Mathias Cormann, secrétaire général de l’OCDE : son analyse et ses recommandations pour le Japon

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Au cours d’une visite récente effectuée à Tokyo, Mathias Cormann, le Secrétaire général de l’OCDE, parle des derniers rapports de son organisation sur le Japon et des recommandations qu’elle formule en ce qui concerne les politiques de ce pays dans divers domaines, dont l’économie et l’énergie. L’interview est réalisée par Akasaka Kiyotaka, président de Nippon.com.

Mathias Cormann Mathias CORMANN

Secrétaire général de l’Organisation de coopération et de développement économiques depuis 2021. Avant cela, il a occupé les fonctions de ministre des Finances de l’Australie, chef de la majorité au sénat australien et sénateur fédéral représentant l’État d’Australie occidentale. Né en Belgique, il est titulaire d’un diplôme de droit de l’Université catholique flamande de Louvain. (Photo avec l’aimable autorisation de l’OCDE/Victor Tonelli ; certains droits réservés.)

Le point de vue de l’OCDE sur le Japon

— J’aimerais commencer par une question sur les observations essentielles figurant dans l’Étude économique 2024 de l’OCDE sur le Japon, et sur les principales recommandations qu’elle formule pour ce pays.

MATHIAS CORMANN  À vrai dire, je ne pense pas que quoi que ce soit que nous disons dans ce rapport va prendre au dépourvu qui que ce soit au Japon. Mais l’OCDE est toujours un « miroir » indépendant utile à tout pays — quelque chose qui facilite les conversations et les réponses politiques permettant de faire face à des problèmes souvent pérennes.

Nos recommandations visent principalement quatre domaines. L’un d’entre eux concerne la nécessité pour le Japon de s’engager à réduire sa dette publique. Dès avant la pandémie, celle-ci était déjà très élevée au regard des normes internationales. Aujourd’hui, après la pandémie et certains événements consécutifs, elle atteint environ 245 % du PIB. C’est pourquoi le rapport insiste sur la nécessité de s’en tenir à une trajectoire durable et soutenue de baisse de cette dette — en vue d’ouvrir un espace pour affronter certaines pressions financières intérieures, mais aussi de stimuler la résilience en prévision de chocs à venir.

Des opportunités existent du côté des dépenses comme de celui des recettes. L’un des grands domaines d’efficience des dépenses que nous identifions est celui du financement des soins de santé. Le Japon se démarque par rapport à la moyenne enregistrée dans l’OCDE, lorsqu’il s’agit, par exemple, de la durée des séjours hospitaliers. L’amélioration de la gestion de la santé pourrait se faire de façon à obtenir à la fois des progrès en termes de qualité et une baisse des coûts. Du côté des recettes, la possibilité existe de doper les chiffres en s’appuyant sur un renforcement de la croissance — d’où notre insistance sur la nécessité d’augmenter la productivité. Mais il existe d’autres mesures portant sur le volet recettes, notamment dans le domaine de la taxe à la valeur ajoutée. Au Japon, la taxe à la consommation est de 10 %, un chiffre indéniablement très inférieur au niveau moyen observé dans l’OCDE. Des augmentations marginales et progressives de la TVA pourraient améliorer la résilience des finances publiques.

Le second point que nous examinons est celui de la croissance de la productivité, un domaine où le Japon doit prendre des mesures. Les grandes enteprises investissent assez copieusement dans la R&D, mais dans le secteur des petites et moyennes entreprises on n’observe pas de comportement similaire à la hauteur adéquate. On peut aussi parler d’un manque de dynamisme dans les affaires, dans le sens où les entreprises peu performantes bénéfient d’une bonne protection contre la faillite. Un tranfert efficace du capital des entreprises moins productives vers les plus innovantes constituerait une importante contribution.

En troisième lieu, la croissance est également liée à des phénomènes comme le vieillissement de la population, la baisse du taux de fécondité et autres turbulences démographiques. La proportion des gens âgés de 65 ans et plus par rapport aux personnes en âge de travailler va continuer d’augmenter dans les décennies à venir. Un des points sur lesquels nous insistons est la nécessité de renforcer la présence des femmes et des travailleurs âgés au sein de la population active. Il faut offrir aux Japonais, dont la santé à un âge avancé s’améliore, la possiblité de travailler plus longtemps, et les encourager à le faire — nous avons été étonnés d’apprendre que 70 % des entreprises japonaises imposent à leurs employés un âge obligatoire de la retraite à 60 ans, ce qui est très jeune en vérité. La pension tombe à65 ans, et nous serions enclins à dire que l’âge de la retraite devrait être porté au-delà de ce chiffre. À n’en pas douter, il faut bien plus de flexibilité pour que les travailleurs âgés du Japon continuent de contribuer.

