Tokyo, une ville en perpétuelle métamorphose

Les mille et un visages de Shinjuku : histoire du quartier le plus animé de Tokyo

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Shinjuku est l’un des quartiers les plus célèbres et les plus vivants de Tokyo, et il fait partie intégrante de l’histoire de la capitale du Japon. Tout a commencé en 1885, quand une petite gare sans grande importance a été construite sur place.

Une petite gare située au milieu de nulle part

Le quartier de Shinjuku, le plus animé de Tokyo, s’est développé autour de la gare du même nom. À l’heure actuelle, celle-ci accueille plus de 3,5 millions voyageurs par jour et à ce titre, elle est la plus fréquentée du monde, comme l’atteste le Livre Guinness des records.

Vue aérienne de la gare de Shinjuku et de ses environs, le 13 novembre 2013. (Jiji Press)
Vue aérienne de la gare de Shinjuku et de ses environs, le 13 novembre 2013. (Jiji Press)

Pourtant, les débuts de ce centre névralgique de la capitale du Japon en termes de transports ont été extrêmement modestes. La gare de Shinjuku a été inaugurée le 1er mars 1885, en tant que station de la ligne de chemins de fer Akabane-Shinagawa, intégrée par la suite dans la ligne JR Yamanote. À l’époque, le réseau ferré japonais n’en était qu’à ses débuts et beaucoup de localités de l’Archipel ne voulaient pas d’une gare sur leur territoire parce qu’elles craignaient que la population en profite pour aller faire ses achats ailleurs. C’est ce qui s’est passé à Naitô-Shinjuku. Cet ancien relais de poste florissant du Koshû-kaidô, une des cinq grandes routes de l’époque d’Edo (1603-1868), se trouvait à l’emplacement des districts actuels de Shinjuku 1-chôme et 2-chôme. Et ses habitants ont exigé que la gare soit construite à l’écart de l’agglomération en direction de l’ouest, à proximité d’un bois. Au début, à peine une cinquantaine de personnes par jour utilisaient la ligne et quand il pleuvait, il arrivait même qu’elle soit complètement déserte.

Quatre ans plus tard, la gare de Shinjuku a été reliée du côté de l’ouest à Tachikawa par une autre ligne ferroviaire appelée aujourd’hui Chûô. Mais elle n’en a pas moins conservé son caractère de halte champêtre, implantée au cœur de la plaine de Musashino et dotée d’une seule sortie du côté de l’est. Les trains étaient rares, à peine toutes les deux ou trois heures, si bien que lorsqu’on avait le malheur d’en rater un, il fallait attendre longtemps avant de voir le suivant arriver.

Devant la gare, il y avait deux petites maisons de thé où l’on pouvait se désaltérer et se restaurer assis sur des bancs recouverts traditionnellement de toile rouge ou même faire une petite sieste quand le temps le permettait, par exemple au début de l’été. Les deux maisons de thé portaient le nom de « Tanuki chaya » et de « Kitsune chaya » à cause des animaux — chien viverrin (tanuki) et renard (kitsune) — que leurs propriétaires respectifs avaient apprivoisés. On ne peut que songer avec nostalgie à la tranquillité idyllique dont on devait jouir dans un pareil endroit.

Les débuts improbables d’une fruiterie de luxe

En 1885, l’année même de l’inauguration de la gare, la maison Takano a ouvert ses portes. Cet établissement est devenu par la suite la célèbre fruiterie de luxe Shinjuku Takano, un des emblèmes du quartier. Mais à l’époque, l’essentiel de ses activités se limitait à la vente de cocons de vers à soie et d’outils d’occasion, et le commerce de fruits était tout à fait marginal. L’histoire de Shinjuku Takano est étroitement liée à celle du parc Shinjuku Gyôen situé à proximité. Pendant l’époque d’Edo, celui-ci faisait partie de la résidence dans la capitale shogunale du clan Naitô, une puissante famille de seigneurs (daimyô). Après la Restauration de Meiji en 1868 et l’abolition des fiefs, ce terrain est devenu un jardin botanique où l’on a notamment effectué des cultures expérimentales. C’est là par exemple que les Japonais ont réussi à faire pousser pour la première fois dans l’Archipel des melons brodés que la maison Takano a commencé à vendre en 1920 (voir nos articles « Le secret des melons brodés japonais » et « Les fraises de Tochigi, joyaux de l’agriculture japonaise »). Depuis lors, Shinjuku Takano s’est fait un nom en tant que fruiterie de luxe.

