes participants par équipe sur une boucle de plus de 200 kilomètres, du quartier d’Ôtemachi, à Tokyo, au bord du lac Ashi, dans la ville de Hakone. Pour les athlètes des universités du pays, l’Ekiden est l’évènement idéal pour faire connaître ses prouesses.

Une tradition du Nouvel An au Japon

Le Hakone Ekiden est l’un des évènements phares du calendrier annuel de l’athlétisme au Japon. Se déroulant les 2 et 3 janvier de chaque année, cette course de relais à longue distance voit s’affronter des équipes universitaires masculines sur plus de 217,1 kilomètres. 5 coureurs se passent un tasuki (sorte d’écharpe en tissu servant de témoin de relais) sur 5 étapes formant une distance totale de 107,5 kilomètres du quartier d’Ôtemachi à Tokyo jusqu’à Ashinoko, le lac cerné de montagnes de la ville de Hakone, lors de la première journée, avant de parcourir 5 étapes supplémentaires sur 109,6 kilomètres pour la course retour du lendemain.

21 équipes participent chaque année : 10 d’entre elles sont qualifiées automatiquement après avoir fini dans les 10 équipes de tête de la compétition précédente, 10 autres remportent leur participation lors d’une épreuve préliminaire, et une autre équipe est constituée des meilleurs coureurs issus d’universités qui ne sont pas parvenues à envoyer d’équipes pour le Hakone Ekiden. Cette course constitue également un évènement majeur des programmes télévisuels du Nouvel An : Nippon TV diffuse la totalité de la compétition, obtenant des taux d’audience allant jusqu’à 30 %. Contrairement à la plupart des émissions du Nouvel An, le programme ne fait pas intervenir de comédiens ou de célébrités dans le studio, mais uniquement d’anciens grands coureurs venus commenter la compétition.

Un représentant de l’industrie télévisuelle japonaise nous explique que le Hakone Ekiden est monté en popularité durant ces dernières décennies : « Pendant l’ère Shôwa (1926-1989), le sport universitaire ayant le plus retenu l’attention publique était le Tokyo Big6 Baseball League, avec les équipes des 6 plus fortes universités de Tokyo. Et quand nous sommes entrés dans l’ère Heisei (1989-2019), le rugby a gagné en popularité, et les matchs entre les universités Waseda et Meiji avaient des taux d’audience à deux chiffres. Mais à partir du milieu des années 1990, c’est le Hakone Ekiden qui est progressivement devenu le plus populaire des évènements sportifs universitaires. »

Hara Susumu, entraîneur principal de la puissante équipe de l’université Aoyama Gakuin, qui a remporté la compétition six fois depuis 2015, note que la montée en popularité récente de cette course a entraîné de nombreux jeunes à se tourner vers le relais longue distance plutôt que vers d’autres sports. « Il semblerait que de nombreux athlètes qui se seraient normalement dirigés vers le baseball, le football ou d’autres sports avec des ligues professionnelles de renom décident de se lancer dans les relais longue distance à la place. Durant ces dernières années, notre université a vu arriver de nouveaux étudiants qui sont des athlètes polyvalents, ayant de nombreux talents pour d’autres sports que la course. Il est fort probable que le Hakone Ekiden ait inspiré leur développement. »

Naissance de l’ekiden moderne

Sur le pont Sanjô Ôhashi, qui surmonte le fleuve Kamo, à Kyoto, se tient une plaque commémorant cet endroit comme « lieu de naissance des courses ekiden ». Le 27 avril 1917, des équipes ont commencé à courir depuis cet endroit jusqu’à l’étang Shinobazu du quartier d’Ueno, à Tokyo, lors d’une course de très longue distance de 23 étapes, s’étendant sur 508 kilomètres. Cette compétition, le premier ekiden du Japon, s’est engagée entre deux équipes représentant la région du Kantô, centrée sur Tokyo, et celle du Kansai, comprenant Kyoto et Osaka. Les coureurs se sont relayés jours et nuits, et c’est finalement Kanakuri Shizô (qui avait représenté le Japon lors du marathon des Jeux olympiques de Stockholm en 1912), membre de l’équipe du Kantô assigné à la dernière étape, qui a réussi à franchir la ligne d’arrivée deux jours après le commencement de la course.

Trois ans plus tard, en 1920, l’École normale supérieure de Tokyo (plus tard connue sous le nom d’Université d’éducation de Tokyo et aujourd’hui appelée Université de Tsukuba) et les universités Waseda, Keiô et Meiji ont pour la première fois pris part au Hakone Ekiden. Pendant plus d’un siècle depuis le lancement de cette compétition annuelle par ces quatree écoles, les coureurs ont continué à se passer le tasuki le long du parcours de la course Tokyo-Hakone.

