L’ère Heisei en un coup d’œil

La culture pop de l’ère Heisei (1989-2019) : un baiser d’adieu avec le passé

Culture Divertissement

Alors que l’ère Heisei (1989-2019) s’est achevée avec l’abdication de l’empereur Akihito le 30 avril 2019, revenons sur les grandes tendances culturelles des trois dernières décennies qui ont fait le lien entre l’époque d’après-guerre et le Japon d’aujourd’hui.

Trois décennies en rupture totale avec l’époque précédente

C’est en janvier 1989 que l’ère Shôwa, qui avait débuté en 1926, s’acheva avec la mort de l’empereur Hirohito. L’ère Heisei lui succéda avec l’accession au trône de son fils Akihito. Le terme « Heisei », composé des idéogrammes hei (平), signifiant « paix », et sei (成), « devenir », traduisait peut-être la volonté tacite de faire table rase de tout ce que l’ère Shôwa représentait. En effet, le très long règne de Hirohito (62 ans) a été marqué par la guerre en Asie, Pearl Harbor, deux bombardements atomiques successifs, la reddition du Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale et les souffrances qui en ont résulté. Ces événements restent gravées dans la mémoire de générations entières.

D’autre part, l’ère Shôwa a été caractérisée par le « miracle économique japonais » d’après-guerre et l’explosion de la bulle économique qui a suivi celui-ci. C’est aussi une ère qui a engendré de grands personnages issus du monde des arts tels que les cinéastes Kurosawa Akira et Ozu Yasujirô. Adulé et respecté, Tezuka Osamu s’est imposé comme le plus grand dessinateur de manga de son époque, et Kawabata Yasunari a remporté le prix Nobel de littérature en 1968. Tokyo a accueilli les Jeux olympiques de 1964, à peine 19 ans après la défaite du pays. Mishima Yukio est devenu une icône nationale lorsqu’en 1970, il se suicidait publiquement par seppuku (hara-kiri) au quartier général du corps de l’Est des Forces d’autodéfense terrestres à Tokyo. L’ère Shôwa a été une époque d’erreurs scandaleuses et de violences souvent extravagantes, d’incroyables excès et de choses toutes aussi insolites que merveilleuses.

Ensuite a débuté l’ère Heisei (1989-2019). Son avènement a donné l’impression d’être passé du jour à la nuit. Une impression seulement, car les 30 années de cette période ont été bien tumultueuses : 20 ans de récession économique et une population de plus en plus âgée ou de plus en plus isolée comme le phénomène des hikikomori. Alors que l’ère Shôwa rimait avec exubérances et grands discours, l’ère Heisei, elle, était synonyme de modération et de réduction, comme dans le monde de la pop japonaise, où les idoles étaient en petit nombre. On peut notamment citer les incontournables boys bands issus de l’agence Johnny & Associates avec leurs membres au visage d’ange comme Arashi, ou encore le groupe de jeunes japonaises AKB48 et la diva Amuro Namie, qui a décidé de se retirer après 25 ans de carrière, en septembre 2018, provoquant une onde de choc dans tout le Japon.

Les Japonaises des temps modernes

Une majeure partie de l’ère Heisei a été passée à raffiner, à redorer et parfois à gommer les torts de l’héritage de l’ère Shôwa. Les toilettes à la turque qui étaient la norme dans les toilettes publiques pendant Shôwa ont été remplacées par des toilettes de haute technologie. Elles font des envieux bien au-delà du Japon, si bien que Barack Obama lui-même en aurait fait installer à la Maison Blanche. Ou encore les uniformes scolaires de style « marin », jadis symboles de la sexualité pubère, remplacés par des blazers élégants et des jupes plissés (voir notre article lié). Les écolières sont immédiatement devenues un phénomène marketing sans limite, marquant le début d’une ère de culture des filles mineures fortement sexualisées, extrêmement lucratives et exploitées sans peu voire aucun scrupule (lire notre article : Des lycéennes exploitées par le « JK business »).

Les « JK » (acronyme de joshi kôsei, ou lycéenne) : symbole de la sexualité jeune et commercialisable (PIXTA)
Les « JK » (acronyme de joshi kôsei, ou lycéenne) : symbole de la sexualité jeune et commercialisable (photo : Pixta)

L’ère Heisei était l’époque où le sexe et l’amour qui y étaient assimilés devenaient lucratifs, alors que de plus en plus de femmes japonaises se rendaient compte que les relations amoureuses n’étaient peut-être rien d’autre qu’une absurdité par rapport à l’importance sans limite de l’argent. Loin d’elle l’intention de devenir comme leurs mères de l’ère Shôwa – prisonnières de décennies de tâches ménagères et prises au piège dans des mariages monotones et mélancoliques, faute de revenus personnels. Si les séries télévisées de l’ère Heisei exhortaient les femmes à trouver leur véritable vocation sur leur lieu de travail, le « feuilleton télévisé » de la fin de l’ère Shôwa faisait de l’amour et du mariage les deux éléments essentiels au bonheur des femmes.