Shinjuku pendant l’ère Taishô (1912-1926). A l’époque, cette partie de Tokyo était traversée par l’ancienne route Ôme kaidô qui reliait Tokyo à la ville de Kôfu, dans la préfecture de Yamanashi. Et une grande partie du transport des marchandises se faisait encore avec des charrettes tirées par des chevaux. (Avec l’aimable autorisation du Musée historique de Shinjuku)
Shinjuku pendant l’ère Taishô (1912-1926). Une grande partie du transport des marchandises se faisait encore avec des charrettes tirées par des chevaux. (Avec l’aimable autorisation du Musée historique de Shinjuku)

Des activités commerciales particulièrement innovantes

Le 1er septembre 1923, Tokyo et la région du Kantô ont été ravagés par un séisme extrêmement meurtrier. Le quartier de Shinjuku, situé dans l’ouest de la capitale a eu la chance d’être relativement épargné, ce qui lui a permis d’accueillir de plus en plus de commerces. En 1926, la maison Takano a remodelé ses locaux dans le style occidental pour accueillir sa fruiterie appelée Takano Fruit Parlor. Et la boulangerie Nakamuraya qui s’était installée dans le quartier à la fin de l’ère Meiji (1868-1912) a elle aussi changé de visage. Ses propriétaires, Sôma Aizô et son épouse Kokkô, étaient de fervents partisans du pan-asianisme, ce qui les a amenés à fréquenter des artistes et des révolutionnaires indiens réfugiés au Japon. L’un d’eux, Rash Behari Bose s’est même marié avec leur fille Toshiko et c’est lui qui leur a transmis la recette du fameux curry servi dans le café Nakamuraya adjacent, à partir de 1927. La même année, Tanabe Moichi, fils d’un négociant en charbon, a fondé la librairie Kinokuniya. Le premier étage du magasin abritait également une galerie d’art qui en a fait un des hauts lieux culturels de Tokyo. Ces établissements sont toujours présents aujourd’hui.

Le grand magasin Isetan, un autre symbole de Shinjuku, a été inauguré en 1933. Deux ans plus tard, il s’est agrandi en achetant l’immeuble voisin occupé jusqu’alors par le grand magasin Hoteiya. Les escalators reliant les deux bâtiments sont devenus une véritable attraction de même que la patinoire d’Isetan, très fréquentée par les jeunes et les familles. Deux nouveaux établissements, le cinéma Musashinokan qui projetait des films étrangers et le théâtre de variétés Moulin Rouge Shinjuku-za, ont par ailleurs attiré quantité d’employés, d’étudiants, et d’autres classes sociales en plein essor.

Marché noir et strip-tease

La Seconde Guerre mondiale a mis fin brutalement à cette période florissante. Shinjuku a été réduit à l’état de décombres par les bombardements, comme le reste de Tokyo. Seuls la gare, Isetan et quelques autres édifices étaient encore debout. Le quartier a pourtant commencé à revivre dès le 20 août 1945. Cinq jours à peine après la capitulation du Japon, les activités de marché noir se sont concentrées à proximité de la sortie est de la gare. Avec un slogan on ne peut plus clair : « La lumière vient de Shinjuku ». Shinjuku est effectivement devenu un lieu incontournable pour les habitants de la capitale ravagée par la guerre. On y trouvait de tout, nourriture, habillement, matériel pour la vie de tous les jours, endroits pour boire, se restaurer et se divertir de toutes sortes de façons.

Le premier spectacle de strip-tease de l’histoire du Japon a eu lieu en 1947 au cinéma Teito-za, en face du grand magasin Isetan. Les femmes qui étaient sur scène avaient la poitrine dénudée et elles incarnaient des personnages de peintures célèbres occidentales tout droit « sortis de leur cadre ». Pendant l’après-guerre, le district 2-chôme de Shinjuku a par ailleurs abrité des activités liées à la prostitution. Et puis à la fin des années 1960, il est devenu le quartier gay le plus emblématique du Japon, un quartier réputé pour sa tolérance en matière de satisfaction des désirs.