La compétition a su engendrer quelques « héros » sur son chemin. Seko Toshihiko, qui a couru pour l’Université Waseda pendant quatre années consécutives, de 1977 à 1980, a par la suite représenté le Japon au marathon des Jeux olympiques de Los Angeles, puis à ceux de Séoul, en 1984 et en 1988 respectivement. Kashiwabara Ryûji de l’Université Tôyô s’est vu attribuer le surnom de Yama no Kami, le « dieu de la montagne », pour ses performances éblouissantes de 2009 à 2012 lors de la redoutable cinquième étape qui voit ses participants gravir les collines jusqu’au lac Ashi. Et Ôsako Suguru, arrivé sixième au marathon olympique de Tokyo l’année dernière, s’est fait un nom en tant que coureur d’élite durant ses quatre années de sport universitaire à Waseda (2011-2014).

Au-delà des talents individuels qu’il a su mettre en avant, le Hakone Ekiden est également réputé pour le suspense qu’il offre lors de ses courses haletantes entre des écoles perpétuellement rivales, telles que les équipes d’Aoyama Gakuin et de l’Université Komazawa, ainsi que pour ses victoires inattendues de dernière minute, lorsque les coureurs retournent à Tokyo pour la deuxième journée de compétition. Le Hakone Ekiden est le seul événement de course à pied à figurer régulièrement dans des éditions spéciales des principales revues sportives du Japon.

On désigne Hakone comme l’une des « trois grandes courses ekiden universitaires » du pays, incluant également l’Izumo Ekiden, dans la préfecture de Shimane, et le Championnat Ekiden inter-universitaire du Japon, se déroulant sur un parcours couvrant les préfectures d’Aichi et de Mie. Aussi populaires que soient ces autres compétitions en leur propre mérite, elles ne peuvent toutefois pas rivaliser avec sa popularité.

Quelle est la raison à cela, alors que le Hakone Ekiden est fondamentalement un tournoi régional destiné aux écoles de Tokyo et des environs ? On peut expliquer ce succès par le pouvoir des médias, et notamment de la télévision. La compétition est diffusée en direct depuis 1987, la soixante-dixième année des courses d’ekiden au Japon, et sa popularité nationale n’a fait que croître depuis. Aujourd’hui, le fait de se détendre en famille devant la télévision début janvier, en profitant des vacances du Nouvel An avec la course annuelle en arrière-plan, est une tradition solidement établie dans de nombreux foyers japonais.

Le dernier coureur de l'université Nihon franchit la ligne d'arrivée de la quarante-et-unième édition du Hakone Ekiden le 3 janvier 1965. L'université Nihon remporte ainsi une victoire totale, arrivant première à chacune des deux journées de la compétition. La photo a été prise à la ligne d'arrivée située devant le siège du journal Yomiuri Shimbun, dans le quartier de Ginza, à Tokyo. (© Jiji)
Le dernier coureur de l’université Nihon franchit la ligne d’arrivée de la quarante-et-unième édition du Hakone Ekiden le 3 janvier 1965. L’université Nihon remporte ainsi une victoire totale, arrivant première à chacune des deux journées de la compétition. La photo a été prise à la ligne d’arrivée située devant le siège du journal Yomiuri Shimbun, dans le quartier de Ginza, à Tokyo. (Jiji)

Cette course s’étend pendant plus de 11 heures sur deux jours, ce qui la distingue considérablement d’un match de football ou de rugby où les résultats sont visibles en environ deux heures. C’est donc une compétition quelque peu difficile à suivre en permanence. Cependant, pour les vacances « détentes » du début d’année, ce type de divertissement, avec une compétition que les téléspectateurs peuvent suivre à leur guise sans trop y prêter attention, est un programme idéal. Le soleil matinal qui accueille les coureurs sur la première étape ainsi que les vues splendides sur l’océan Pacifique et le mont Fuji offerts par le parcours correspondent également parfaitement à l’ambiance du Nouvel An.

Une autre raison de la popularité de la course est son statut d’événement purement destiné au sport universitaire. Contrairement à d’autres compétitions où de nombreux athlètes représentent des équipes professionnelles, le Hakone Ekiden est particulièrement alléchant pour les sponsors : il est beaucoup plus facile de soutenir de tout cœur les jeunes amateurs des équipes universitaires, et beaucoup de spectateurs encouragent des sportifs de certaines écoles sans pour autant être d’anciens élèves des mêmes institutions.