Ces héroïnes d’action réelle ont vécu en même temps que les personnages de filles enjouées créés par le Studio Ghibli et son icône visionnaire, Miyazaki Hayao. Les héroïnes de Miyazaki ont toujours fait passer leur l’indépendance avant l’amour, la vérité et l’hypocrisie. Les lourdes charges de travail ne leur faisaient pas peur non plus.

Miyazaki Hayao, le sourire aux lèvres lors d'une conférence de presse après la fin de Sen to Chihiro no kamikakushi (Le Voyage de Chihiro) le 10 juillet 2001. (Jiji Press)
Miyazaki Hayao, le sourire aux lèvres lors d’une conférence de presse après l’achèvement de l’anime Le Voyage de Chihiro, le 10 juillet 2001. (Jiji Press)

De Murakami à One Piece en passant par la Game Boy

Parmi les autres personnages de la culture de l’ère Heisei, on peut citer le romancier Murakami Haruki, nominé comme candidat au prix Nobel de littérature plusieurs années de suite, sans malheureusement pour l’heure n’être jamais parvenu à remporter la précieuse récompense. Au grand étonnement de tous, c’est un humoriste, Matayoshi Naoki, qui remporte en 2015 la plus grande distinction littéraire japonaise, le prix Akutagawa, pour son livre Hibana qui sera même adapté en série sur Netflix... La vie de Kitano Takeshi connaîtra elle aussi de nombreux rebondissements : de comédien à part, il devient une figure médiatique vénérée. Il sera victime d’un accident de moto et deviendra un cinéaste de renommée internationale (Lion d’or au Festival du Film de Venise, 1997 pour Hana-bi). Se réinventant toujours lui-même, il s’adonnera à d’autres passions telles que la peinture.

Fans de l’écrivain Murakami Haruki réunis pour l’annonce du lauréat du prix Nobel de littérature le 13 octobre 2016. Ils noient leur chagrin, dans une librairie de Tokyo, l’auteur n’ayant une nouvelle fois pu décrocher le prestigieux prix. (Jiji Press)
Des fans de l’écrivain Murakami Haruki réunis pour l’annonce du lauréat du prix Nobel de littérature le 13 octobre 2016. Ils noient leur chagrin, dans une librairie de Tokyo, l’auteur n’ayant une nouvelle fois pu décrocher le prestigieux prix. (Jiji Press)

Ozu et Kurosawa ont passé le relais à des réalisateurs tels que Kore-eda Hirokazu et Kawase Naomi, qui se sont faits connaître au-delà de frontières de l’Archipel. Yagira Yûya devient le plus jeune acteur à remporter le prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes en 2004, à l’âge de 13 ans, pour sa performance dans Dare mo shiranai (Nobody Knows) de Kore-eda.

Manbiki Kazoku (Une affaire de famille) du réalisateur Kore-eda Hirokazu, a remporté la Palme d’Or au Festival de Cannes. Le réalisateur présente sa récompense au Club des correspondants étrangers du Japon à Tokyo en mai 2018.
Une affaire de famille (Manbiki Kazoku) du réalisateur Kore-eda Hirokazu, a remporté la Palme d’Or 2018 au Festival de Cannes. Le réalisateur présente sa récompense au Club des correspondants étrangers du Japon à Tokyo en mai 2018.

Sur le papier comme à l’écran, l’ère Heisei a été marquée par des héros masculins. Citons Conan, le petit détective du manga et anime Détective Conan, ou encore Monkey D. Luffy, du célébrissime One Piece. Ce dernier a même fait son entrée dans le Livre Guinness des records, en tant que manga le plus vendu dans le monde  : plus de 450 millions d’exemplaires ! De son côté, le 22e film d’animation de Détective Conan (intitulé Meitantei Konan: Zero no shikkônin) sorti en 2018 a remporté un total de 9,2 milliards de yens (soit plus de 80 millions de dollars), attestant de l’énorme popularité du jeune limier de 7 ans.

Avec des centaines de millions d'exemplaires vendus pendant l'ère Heisei, One Piece est devenu un phénomène mondial, dépassant largement les frontières de l’archipel nippon. Le dessinateur Oda Eiichirô a offert ce dessin de ses personnages devant le château de Kumamoto pour redonner du baume au cœur des habitants de Kumamoto après les puissants tremblements de terre survenus en avril 2016. (Avec l’aimable autorisation de la préfecture de Kumamoto ; Jiji Press)
Avec des centaines de millions d’exemplaires vendus pendant l’ère Heisei, One Piece est devenu un phénomène mondial, dépassant largement les frontières de l’archipel nippon. Le dessinateur Oda Eiichirô a offert ce dessin de ses personnages devant le château de Kumamoto pour redonner du baume au cœur des habitants de la région après les puissants tremblements de terre survenus en avril 2016. (Préfecture de Kumamoto/Jiji Press)

