Un été japonais sans festivals et des morts sans commémorations : l’importance de garder les rituels en vie

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L’épidémie de Covid-19 a contraint toutes les régions du Japon à annuler ou réduire drastiquement les festivals traditionnels de l’été, des plus grands aux petits événements locaux. Sans doute n’y avait-il pas le choix et cette décision s’imposait-elle du moment qu’il s’agissait d’éviter les concentrations de monde trop importantes. Il n’empêche, la plupart de ces festivals d’été ont pour vocation de commémorer les ancêtres et d’écarter les épidémies. Pendant la période dite « O-bon », les esprits des morts reviennent chez eux et reçoivent les rites des vivants. Que penseront-ils cette année, ne trouvant personne pour leur faire bon accueil ? Un folkloriste réfléchit à la signification de cet été loin des traditions et des festivités.

Les festivals d’été annulés à tous les niveaux

En raison de la crise sanitaire sans précédent, un grand nombre de festivals traditionnels, qui ne peuvent se tenir sans provoquer de grandes concentrations de personnes, ont été contraints à l’annulation. C’est donc un été plutôt sobre, sans festivités, que les habitants du Japon sont en train de vivre. 

Ainsi, 24 des 30 festivals les plus populaires se déroulant entre mai et septembre ont annoncé qu’ils ne se tiendraient pas cette année. Et parmi les 6 qui ont maintenu leur programme, 3 ont repoussé leur date, 2 ne gardent que le rituel shintô, et 1 se tiendra sur Internet. Aucun ne se déroulera « comme d’habitude ».

Le coronavirus a eu raison des « quatre grands festivals du Tôhoku » , à savoir le Nebuta d’Aomori, les lanternes d’Akita, et celui de Tanabata de Sendai et le Hanagasa de Yamagata. Pour le Nebuta d’Aomori, c’est la première fois depuis l’instauration de sa forme actuelle dans l’immédiat après-guerre, avec sa grande parade de chars décorés à travers la ville que celle-ci est annulée. Le festival des lanternes d’Akita n’avait jamais été supprimé depuis la guerre, de même pour le Tanabata de Sendai, en place pourtant depuis sa restauration en 1946.

De même, l’une des traditions principales du festival de l’O-bon de Kyoto, le gozan no okuribi (des feux propitiatoires en formes de caractères) se tiendra sous un format significativement réduit. Seuls 6 points aux sommets et au centre des caractères géants seront enflammés, et alors que 108 arches de feu de torches en forme de portiques shintô sont installées, il n’y en aura que 2 cette année. L’Association des Gozan okuribi de Kyoto a fait passer le message suivant : « Nous allumerons les feux pour souhaiter bon retour aux esprits, mais dans la mesure du possible, nous demandons au public de s’abstenir de venir, et de rester prier à la maison. »

La crise sanitaire a bien entendu des répercussions directes sur les traditionnels feux d’artifices d’été. D’après l’association professionnelle japonaise qui regroupe les producteurs de feux d’artifice, environ 80 % des feux sont annulés (il y en a plus de 200 sur le territoire). Certains étaient déjà supprimés pour incompatibilité avec le calendrier des Jeux olympiques, mais pour ceux qui avaient simplement déplacé leur programme, comme le grand feu d’artifice du fleuve Sumida, le résultat est le même. Certains feux d’artifice se sont déroulés sans public, parfois dans des lieux qui n’ont pas été dévoilés pour ne pas provoquer de rassemblement.

L’une des origines des festivals d’été : faire disparaître les épidémies

Il n’est pas exagéré de dire que la quasi-totalité des festivals traditionnels japonais trouvent leur origine dans des rituels commémoratifs pour les esprits des morts et des rituels propitiatoires pour éloigner les épidémies.

À l’époque de Heian (794-1185), on pensait que les épidémies étaient causées par l’esprit d’un mort condamné pour un crime qu’il n’avait pas commis. Pour apaiser son courroux, il  était alors organisé des rituels bouddhiques, des exorcismes shintô, mais également des spectacles scéniques, des concours de tir à l’arc à cheval, des tournois de sumo ou des courses de chevaux.

La tradition de ces rites s’est répandue petit à petit jusqu’au pays tout entier. Au printemps de l’an 5 de l’ère Jôgan (863), quand se répandit une épidémie de « toux » shiwabuki yami qui fit de nombreuses victimes, la cour impériale située à Kyoto institua pour la première fois une cérémonie propitiatoire appelée « Goryôe » au sanctuaire du Shinsen-en, qui fut reproduite dans tout le pays. Au Shinsen-en fut édifié un siège spirituel des six piliers pour le prince Sawara, le prince Iyo et d’autres, à qui furent dédiées des lectures de sutras, des performances de gagaku (musiques de cour) et de danses d’enfants.

Suite à l’éruption du mont Fuji et au grand tremblement de terre de Jôgan l’année suivante, le 14 juin de l’an 11 de l’ère Jôgan (869), le sanctuaire Gion-sha (l’actuel sanctuaire Yasaka) fit fabriquer 66 chars en forme de sabre (hoko), soit autant que de « pays » constituant l’empire à cette époque, qu’il fit acheminer en palanquins jusqu’au Sinsen-en en offrande pour la fin des catastrophes. C’est cette Gion goryôe qui serait à l’origine du festival de Gion. Il n’est pas inutile de noter que la maladie shiwabuki yami pour laquelle furent initiés les rites du Shinsen-en pourrait très bien avoir été la grippe.

Le festival de Tenjin d’Osaka, pour sa part, aurait débuté en l’an 5 de Tenryaku (951), lorsqu’un rite shintô aurait été réalisé pour mettre fin à une épidémie. Un char fut laissée à la dérive sur le fleuve Ôkawa à hauteur du sanctuaire d’Osaka Tenmangû ; c’est à l’endroit où elle se ficha sur la rive que fut construit un site de prière pour la fin de l’épidémie. Là serait l’origine du rite de hoko nagashi du festival Tenjin.