Récemment, Taïwan a connu un regain d’intérêt pour la course de Hakone, notamment pour l’équipe d’Aoyama Gakuin. En 2017, lorsque celle-ci a remporté la course pour la troisième année consécutive, certains de ses membres sont apparus dans une émission de variétés japonaise qui a été ensuite rediffusée dans ce pays. L’attitude ouverte et chaleureuse des jeunes athlètes de cette université leur a valu de nombreux fans parmi les jeunes téléspectateurs taïwanais. Et j’ai en effet noté, au fil de mes années à couvrir les courses universitaires, que presque tous ses jeunes coureurs excellent dans la communication publique, probablement grâce à l’insistance de l’entraîneur Hara Susumu à faire de la qualité d’expression l’un des critères de recrutement des futurs membres de l’équipe. Leur apparition dans cette émission a apparemment inspiré certains lycéens taïwanais à déclarer qu’ils espéraient venir eux aussi étudier et courir à Aoyama Gakuin.

La plupart des coureurs les plus doués du Hakone Ekiden rejoignent ensuite des équipes professionnelles et s’entraînent pour des courses majeures, poursuivant ainsi leur carrière compétitive. Lorsque je discute avec ces athlètes de haut niveau, beaucoup d’entre eux soulignent ironiquement que l’attention médiatique qu’ils reçoivent désormais a considérablement diminué par rapport à leurs années à l’université, ce qui constitue une preuve supplémentaire de l’impact démesuré de cette course ekiden sur les mondes du sport et du journalisme.

Kondô Kôtarô, de l'université Aoyama Gakuin, à droite, termine la septième étape du Hakone Ekiden 2021, remettant le tasuki à son coéquipier Iwami Shûya, coureur de la huitième étape. L'équipe avait terminé à la quatrième place cette fois-ci, mais elle a été redoutable ces dernières années, remportant six des huit courses effectuées depuis 2015. La photo a été prise au point de relais situé à Hiratsuka, dans la préfecture de Kanagawa, le 3 janvier 2021. (Jiji)
Kondô Kôtarô, de l’université Aoyama Gakuin, à droite, termine la septième étape du Hakone Ekiden 2021, remettant le tasuki à son coéquipier Iwami Shûya, coureur de la huitième étape. L’équipe avait terminé à la quatrième place cette fois-ci, mais elle a été redoutable ces dernières années, remportant six des huit courses effectuées depuis 2015. La photo a été prise au point de relais situé à Hiratsuka, dans la préfecture de Kanagawa, le 3 janvier 2021. (Jiji)

Les Japonais férus de sports d’équipe

L’ekiden est un type de course inventé au Japon, ce qui, selon moi, montre la préférence japonaise pour les sports d’équipe plutôt que pour les efforts athlétiques individuels. Pendant mes reportages sur les Championnats du monde d’athlétisme et sur les Jeux olympiques, je n’ai pas constaté de tendance particulière dans des pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, où se trouvent des athlètes de premier plan et de nombreux fans, à considérer les épreuves d’athlétisme comme des sports d’équipe. Les coureurs sont généralement perçus comme des compétiteurs individuels qui doivent mettre leur corps et leurs talents à l’épreuve les uns contre les autres dans la quête de la victoire. Ainsi, le champion du 100 mètres est célébré comme « l’homme le plus rapide sur Terre », et le médaillé d’or au saut en hauteur comme « le plus grand sauteur du monde ».

Au Japon, le relais est toutefois devenu l’une des épreuves d’athlétisme les plus populaires du pays, en particulier depuis les Jeux olympiques de Beijing en 2008, où l’équipe de relais 4x400 mètres masculin a remporté la médaille d’argent. Au total, quatre coureurs japonais sont parvenus à franchir la barre des 10 secondes au 100 mètres, suscitant un nouvel engouement parmi les fans qui espèrent voir un concurrent issu de l’archipel dans la course aux médailles, mais c’est surtout le relais 4x400 qui a été l’une des attractions majeures des Jeux olympiques de Tokyo l’année dernière. Malheureusement, un mauvais passage de témoin a fini par écarter le Japon de la course aux médailles cette fois-ci. L’Archipel reste l’un des quelques pays à avoir une affection particulière pour les rares épreuves de course en équipe.