L’histoire étonnante du Kabuki-chô

L’histoire du Kabuki-chô a elle aussi débuté à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce quartier a vu le jour en 1948, à l’initiative de Suzuki Kihei, président d’une association locale. Celui-ci voulait en faire une « zone d’activité éthique » « où l’on ferait du commerce en pensant aux clients ». Il envisageait aussi d’y implanter un théâtre de kabuki qui lui a donné son nom sans avoir jamais été construit. Les établissements qui s’y sont installés, notamment le théâtre Koma et le cinéma Chikyû-za de l’homme d’affaires et politicien taïwanais Lin Yi-wen, ont fini par en faire un quartier de divertissements de tout premier plan. L’inauguration en 1952 de la gare ferroviaire Seibu-Shinjuku de la ligne privée Seibu, située à proximité, a elle aussi grandement contribué au développement du Kabuki-chô.

Le Kabukichô dans les années 1950. (Avec l’aimable autorisation du Musée historique de Shinjuku)
Le Kabuki-chô dans les années 1950 (Avec l’aimable autorisation du Musée historique de Shinjuku)

En 1957, le Japon a promulgué une Loi sur la prostitution interdisant le commerce du sexe jusque-là toléré dans des zones bien spécifiques. C’est alors que de nouvelles formes illégales de cette industrie ont fait leur apparition dans le Kabuki-chô. Loin de devenir la « zone d’activité éthique » envisagée par son fondateur, il s’est transformé en un quartier réputé pour être dangereux. Le fameux guide de voyage Lonely Planet n’a pourtant pas hésité à affirmer que « dans l’ensemble, le quartier chaud le plus célèbre de Tokyo » était « relativement sûr » et surtout « intéressant à parcourir la nuit ». Il est vrai que depuis que les firmes Tôkyû Corporation et Tokyû Recreation se sont lancées dans des travaux de construction à l’emplacement du cinéma Milano-za, on peut penser que le Kabuki-chô est en train de se rapprocher de la « zone d’activité éthique » imaginée par Suzuki Kihei.

Le Kabukichô à l’heure actuelle (Photo : Pixta)
Le Kabuki-chô à l’heure actuelle (Photo : Pixta)

Le Golden-gai : un espace où le temps semble s’être arrêté

Le côté est du Kabuki-chô est bordé par le « chemin des quatre saisons » (shiki no michi), un parc-promenade aménagé à l’emplacement d’une ancienne ligne de tramway en service jusqu’en 1970. Au-delà, toujours en direction de l’est, on trouve le Golden-gai. C’est là que les autorités ont transféré le marché noir qui fleurissait du côté est de la gare de Shinjuku. Le Golden-gai a également abrité des activités de prostitution illégales jusqu’à ce que celles-ci soient totalement interdites par la Loi sur la prostitution de 1957. Il est ensuite devenu un des lieux de rendez-vous préférés de quantité d’intellectuels, écrivains, poètes, dramaturges, acteurs et autres musiciens, venus converser autour d’un verre dans l’un ses quelques 280 minuscules bars ouverts jusqu’à l’aube. (Voir nos articles « Le quartier Golden-gai de Shinjuku : un haut lieu de la prostitution devenu le paradis des buveurs » et « Comment apprivoiser les ruelles sombres du Golden-gai de Tokyo »)

Shinjuku, haut lieu de la contre-culture

Au bout d’un certain temps, la fruiterie de luxe Shinjuku Takano et la boulangerie-café Nakamuraya se sont installées dans des bâtiments modernes. En 1964, l’immeuble qui abritait Kinokuniya a été reconstruit et cette librairie dotée d’un théâtre situé dans le Kinokuniya Hall adjacent, est devenue une référence en la matière au Japon. Au même moment, les pièces de théâtre underground (angura) jouées sous un chapiteau rouge dans l’enceinte toute proche du sanctuaire shintô Hanazono jinja ont eu elles aussi un immense succès.