Une théorie fait remonter l’origine du festival Hakata Gion Yamakasa à une épidémie touchant Hakata en l’an 2 de l’ère Ninji (1241). Le fondateur du temple Jôten-ji, le moine bouddhiste Enni, purifia la ville en répandant de l’eau de prière tout en priant pour la dissipation de l’épidémie.

Comme on le voit, aussi bien le festival de Gion que le festival de Tenjin furent institués pour l’élimination des épidémies et des catastrophes naturelles, ainsi que pour offrir un service commémoratif aux âmes des morts. Que penser dans ce contexte de l’annulation de ces festivals justement pour cause de crise sanitaire ?

On dit que les feux d’artifice de Ryôgoku, forme initiale des feux d’artifice du fleuve Sumida, furent créés pour prier pour la fin de l’épidémie de choléra qui frappa la capitale shogunale en 1732. Mais cette explication date de l’ère moderne, pas de l’époque même.

Il existe aussi des feux d’artifice créés en commémoration des victimes des guerres ou de catastrophes naturelles. Le feu d’artifice du festival de Nagaoka, dans la préfecture de Niigata en est l’exemple typique : le feu d’artifice se veut une expression de recueillement pour les victimes du bombardement de Nagaoka du 1er août 1945 et une prière pour le relèvement après le tremblement de terre de Niigata Chûetsu qui eut lieu le 23 octobre 2004. Il a habituellement lieu la première semaine d’août, mais il est lui aussi annulé pour cette année.

Les danses pour les ancêtres : des rituels indispensables

Si l’été est la saison la plus riche en festivals traditionnels au Japon, c’est parce que ces festivals coïncident avec le temps de l’O-bon, quand les esprits des ancêtres reviennent. Les danses rituelles de bon odori, qui font partie de ces festivals sont elles aussi annulées, subissant les effets de la crise du coronavirus.

En exemple, les danses de Niino no bon odori dans la préfecture de Nagano, qui n’auront pas lieu cette année. Elles figurent à l’inventaire des biens culturels immatériels du pays, et avaient été mises en valeur par Yanagita Kunio, le fondateur des études folkloriques japonaises modernes, qui y voyait l’expression ancienne originale des rituels pour les ancêtres au Japon.

Dans ces rituels, les habitants du lieu dansent toutes les nuits, du 14 au 16 août, autour d’une estrade, jusqu’à l’aube du dernier jour où ils entament une danse d’adieu, avec l’offrande d’une lanterne ornée de papiers sacrés en cadeau de séparation aux âmes qui s’en repartent. Cette danse serait la forme préservée intacte des anciennes cérémonies pour les ancêtres. C’est ce rite vieux de 500 ans qui a été annulé cette année pour la première fois de son histoire.

Le président de l’Association des danses de bon odori des plateaux de Niino raconte : « Même pendant la guerre, le rituel avait été certes réduit, mais jamais annulé. Je me demandais si c’était vraiment une bonne idée de le supprimer complètement cette année. » Il a gardé jusqu’au bout la possibilité de le faire malgré tout. Dans un contexte difficile, il a proposé de ne garder que la danse d’adieu, mais lors de la réunion du 24 juin, personne n’a élevé d’objection, et l’annulation a donc été adoptée. La décision est amère à prendre. « C’est triste. Nous ne savons même pas quoi faire avec ce sentiment. Enfin, au moins, la tristesse de devoir annuler nous fait prendre conscience du bonheur que nous avions à danser chaque année. »

Regarder les âmes des ancêtres repartir sans flûte, sans tambour, sans sonnailles, nous rappelle que les festivals d’été au Japon ont toujours à voir avec les morts. Un été à Niino sans danse de l’O-bon, c’est le symbole d’une situation anormale.

Et qu’en pensent les morts ?

Ces annulations successives de tous les festivals d’été a au moins eu le mérite de faire prendre conscience que ceux-ci étaient une composante indispensable de l’été japonais. Tout comme le fait que l’été soit la saison à laquelle nous devons être capable de faire face à nos morts. Ce qui nous rappelle que si les festivals d’été ont été transmis jusqu’à nous sans interruption, c’est bien par les générations passées, par ces morts eux-mêmes, précisément.

Le festival Tsukuda, au sanctuaire de Sumiyoshi à Tsukuda (Tokyo), a lieu tous les trois ans (la prochaine édition tombe en 2021). Les têtes de lion sont de sortie, le palanquin octogonal également, et sont emmenés en bateau pour faire le tour du territoire dépendant du sanctuaire. Les habitants du quartier, après purification au sanctuaire, portent le palanquin sur leurs épaules, guidés par trois têtes de lion. Les lions en profitent pour ramasser les photographies mémorielles de ceux qui sont décédés au cours des trois années écoulées. Les morts aussi tiennent à leur festival !

Dans certaines îles de la mer intérieure de Seto, la tradition veut que la danse bon-odori soit effectuée en portant une « boite » (hako) contenant la tablette mortuaire et la photographie mémorielle de ceux qui sont décédés dans l’année. On se demande si on a un peu pensé à l’avis de ces morts avant de décider d’annuler les festivals locaux. Cet été, en l’absence d’événements pour leur souhaiter bon retour dans leur pays, les morts sont peut-être bien en train de danser tous seuls quelque part…

(Photo de bannière : feux d’artifice donnés à Gifu pour la rémission de la crise sanitaire. Les feux d’artifice ont été donnés sans aucune annonce afin d’éviter la concentration du public. Jiji Press)

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