On voit donc que le Japon se doit d’agir dans divers domaines, depuis les mesures en vue de faire grimper le taux de fécondité jusqu’à celles visant à encourager la présence des femmes et des travailleurs âgés au sein de la population active, et à renforcer l’attractitivité du Japon auprès de la main d'œuvre étrangère.

Pour finir, le Japon a des objectifs ambitieux en relation avec le changement climatique. Il s’est engagé à parvenir à la neutralité carbone d’ici 2050, mais les orientations politiques actuelles ne vont pas dans ce sens. Le Japon doit appuyer sur l’accélérateur et renforcer certaines mesures s’il veut réaliser cet objectif qu’il s’est fixé pour 2050.

Mettre les recommandations en pratique

— En ce qui concerne le changement climatique, que dit le rapport à propos des questions liées à l’énergie ?

M.C.  La stratégie japonaise de la croissance verte se focalise sur l’hydrogène et l’ammoniac, qui ne sont pas encore rentables, ainsi que sur le nucléaire, qui se heurte à l’évidence à des problèmes d’acceptation sociale. Le doublement d’ici 2030 de la part du nucléaire dans le mix énergétique pourrait être une gageure. Le Japon doit faire montre de souplesse et envisager des scénarios de rechange et une planification d’urgence en cas de nécessité.

Nous avons recommandé dans plusieurs études que le Japon améliore son réseau énergétique de façon à faciliter le renforcement de la part occupée par les renouvelables dans la production d’électricité. Nous apprécions le fait qu’il y ait de grands projets en vue d’améliorer la tarification du carbone, et nous espérons que cela permettra au Japon de réaliser ses objectifs de neutralité carbone.

— Comme vous le savez, le Japon était un « bon élève » de l’OCDE il y a une soixantaine d’années, lorsqu’il s’apprêtait à rejoindre l’organisation. Jusqu’à quel point escomptez-vous que le Japon va tenir compte de vos recommandations cette fois-ci ?

M.C.  Je suis convaincu que c’est exactement ce qu’il va faire. Nous sommes aussi conscients que les gouvernements démocratiquement élus sont tenus de s’engager dans la gestion politique de la vitesse et de l’ampleur adéquates de l’application des réformes politiques — il est comparativement plus facile pour nous, qui ne sommes pas directement impliqués dans la mise en œuvre, d’expliquer ce qu’il convient de faire, mais le gouvernement, qui est responsable devant le peuple, se doit d’obtenir le soutien de celui-ci.

Il reste important de réaffirmer et de répéter régulièrement ces recommandations, en insistant sur leur pertinence. Nos contributions sont un élément clef du débat public, dont nous espérons qu’il aidera le gouvernement japonais à mobiliser le soutien public dont il a besoin pour procéder aux réformes réclamées par le pays. Pour être en mesure d’appliquer avec succès des réformes importantes, les gouvernments ont besoin du soutien du public — et que ce soutien s’appuie sur une débat adéquat, fondé sur des preuves elles mêmes fondées sur des données, et sur une justification rationnelle de la nécessité de certaines réformes. C’est à cela que nous essayons de contribuer.

— Au Japon, bien sûr, les gens détestent l’idée de hausses des impôts. Il est plus ou moins admis que le taux de 10 % de la taxe à la consommation est relativement bas, mais il sera difficile de le relever.

M.C.  Il n’existe pas de choix faciles. Sachant que la dette publique atteint 245 % du PIB et que les taux d’intérêt vont probablement grimper, de même que les coûts liés au service de la dette, faute d’une détermination à faire baisser cette dette, la part du service de la dette dans le budget va s’accroître au fil du temps, ce qui veut dire qu’il y aura moins d’argent disponible pour la santé, l’éducation, les transports, la défense, etc. Il n’y a rien de magique là dedans. Il existe trois façons d’améliorer la situation financière du budget : augmenter les recettes via un renforcement de la croissance, augmenter les recettes via une augmentation des impôts, ou réduire les dépenses. Et, politiquement parlant, la réduction des dépenses n’est pas facile à mettre en œuvre.