La sortie est de la gare de Shinjuku dans les années 1950. (Avec l’aimable autorisation du Musée historique de Shinjuku)
La sortie est de la gare de Shinjuku dans les années 1950 (Avec l’aimable autorisation du Musée historique de Shinjuku)

Dans les années 1960, les jeunes et les artistes ont pris l’habitude de se rassembler dans les cafés de Shinjuku où l’on jouait du jazz et de la musique branchée pour discuter d’art et de politique. Le célèbre café Fûgetsudô, fermé en 1973, a entre autres servi de refuge à des déserteurs américains opposés à la guerre du Vietnam qui cherchaient à rejoindre la Suède. L’ambiance était électrique comme en témoigne le producteur de cinéma et de théâtre Kuzui Kinshirô (1925-2014), qui dirigeait le cinéma d’avant-garde Art Theater Shinjuku Bunka où étaient projetés les films de la Guilde japonaise d’art théâtral (ATG). D’après lui, « dans ce quartier, on vivait nuit et jour des histoires bien plus intenses et bouleversantes que n’importe quel film ou pièce de théâtre. » Une remarque qui est peut-être toujours autant d’actualité dans le Shinjuku d’aujourd’hui.

Un quartier en perpétuelle transformation

A l’ouest de la gare de Shinjuku, il y avait l’usine de traitement des eaux usées de Yodobashi qui a longtemps alimenté les habitants de Tokyo en eau potable. Mais elle a fini par être considérée comme un obstacle au développement de cette partie de la ville. Tant et si bien qu’en 1965, elle a été transférée quelque 20 kilomètres plus loin, en direction de l’ouest. Elle a été remplacée par toute une série d’imposants gratte-ciel, notamment celui conçu par le grand architecte Tange Kenzô (1913-2005) pour abriter le siège du gouvernement métropolitain de Tokyo. Plusieurs grands magasins se sont par ailleurs installés du côté de la sortie ouest de la gare et c’est ainsi que Shinjuku est devenu l’un des quartiers commerçants le plus emblématiques de l’Archipel. Par la suite, d’autres gratte-ciel ont fait leur apparition aux alentours de la sortie sud de la gare et du côté sud du Kôshû-Kaidô, l’ancienne route de l’époque d’Edo.

En 1965, l’usine de traitement des eaux usées de Yodobashi, située à proximité de la sortie ouest de la gare de Shinjuku, a été transférée à une vingtaine de kilomètres de là, en direction de l’ouest. (Avec l’aimable autorisation du Musée historique de Shinjuku)
En 1965, l’usine de traitement des eaux usées de Yodobashi, située à proximité de la sortie ouest de la gare de Shinjuku, a été transférée à une vingtaine de kilomètres de là, en direction de l’ouest. (Avec l’aimable autorisation du Musée historique de Shinjuku)

 Une forêt de gratte-ciel a remplacé l’ancienne usine de traitement des eaux usées de Yodobashi, à la sortie ouest de la gare de Shinjuku. (Pixta)
Une forêt de gratte-ciel a remplacé l’ancienne usine de traitement des eaux usées de Yodobashi, à la sortie ouest de la gare de Shinjuku. (Photo : Pixta)

Les choses ont bien changé depuis le temps où la petite gare de Shinjuku a fait son apparition au milieu de nulle part, en 1885. Shinjuku est à présent un quartier débordant d’activité où les gratte-ciel étincelants voisinent avec de minuscules ruelles dignes de l’époque où on s’y livrait à des activités de marché noir. Et ça n’est pas fini. Un nouveau projet de réorganisation de cet espace urbain est déjà à l’œuvre. Au point qu’on pourrait comparer Shinjuku à la Sagrada Familia de Barcelone, dont le chantier semble ne jamais devoir prendre fin. Quoi qu’il en soit, on peut être à peu près certain que ce quartier aux mille et un visages va rester l’une des zones commerciales phare de l’Asie sans jamais perdre pour autant son caractère impertinent et ouvert à tous.

(Photo de titre : l’avenue Shinjuku en 1932. Avec l’aimable autorisation du Musée historique de Shinjuku)

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