Ishizu Yoshiaki réalise une solide performance lors de la neuvième étape du Hakone Ekiden en 2021. Son équipe, celle de l'université Sôka, a fini à la deuxième place du classement général. La photo a été prise le 3 janvier à Yokohama. (Jiji)
Ishizu Yoshiaki réalise une solide performance lors de la neuvième étape du Hakone Ekiden en 2021. Son équipe, celle de l’université Sôka, a fini à la deuxième place du classement général. La photo a été prise le 3 janvier à Yokohama. (Jiji)

Cette préférence pour les sports d’équipe a été constatée dans tous les types de compétitions sportives, et ce tout au long de l’ère moderne. Pendant des décennies, le baseball est resté le fer de lance du monde sportif japonais en termes de popularité. Toutefois, lors des Jeux olympiques de Tokyo en 1964, les plus fortes audiences télévisées ont été enregistrées lors de la compétition de volley-ball féminin. Le football attire lui aussi constamment de nombreux spectateurs, grâce notamment à la compétence de l’équipe nationale féminine et à l’amélioration de l’équipe masculine, qui peut généralement au moins compter sur une participation aux huitièmes de finale des tournois internationaux. L’équipe de rugby du Japon, qui est parvenue à étonner le monde entier lors de sa victoire contre l’Afrique du Sud lors de la Coupe du monde 2015, avant d’atteindre les quarts de finale de la Coupe du monde 2019 organisée au Japon, jouit également d’une immense popularité.

Cela ne signifie pas, bien sûr, que le Japon n’a pas célébré ses stars des sports individuels. Le pays a produit ses propres champions de boxe, judokas, coureurs de marathon et bien d’autres qui se sont montrés capables de remporter des victoires sur la scène mondiale. Des joueurs de tennis tels que Nishikori Kei et Osaka Naomi, classée numéro 1 mondiale à un moment donné, ont connu une immense renommée ces dernières années. Il est difficile de dire, cependant, si des talents japonais similaires continueront à émerger régulièrement dans des sports comme les leurs.

Nous pourrons toutefois toujours compter sur le Hakone Ekiden pour produire un flux constant d’athlètes reconnus, grâce aux deux qualités qui l’ont propulsé au sommet dans l’Archipel : son statut de compétition étudiante et sa nature en tant qu’évènement par équipe.

Une riche aventure humaine

Les compétitions d’ekiden sont populaires chaque fois qu’elles ont lieu au Japon, et celui de Hakone se situe au sommet de leur hiérarchie. La course n’est pas remportée par des individus, mais par des équipes de 10 coureurs combinant leurs efforts pour emporter leur tasuki jusqu’à la ligne d’arrivée. Lors de l’édition 2022, le coureur universitaire Miura Ryûji, qui est parvenu à terminer septième du 3 000 mètres steeple masculin aux Jeux olympiques de Tokyo l’été dernier, a attiré beaucoup d’attention sur lui, mais au final, cet olympien était surtout reconnu en tant que membre de l’équipe Juntendô, qui a réussi à terminer deuxième derrière Aoyama Gakuin.

Le dernier coureur de l’université Komazawa, Ishikawa Takuma, passe le ruban de la ligne d’arrivée du Hakone Ekiden, le 3 janvier 2021 au quartier d’Ôtemachi à Tokyo. (Jiji)
Le dernier coureur de l’université Komazawa, Ishikawa Takuma, passe le ruban de la ligne d’arrivée du Hakone Ekiden, le 3 janvier 2021 au quartier d’Ôtemachi à Tokyo. (Jiji)

Peu importe à quel point un coureur individuel peut être célèbre et talentueux, sans ses coéquipiers, il ne pourra pas remporter la victoire. La compétition est toutefois suffisamment ardue pour que même une équipe s’étant durement entraînée pendant de nombreuses heures ne saurait gagner si ses membres ne parvenaient pas à s’élever aux plus hauts échelons de ce sport. La course est par nature une activité solitaire, mais il est dans l’esprit japonais d’ajouter à cette recherche de la performance athlétique un esprit d’entraide avec ses camarades permettant à chacun de s’élever vers l’excellence.

Un dernier facteur qui a fait grimper l’intérêt populaire pour cette course est la jeunesse de ses participants. Tout comme pour le tournoi de baseball lycéen Kôshien, ces compétitions viennent avec une riche aventure humaine : pas seulement les joies de la victoire, mais aussi les déceptions et les larmes des perdants, et bien d’autres rebondissements qui font vibrer la corde sensible des spectateurs. Les fans du Hakone Ekiden (dont je fais partie depuis plus de 40 ans maintenant) seront à jamais inspirés par les parcours de ces jeunes athlètes.

(Photo de titre : le peloton de la première étape du Hakone Ekiden 2021, le 2 janvier dans l’arrondissement d’Ôta, à Tokyo. Jiji)

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