Nous pensons qu’il existe au sein du budget japonais une marge de manœuvre pour augmenter l’efficacité des dépenses, en laissant les ressources aujourd’hui disponibles prendre de l’expansion et en obtenant de meilleurs résultats à un coût inférieur. Au bout du compte, toutefois, en vue de revenir à un budget équilibré, voire à un excédent budgétaire susceptible de réduire le fardeau de la dette, il faut que, quelque part en cours de route, les recettes augmentent. La taxe à la consommation offre un moyen efficace, exempt de distorsions, de se procurer un supplément de recettes, et ceci peut se faire à petites doses. Mais plus on attend pour s’attaquer sérieusement aux problèmes, plus ils sont difficiles à résoudre.

— En termes de politique monétaire, vous ne recommandez pas la précipitation dans le durcissement de l’orientation politique.

M.C.  À vrai dire, il ne nous viendrait jamais à l’idée de recommander une politique hâtive. [rires] Mais il nous apparaît évident que le Japon est arrivé à un tournant en ce qui concerne les perspectives d’inflation, après plusieurs décennies d’inflation très basse ou même de déflation. Nous pensons que l’inflation va probablement se stabiliser aux alentours de 2 %, ce qui ouvre le champ à un resserrement lent et constant de la politique monétaire.

Les tâches du Japon au cours de l’année qui vient

— Le Japon préside cette année la réunion du Conseil de l’OCDE au niveau des ministres. Qu’attendez-vous du gouvernement japonais dans ce rôle ?

M.C.  La présidence du G7 par le Japon en 2023 a été un franc succès, et nous sommes donc très excités à l’idée que le pays va présider notre réunion cette année. Une grande opportunité nous est offerte de tirer parti d’un certain nombre de réussites du processus du G7. Le monde a besoin de davantage de coopération internationale, davantage de multilatéralisme. Il y a beaucoup d’incertitudes et de tensions géopolitiques, et nous sommes confrontés à des défis structurels importants comme le changement climatique, ou la meilleure façon de faire face à l’accélération du passage à l’ère numérique, en profitant des avantages tout en gérant mieux les risques de perturbations, liés notamment à l’intelligence artificielle. C’est un domaine pour lequel le Premier ministre Kishida Fumio a manifesté beaucoup d’intérêt.

Nous passons en revue tout le spectre de la politique économique, environnementale et sociale pour proposer des solutions aux problèmes en permanente évolution de notre époque. Nos tâches consisteront à contribuer à l’optimisation de la réduction des émissions via une politique adéquate et une meilleure coordination, contribuer à faire en sorte que nous ayons des paramètres politiques sensés en termes de numérique et d’IA, reforcer l’efficience des marchés mondiaux via des chaînes d’approvisionnement résilientes — un objectif prioritaire de la présidence japonaise du G7, et qui le restera pour notre réunion du Conseil au niveau des ministres — et bien sûr renforcer notre engagement au côté de la région indo-pacifique. La demande formulée par l’Indonésie d’ouverture de pourparlers en vue de son adhésion a été un jalon important.

Cette année est celle du 70e anniversaire de l’entrée du Japon à l’OCDE, mais aussi celle du 10e anniversaire du Programme régional pour l’Asie du Sud-Est, lancé en 2014 par l’ancien Premier ministre Abe Shinzô. C’est un événement très stimulant que de voir l’Indonésie lever la main pour solliciter son adhésion au point où nous en sommes, et un sujet sur lequel j’espère que nous saurons focaliser notre attention lors de la réunion du Conseil au niveau des ministres.

— Vous attendez-vous à ce que d’autre pays, comme Singapour, la Malaisie ou le Viet-Nam emboîtent le pas ?

M.C.  Je vais justement rencontrer le vice-premier ministre thaïlandais la semaine prochaine lors du Forum économique mondial de Davos, et ce sera l’un de nos sujets de discussion. Singapour et le Viet-Nam sont d’autres cas, mais c’est à eux qu’il incombe de déterminer la vitesse à laquelle ils entendent mettre à profit cette opportunité.

— Nous espérons voir l’OCDE continuer de jouer un rôle important dans tout le spectre des programmes à l’ordre du jour sur l’échiquier international.

M.C.  Merci. Nous allons faire de notre mieux !

(D’après un entretien qui a eu lieu le 11 janvier 2024 à Tokyo. Toutes les photos : Nippon.com)

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