Toutefois, être un garçon à l’ère Heisei, c’était aussi adorer les jeux vidéo. La Game Boy de Nintendo, sortie en avril 1989 à l’aube de l’ère Heisei, est devenue la console portable la plus populaire de toute l’histoire. Seule la Nintendo DS, qui lui succéde, est parvenue à la « remplacer » dans le cœur des joueurs. Mais même ce super-duo fait pâle figure à côté de la série PlayStation de Sony. Si la première PlayStation (PS1) a été lancée en 1994 et s’est vendue à plus de 100 millions d’exemplaires, la console suivante, la Playstation 2 (PS2), née en 2000, est à ce jour la console la plus vendue de tous les temps, avec 150 millions d’exemplaires. Le 4 septembre 2018, Sony a définitivement arrêté son service de réparation de la mythique console : la PS2 aura donc été jusqu’à la fin une création 100 % Heisei ! 

À bien des égards, les jeux vidéo ont façonné la personnalité du garçon de l’ère Heisei. Ce dernier montre en effet beaucoup moins d’intérêt pour les interactions humaines que pour le monde sur les écrans, qu’ils soient grands ou petits. Il n’est donc pas surprenant que Heisei soit marquée par une forte chute du taux de natalité et une augmentation du nombre de célibataires, la petite console de poche étant particulièrement apprécié par le sexe masculin. D’ici 2035, la motié de la population japonaise devraient être célibataires – mais ils pourront toujours se consoler avec les successeurs de Tetris, Pokémon, Mario et Street Fighter.

L’âge d’or des idoles Akimoto

Enfin, impossible d’évoquer l’ère Heisei sans parler d’Akimoto Yasushi. Il n’est autre que le créateur du groupe japonais pop Onyanko Club, exclusivement composé de filles et extrêmement populaire à l’ère Shôwa. En avance sur son temps, il connaissait le potentiel marketing énorme représenté par les jeunes élèves si bien qu’en 1985, il créa une émission télévisée diffusée l’après-midi, où il était question d’un « club » spécial de filles âgées de 14 à 19 ans. À un moment donné, il y avait près de 100 « membres du club » cherchant toutes à se faire repérer par la caméra. Peu ont eu la chance de poursuivre des carrières durables à la télévision avant la disparition définitive de l’Onyanko Club en 1987.

Akimoto Yasushi en compagnie de membres du groupe d'AKB48 lors de la 31ème cérémonie de remise des prix de la JASRAC (Société japonaise des droits des auteurs, des compositeurs et des éditeurs) le 22 mai 2013. (Jiji Press)
Akimoto Yasushi en compagnie de membres du groupe d’AKB48 lors de la 31e cérémonie de remise des prix de la JASRAC (Société japonaise des droits des auteurs, des compositeurs et des éditeurs) le 22 mai 2013. (Jiji Press)

En 2005, Akimoto Yasushi fit un comeback retentissant avec la création du groupe d’AKB48, dont le slogan fut « idoles que tu peux venir rencontrer en personne ». Il fit même construire dans le quartier d’Akihabara une salle de concert réservée aux représentations du groupe.

Akimoto Yasushi a apporté quelques nouveautés. En effet, désormais, les 48 membres d’AKB48 se disputent l’élection pour obtenir la place centrale dans le groupe, et leurs électeurs sont les fans qui ont acheté leurs CD. Ces derniers obtiennent ainsi le droit de voter et de leur serrer la main.

Le reste appartient désormais à l’histoire. La franchise AKB48 compte maintenant 134 membres au Japon et s’est exportée vers d’autres pays d’Asie. Le plus récent devrait voir le jour en Inde cette année. Et maintenant que les idoles d’Akimoto Yasushi ne sont plus des filles d’à côté, les geeks les plus passionnés se tournent vers les chika idol, ou « idoles souterraines », présentées comme des « joyaux » non polis et non découverts qui se produisent dans des lieux mineurs. Ces filles véhiculent une image plus humaine sur scène, discutant franchement de leur travail (serveuses dans des maid cafés  par exemple) ou en expliquant les difficultés de leur quotidien, où elles ne peuvent que s’offrir des repas modestes (comme les nouilles instantanées).

Des adieux trop sentimentaux ?

À bien des égards, l’ère Heisei a cherché à se libérer et à se démarquer l’ère Shôwa tout en douceur. Mais parfois trop sentimentaux, les adieux ont pu traîner en longueur, à la manière d’un procès de divorce qui semblait ne plus en finir. Sous un angle différent, cependant, cela pourrait ressembler davantage à un baiser d’une scène de film, parfaitement chorégraphié avec tout ce qu’il faut de pathos pour vous tirer les larmes – le genre de baiser d’adieu qui reste à jamais gravé dans les esprits.

(Photo de titre : les membres du groupe d’AKB48 sur scène dans le cadre de 15 représentations sur 8 jours à Tokyo. Prise le 12 janvier 2019. Jiji Press)

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